Il fallut l'aide de plusieurs personnes pour relever le cheval et le faire sortir de la piste. Tout le temps que dura l’opération, les murmures allèrent bon train dans l’assistance. Je tendis l’oreille sans réussir à entendre quoi que ce soit de ce qui se disait. L’air de rien, j’allai m’asseoir sur un siège non loin d’un homme qui scrutait l’accident au travers de ses jumelles, la bouche tordue en un arc résolument pessimiste. Les personnes qui l’accompagnaient semblaient elles aussi attendre son verdict, mais il ne disait rien.
Les secours étaient arrivés dans une voiturette. Après avoir échangé quelques mots avec eux, le jockey, sonné mais en un seul morceau, partit dans leur véhicule. Le cheval fut emmené, à pied en ce qui le concernait, et la piste resta complètement vide et silencieuse.
Je cherchai des yeux les haut-parleurs, me demandant si on n’allait pas bientôt nous délivrer des informations sur l’état de l’animal et de son cavalier. Le temps passant, je compris qu’il n’en serait rien. Autour de moi, l’agitation retombait. On n’entendait plus que le sifflement du vent qui s’intensifiait. Je rentrai le menton dans mon col et baissai la tête pour me protéger.
L’envie me prit de gagner un rang plus abrité. Balayant les tribunes du regard, je me relevai en m’appuyant au rebord du siège devant moi. J’avais l’embarras du choix, mais aucune place ne m’attirait. À bien y réfléchir, je n’avais plus tellement envie d’assister à des courses. L’image de la chute était encore trop présente à mon esprit. Pourtant, les gens n’avaient plus l’air très inquiets. Plusieurs turfistes avaient sorti des journaux ; ils bataillaient contre le vent pour les garder ouverts à la page qui les intéressait. Je tâchai de me persuader que ces habitués étaient plus avisés que moi. Ce qui venait de se produire n’était qu’un incident mineur, regrettable mais ordinaire. Le mieux à faire était de ne plus y penser.
Tandis que je réfléchissais, toujours agrippées au siège, les jointures de mes mains avaient blanchi. « C’est le froid », me dis-je. Et puisque j’étais debout, je décidai de m’activer un peu pour me réchauffer.
Je quittai les gradins et me mis en quête des écuries en me rappelant la direction prise par les chevaux en sortant. L’hippodrome était vaste, il me fallut un bon moment pour en faire le tour et commencer à entendre des claquements de sabots sur des dalles en béton. Ceux-ci me guidèrent jusqu’au bâtiment recherché. J’avançais d’un pas prudent, pas sûr d’avoir le droit d’être là. Mais parmi les personnes affairées, aucune ne se préoccupait de moi. Aussi me risquai-je à l’intérieur des écuries qui abritaient des résidents passablement agités.
Un cheval que je ne voyais pas de là où j'étais hennissait de toute la force de ses poumons. Ses cris étaient des vagissements sauvages où roulaient des trémolos glaçants. Crispés, plusieurs animaux autour de moi s'étaient mis à piaffer et à donner des coups dans la porte de leur box. Derrière les barreaux, j’aperçus des créatures aux veines saillantes qui ne formaient pour moi qu’un sombre amas mouvant. Une fois ou deux, ils jetèrent sur moi un œil blanc empli d’horreur qui seul me permis de repérer leur tête. Je serrai les dents en sentant leur angoisse se distiller dans mes nerfs.
Plus loin dans le couloir de l'écurie, un petit rassemblement s'était formé autour de la source des hurlements. Un groom s'en détacha et s'avança dans ma direction pour tâcher de calmer les chevaux effrayés. Il passa devant moi sans me voir, concentré sur son objectif. Je l'observai rajouter au vacarme en faisant grincer sur ses rails la porte d'un box. Sa tête d'abord disparut à l'intérieur, puis tout son corps. Il eut avec la bête une conversation secrète dont je perçus les chuintements à travers la cloison. Des chuchotements nerveux, des réponses raturées. Le groom ressortit après quelques instants pour empoigner un licol qui pendait à un crochet. Il rejoignit le cheval, la porte coulissa de tout son poids et je m'écartai juste à temps pour laisser passer un fantôme gris qu'on avait résolu d'emmener prendre l'air. Plaqué contre le mur, je crus fondre sous la tension du pur-sang, aussi grand que moi, qui me contourna d'un pas chassé et courut vers la lumière du dehors.
