Je me réveillais dans une forme olympique.
J’avais ouvert les yeux à la seconde précise où mon réveil avait commencé à sonner, et ma main avait jailli de sous les couvertures comme une fusée pour l’arrêter.
J’avais été si rapide, qu’Améthyste qui dormait encore à côté de moi, n’avait même pas eu le temps d’être réveillée par la sonnerie.
Je sortais donc du lit d’un mouvement fluide et rapide, portée par une excitation inconnue. Je n’avais jamais été aussi en forme au saut du lit, comme si je pouvais courir un cent mètres haies.
C’est avec un joyeux sourire aux lèvres que je me dirigeais vers la salle de bain, m’étirant longuement devant le miroir après m’être déshabillée. Et à bien y regarder, j’avais l’impression que ma peau était plus belle que d’habitude.
— C’est curieux… pensais-je en dévisageant mon reflet. Même avec Cool Cat, je ne me suis jamais sentie aussi confiante et joyeuse...!
— Oh, c’est tout à fait normal ! déclara une voix qui me fit sursauter.
Je tournais immédiatement la tête en direction de la baignoire, croisant soudainement le regard de Tabita Shôgi. Mais le plus surprenant fut, justement, mon absence de surprise. Plus rien ne m’étonnait venant d’elle. Je soupirais donc en attrapant une serviette pour cacher un minimum mon corps.
— Bonjour, Shôgi, la saluais-je sans conviction. Et puis-je savoir ce qu’il y a de si normal ? demandais-je en haussant un sourcil.
— Eh bien, chez l’être humain, commença-t-elle en s’emparant de mon précieux savon intime. L’orgasme déclenche une grande production de dopamine, d’endorphines, de sérotonine et d’ocytocine, entre autres. Ton humeur est simplement le résultat de ta folle soirée. Et d’ailleurs, comme il est de coutume de dire sur ma planète, félicitation pour ta première fois ! conclut-elle avec un sourire qui semblait étrangement sincère.
Je fis alors quelques pas rapides dans sa direction et lui repris des mains mon précieux flacon de Saforelle :
— Si vous permettez, j’ai des besoins spécifiques concernant ce savon ! la réprimandais-je.
— Je le sais, oui, j’allais justement te proposer de…
Elle ne put heureusement pas finir sa phrase, puisque je venais de l’éclabousser avec l’eau du bain qu’elle s’était fait couler.
— Ah, les humains et leur pudeur excentrique… soupira-t-elle en essuyant l’eau qu’elle avait reçue dans les yeux. Enfin bref, nous devons parler, viens me rejoindre, proposa-t-elle en ramenant ses jambes vers elle.
La part coréenne en moi n’étant pas étrangère au concept de bain social, je fus tentée d’accepter sans broncher. Cependant, la nature intrusive de Shôgi m’avait vexée cette fois-ci, et je voulais le lui faire savoir.
— Oh, mais je le sais déjà ! déclara-t-elle, me faisant écarquiller des yeux. Mais je suis la Shôgi de ma planète, en plus d’être bien plus âgée que toi ! Je me permets donc certaines choses.
— Vous pouvez lire mes pensées ? demandais-je en retirant ma serviette.
— Non, je peux juste les deviner, répondit-elle.
Je me glissais donc dans le bain avec un soupir de contentement. La température était idéale.
— Et quel âge avez-vous ? demandais-je sans plus me soucier de la bienséance.
— Je vais sur mes trois-cents ans.
J’écarquillais de nouveau les yeux avant de la fixer en haussant les sourcils.
— Quoi ? fit-elle l’air de rien. La régénération cellulaire totale n’a rien de compliqué. Tu veux que je t’explique d’où je viens ? Tu y croirais encore moins, dit-elle sur le ton de la conversation.
Puis elle soupira d’aise et posa ses coudes sur les rebords de la baignoire.
— J’aimerai bien en effet… répondis-je en la détaillant des pieds à la tête. Plus j’y pense, et plus je trouve suspect que vous ayez autant l’air humaine…
Et tandis que je la détaillais, mon regard s’attarda malencontreusement sur son entrejambe, ce qui me fit détourner le regard immédiatement. Mais cela ne m’empêcha pas de sentir le rouge me monter aux joues.
— Quoi ? Tu trouves que ça fait mauvais genre de l’épiler complètement ? me demanda-t-elle en haussant un sourcil.
