Le lendemain matin, Jiya retrouve tout le monde à neuf heures au briefing comme prévu. La discussion est détendue, sereine. Liem et Marie ont visiblement fait leur footing. Marie a des cernes, mais elle a l'air de bonne humeur. Katy est un peu plus taciturne. Mais personne ne semble trop ressasser le 3-0 de la nuit dernière.
– Bon », démarre Blinks avec entrain. « Est-ce que quelqu'un peut me dire, outre le fait qu'on n'était pas en pleine possession de nos moyens, pourquoi on s'est fait piétiner hier ? »
Les discussions vont bon train. Jiya surveille Liem du coin de l’œil. Il est détendu dans un gros coussin, et laisse les filles et Blinks faire l'essentiel du travail. Tu dois être satisfait que ça se passe aussi bien. Pourtant, quelque chose semble le tracasser pendant un moment. Une lueur dans ses yeux, l'espace de quelques instants. Du doute. Ou de la tristesse. Le sentiment passe vite. Les autres n'ont rien vu, c'est certain. Blinks insiste sur les fondamentaux de déplacement sur la faille, les timings, la gestion des vagues, et Jiya l'écoute d'une oreille distraite. Son cerveau est parti sur une tout autre piste. Elle n'a fait que jeu égal avec le midlaner adverse, qui n'est pourtant pas connu pour être une foudre de guerre, surtout sur les héros qu'ils avaient sélectionnés. Son jeu s'est relâché ces derniers mois, et elle ne peut pas se le permettre. Elle sait qu'elle va devoir mettre des heures en plus, mais elle ne sait pas comment faire. Peut-elle laisser la gestion à Blinks et à Liem ? Doit-elle le faire ?
Après une heure et demie de discussion, ils prennent une pause. Ils ont listé énormément de points d'amélioration, mais, comparés à ceux du mois dernier, ce sont presque des détails. Il est clair que l'équipe avance. Liem avait raison : comme elles n'ont jamais appris la théorie du jeu en groupe, elles n'ont rien à désapprendre. Liem et Blinks sortent de la pièce pour aller chercher des boissons chaudes pour tout le monde.
C'est le moment que Marie choisit pour prendre la parole :
– Jiya, comment tu fais pour gérer le sexisme ? »
La jeune femme est surprise un instant. Elle se tourne vers Marie, qui la regarde d’un air sérieux. À côté, Katy est redevenue attentive. La question est pertinente, mais je ne suis pas sûre d'avoir la réponse. Elle hésite, cherche ses mots un moment :
– Je crois que le plus dur, c'est de faire en sorte que les mots ne restent pas. Qu'ils glissent sur moi une fois que je les ai entendus, ou que j'y ai répondu. Assez souvent, j'arrive à le transformer en une froide résolution. Ensuite, j'utilise un étrange petit ajustement mental : je me dis que la pensée qu'une fille est en face doit mine de rien les perturber aussi, donc qu'à ce jeu, ils ne gagnent pas toujours. Ça me calme, quelque part. Je crois que l'important c'est ça : d'avoir une pensée tranquillisante qu'on peut déclencher quand on se sent agressée. »
– Ou que quelqu'un peut déclencher pour nous ? », suggère Katy.
Jiya lève les yeux, surprise :
– Oui, ça pourrait marcher. Dans certains cas, vous trouverez que votre résolution augmente encore votre efficacité. Mais gardez à l'esprit que ça prendra du temps à acquérir, même avec une détermination sans faille. Que certaines remarques vous blesseront plus que d'autres. Et que vous ne vous protégerez donc pas de tout immédiatement. Par exemple, je suis sûr que j'aurais encore du mal à encaisser qu'une joueuse m'appelle "La Traîtresse". »
Marie semble se perdre dans ces pensées à ce moment-là. Personne ne dit rien pendant un moment. En bas, Jiya entend le bruit du percolateur. Elle ne sait pas quoi dire de plus. En fait, sa dernière réflexion la plonge dans un abîme de pensées peu réjouissantes. Clairement, son blindage est loin d'être parfait à elle aussi. Elle va devoir compter sur ça. Je ne suis pas sûre de pouvoir vous servir de modèle, les filles. Mon passif est bien trop lourd.
– Je crois », commence Marie, « que, si vous voyez que je sombre, il suffira de me dire "On est toutes avec toi". Ça devrait me rappeler que je ne suis pas seule, et que les types en face ne valent pas mieux que nous. »
C'est au moment où Liem et Blinks entrent avec les boissons que Katy hoche la tête elle aussi en répétant, convaincue : « On est toutes avec toi ».
Décidément, les filles, vous n'avez pas fini de me surprendre.