Je fixai moi-même cette lumière blême une longue minute, suivant la silhouette de la bête qui rapetissait au loin. Lorsque je tournai de nouveau mes regards vers le fond de l'écurie, tout me sembla plus sombre. Je fis quelques pas aveugles vers le drame, captai quelques débris de la conversation :
- Ça se présente mal.
- C'est fichu.
Je contractai mon poing et sentis dans mes doigts la raideur qui s’était installée quand j’avais serré le siège.
- C'est fini pour elle.
À ce moment-là, un terrible hennissement rappela ceux qui avaient précédé et je vis le cheval bai à la pelote dresser son encolure au-dessus des têtes, dominer leur cercle étroit, l'écraser de sa vigueur.
- Il vaut mieux mettre un terme à ses souffrances.
Je ne comprenais pas. Les paroles qui me parvenaient étaient en contradiction totale avec ce que m’offrait ma vue. Peut-être tous ces dos tournés discutaient-ils d'une chose cachée, toute autre que le sort de l'animal geignant. Un homme rouvrit encore la bouche pour renchérir sur ce qui venait d'être dit. Le cheval recommença à s'agiter, plus violemment qu'il ne l'avait fait jusque là, soulevant un tonnerre d'angoisse dans toute l'écurie, comme si lui comprenait ce que le tumulte et l’émotion m’empêchaient de saisir…
Son regard se posa sur moi. Je retins mon souffle. Il émit un hennissement plus doux mais aussi plus pénétrant que les autres. J’avais l’impression qu’il m’appelait, qu’il recherchait mon soutien. C’était sûrement mon imagination, mais il était trop tard pour la calmer. Elle s’était déjà emballée. Les oreilles du cheval se tendirent dans ma direction, ses naseaux se dilatèrent et j'eus l'intime conviction qu'il respirait l'odeur que j'avais sur moi. Une idée folle me traversa. L'odeur de Sacha. Il reconnaît sur moi l’odeur de Sacha. Je repoussai cette illusion aussi loin que je pus, mais elle avait déjà remué quelque chose en moi, dont j’avais à peine conscience. Je me forçai à trouver un brin de lucidité, mais j’étais dans le flou, toujours dans le flou.
- Faites ce que vous avez à faire, doc.
Il s’était remis à pleuvoir, les gouttes frappaient bruyamment le toit de l’écurie, ajoutant encore au vacarme, et les toiles d’araignées suspendues dans les coins se balançaient dans le courant d’air. Je les regardais, je ne pensais pas. Je ne pensais plus.
- Attendez ! Vous… Vous n’allez pas faire ça ?
Le cri m’avait échappé, assez fort pour être entendu malgré le tapage.
L'assistance se retourna vers moi comme un seul homme.
- Vous êtes ? demanda le plus vieux de la bande, au crâne dégarni, aux rides sèches.
Au point où j’en étais, j’ignorai sa question :
- Dites-moi que vous allez lui apporter des soins ?
- Vous savez ce que représente une fracture pour un cheval ? répliqua le vieil homme.
Je ne le savais pas. Mais je ne pouvais croire qu'une telle blessure condamne un animal si plein de fougue.
Mon interlocuteur échangea un regard avec un homme agenouillé qui examinait le membre invalide : le vétérinaire. Celui-ci, à son tour, prit la parole, posant le diagnostique :
- Elle ne pourra plus être montée.
Ces mots firent tout basculer. J’oubliai l’histoire fantasque du cheval de Sacha. À cet instant, seule m’importa la situation révoltante face à laquelle je me trouvais et qui me précipita dans la harangue :
- Vous n'avez pas le droit d'exploiter un animal et puis de le priver de sa vie parce que vous jugez qu'il ne vous servira plus !
- Monsieur est éleveur ?
- Non.
Il émit une sorte de ricanement. Un de ses assistants lui tapota l'épaule :
- Vous n'avez pas à avoir cette conversation.
Le vieux reprit cependant, la voix échauffée :
- Les gens comme vous, ils savent juste laisser souffrir les bêtes. Moi, ça fait trente-cinq ans que je fais courir des chevaux, je sais prendre mes responsabilités.
Ce genre d’attitude suffisante ne m’inspirait que le plus grand mépris. L’homme avait prononcé ces mots sans me regarder. Il aimait juste s’écouter parler. Il aurait poursuivi, peut-être, si là-dessus le vétérinaire n’avait pas attiré son attention.
- Je vais chercher mon matériel, dit-il.
Je le regardai s'éloigner en sentant mon cœur s'accélérer.
- Mais enfin, regardez la vitalité du cheval ! Vous êtes vétérinaire, oui ou non ?
Je criais dans le vide. Tout le comité, à commencer par le vieil homme, n’était plus disposé à me prêter la moindre attention. Le cheval tirait sur les longes qui le retenaient de chaque côté de sa tête, l'œil de plus en plus fou. Devait-il vraiment mourir ?
- Un peu de bon sens ! suppliai-je.
Comme on s’obstinait à m’ignorer, je m’emportai de plus en plus, jusqu’à ce que le vieux, franchement irrité, menace d’appeler la sécurité.
- Hé oh, qu’est-ce qui se passe ici ?
Tout le monde se tut. Je crus que c’était le vétérinaire qui revenait avant d’apercevoir une silhouette vêtue de bleue. L’homme nous rejoignit. Il pressait une poche de glace contre son front et sa manche relevée laissait voir une méchante ecchymose sur son bras. Je compris que c’était le jockey, qui s’en était sorti avec plus de peur que de mal. Il fronçait les sourcils, comme pour signifier que nos cris accentuaient sa migraine. L’un des hommes présent lui exposa rapidement la situation et je vis son visage blêmir quand on évoqua ce qui attendait son partenaire à quatre pattes. Visiblement, on ne l’avait pas encore informé de la décision.
- Monsieur trouve que c’est du gâchis, conclut le propriétaire en me jetant un sale regard.
Le jockey tourna la tête vers moi, puis vers le vieux, puis de nouveau dans ma direction.
- Vous êtes intéressé pour la racheter ? C’est ce que vous voulez dire ?
- Quoi ? sursautai-je.
Le vieux tiqua, aussi surpris que moi.
Mon cerveau mit du temps à comprendre la proposition que le jockey me faisait, la solution qu'il me suggérait. J’aperçus dans un coin de mon champ de vision la silhouette du vétérinaire qui revenait chargé d'une mallette.
- Ah, oui ! Je veux dire, oui ! m'écriai-je impulsivement.
- Mais qu'est-ce que c'est que ces conneries ? grogna le vieil éleveur.
L’expression du jockey était baignée d’une lueur rusée. Je compris, en lui lançant un regard, qu’il était de mon côté. L’alternative que je représentais le soulageait. Il avait sans doute une idée en tête et me poussait à lui faire confiance, mais ce n’était pas sans mal.
- Je vous l'achète pour une somme symbolique, répétai-je en sentant le sang se retirer de mon visage. Nous n’aurez pas à prendre en charge les frais de vétérinaire. Même si ce n'est pas de beaucoup, vous y gagnerez.
La panique devait se lire dans mes yeux et mon souffle. L'homme me jaugea avec un air sceptique.
- Est-ce que vous avez une idée du coût et des risques d'une opération ?
À ce moment, un mensonge me vint à l’esprit. J’avais trouvé le rôle parfait pour apparaître sous un jour nouveau et transformer l’image de gamin inconscient que mon adversaire se faisait de moi :
- Écoutez, je travaille pour une association.
La ruse fonctionna. Aussitôt, l’homme perdit un peu de sa contenance et inclina légèrement la tête. Il ne me regardait plus de haut. Bien qu’il cherchât à le cacher, il redoutait le scandale.
- Si j'étais à votre place, j'accepterais, intervint soudain mon complice. Ce sera son problème.
Je réprimai mes tremblements et sortis mon porte-feuille de ma poche pour montrer mon assurance. Toutefois, le vieux semblait conserver des doutes. Après tout, j’avais été tout sauf professionnel et je ne lui avais même pas donné le nom de mon organisme. Il échangea un regard avec ses comparses, l’air d’attendre que l’un d’eux lui explique la blague. Mais dans le fond il n’y avait pas d’entourloupe : je voulais seulement que le cheval vive. Alors, il prit sa résolution, et il le fit avec une expression cruelle, comme s’il savait parfaitement dans quel bourbier je m’enfonçais et qu’il se réjouissait personnellement de mes emmerdes à venir.
Tout s’enchaîna trop vite pour que je puisse en fixer clairement le souvenir. On m'apporta des papiers que je dus signer, près de défaillir. L'ancien propriétaire me donna une poignée de main formelle, dénuée de sentiments. Puis il mit les voiles, suivi de son cortège. Lorsqu’ils eurent quitté l’écurie, je cherchai l’approbation de mon unique allié en m’efforçant de respirer profondément. « Et maintenant ? » demandait ma mine défaite. Le jockey semblait relire les documents par-dessus mon épaule, vérifiant que tout était en ordre. Satisfait, il me gratifia d’un signe du menton sincère, rassurant. J’attendais la suite du plan. Les yeux dans les yeux, il m’appliqua sur l’épaule une claque de félicitations.
Et, avant que j’aie pu réaliser, il était parti. Seul demeura le vétérinaire qui s'était mis à prodiguer ses soins. Autour de nous, le monde était soudain très calme. L'affolement qui torturait le cheval retomba. Désormais, ses cris ne contenaient plus que de la douleur.
L’autre n’avait jamais eu l’intention de m’accompagner dans cette aventure. Il avait offert une deuxième chance à son cheval, c’était tout ce qu’il espérait. Le reste, il me laissait me débrouiller avec. Je me retrouvais comme un con, il n’y avait pas d’autre mot.
D’un coup, je me sentis affreusement seul. Je n’avais pas prévu que les choses tournent ainsi. Ça ne pouvait pas être réel, c’était un cauchemar. Un cauchemar de cinq cents kilos. Je ne voulais plus de cette responsabilité dont je venais de m’encombrer. Au moins, il me fallait en déposer une partie, en partager avec quelqu’un ne serait-ce qu’un fragment.
Je sortis mon téléphone d'une main vacillante et m’apprêtai à sélectionner un numéro dans mon carnet d'adresses. De l’autre main, je dépliai maladroitement les papiers que j'avais froissés en les serrant trop fort et les examinai une nouvelle fois pour réfléchir à ce que j’allais dire. J'appris que mon cheval était en fait une jument. Une jument de six ans qui avait pour nom Symphonie. « Le genre avec un I et un Y et tu ne sais jamais lequel vient en premier », me chuchota une voix. J’en tirai un très léger apaisement. La coïncidence était troublante. Ce jour-là, je crus un peu au destin.
Mes deux bras, celui tenant le téléphone, et l’autre, avec ses papiers, retombèrent le long de mon corps. J’osai enfin me retourner sur la réalité. Les oreilles rabattues en arrière, Symphonie semblait une proie fragile sur ses longues jambes de biche. Sa peau extraordinairement fine, qui laissait transparaître tout le réseau des muscles et des veines, devait s’égratigner au moindre frottement. Elle avait une préciosité de porcelaine. Et moi, je l’avais sauvegardée. Doucement, j’approchais la main, sans aller jusqu’à la toucher : son souffle de feu sur mes doigts gelés me rappela ma petitesse à ses côtés. En dedans d’elle, il y avait un moteur, une chaudière, un cœur incandescent. J’essayai d’imaginer ce que cela ferait de côtoyer cette force tous les jours. Je me demandais si j’en ressortirais indemne : l’attraction qu’elle exerçait était puissante. Pas étonnant que Sacha y soit sans cesse ramené.
Un souffle d’admiration s’était frayé un chemin à travers mes angoisses. Celles-ci étaient toujours bien présentes, mais peut-être n’avais-je pas besoin d’envisager les choses de manière si dramatique. Il pouvait aussi sortir du bon de cette situation.
D’abord, j’allais raconter à Sacha ce qui venait de se passer. Le laisser juger de l’accident – ou du miracle – par lui-même. Nous verrions quoi faire dans un second temps.
Enfin, je m’éloignai de quelques pas, décrochai mon téléphone et écoutai résonner la sonnerie en me rongeant l’ongle du pouce.
- Allô ? répondit-on à l'autre bout du fil.
- Ouais, Raph ? J'ai besoin de ton aide.
- Pourquoi ?
- J'ai acheté un cheval.
- Répète, je crois que j'ai pas bien entendu.