— Ce n’est pas la question ! Veuillez me répondre s’il vous plaît ! déclarais-je en perdant légèrement le contrôle de mon accent anglais.
— Bon, j’imagine que je n’ai pas le choix… soupira-t-elle avant de prendre une profonde inspiration.
Avant que l’espace et le temps n’existent, l’univers était dans un état inconnu, que les scientifiques de chez moi ont baptisé le « néant primordial », déclara-t-elle en levant l’index.
— Cela risque de prendre du temps si vous commencez votre histoire par la création de l’univers, fis-je remarquer en soupirant.
C’est alors qu’une petite sphère métallique commença à se former sur le bout de son doigt, tandis que l’étrange gemme qui saillait de son front semblait scintiller et vibrer légèrement. C’était comme si elle pouvait ordonner à d’infimes particules de se rassembler… J’étais d’ailleurs persuadée qu’elle avait usé de cette même technologie pour dessiner mon tatouage.
— Mais comme ce « néant primordial » était instable, continua-t-elle comme si de rien n’était. Il a fini par s’effondrer sur lui-même.
À ces mots, la sphère de la taille d’une bille qui s’était formée au bout de son doigt sembla s’étirer vers le bas, comme si l’on tirait sur un morceau de chewing-gum, formant une sorte de cône.
— Aujourd’hui encore, il continue de s’effondrer, expliqua Shôgi avant de me désigner le dessus de l’étrange cône. À cet endroit se créa un premier univers. Et juste en dessous, quelques millions d’années plus tard s’était créé un second univers, expliqua-t-elle avant de faire glisser son doigt le long du cône qui ne cessait de s’étirer. Et ainsi de suite, d’autres univers furent créés, par couches, et d’autres continuent d’être créés au moment où nous parlons…
D’un geste du poignet, elle dissipa son étrange maquette, avant de s’étirer longuement, bâillant sans retenue, puis s’enfonçant un peu plus dans l’eau du bain.
— Je viens du premier univers, le tien est le deuxième, continua-t-elle. Entre deux univers voisins, il n’y a quasiment aucune différence, comme s’ils étaient le reflet l’un de l’autre, à quelques détails près. Le mien est simplement l’aîné du tien, de quelques millions d’années à peine.
— J’émettrai quelques doutes sur votre notion de « à peine », répondis-je en me passant une main sur le front. Et j’imagine donc qu’en réalité, vous venez de la planète Terre du premier univers, qui est plus âgée et légèrement différente… ce qui explique à la fois les similitudes et les différences entre vous et un être humain, concluais-je.
— Voilà ! Tu sais tout, déclara Shôgi avant d’éclater de rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? demandais-je alors.
— C’est l’explication simplifiée que l’on donne aux enfants de ma planète, ça m’a rappelé de bons souvenirs, expliqua-t-elle sans retenue.
— Je vois… c’est vrai que vous devez avoir une vie, des souvenirs, de la famille même. Autant de choses que vous avez laissées derrière vous pour venir accomplir votre mission ici. Mais quelque chose me tracasse…
— Je t’écoute.
À ces mots, elle attrapa ma bouteille de shampoing et entreprit de se laver les cheveux. Cette discussion n’avait rien d’extraordinaire pour elle. Et je n’aurais pas su dire si elle agissait de manière aussi désinvolte pour m’inspirer confiance, ou si elle était réellement aussi insouciante.
Je pris une brève inspiration et formulais ma question :
— Si vous êtes en mission officielle sur notre Terre, pourquoi ne pouvez-vous pas agir librement ? Pourquoi avez-vous besoin de moi ?
Ce disant, je pris la bouteille de shampoing à mon tour et entrepris de me laver les cheveux. Autant faire d’une pierre deux coups, me dis-je.
L’extraterrestre se rinça alors la tête de la manière la moins gracieuse possible, en plongeant sa tête sous l’eau. Après quoi, elle essuya l’eau qui lui coulait sur le visage et plaqua ses cheveux en arrière.
— Parce que j’agis contre l’avis de mes pairs, expliqua-t-elle simplement. Le haut conseil n’était pas favorable sur le principe de m’envoyer sur la Terre 2, la tienne, même en tant que simple observatrice. Mais je l’ai fait quand même, vu que votre civilisation est vouée à disparaître bientôt…
— Attendez, quoi ? m’étonnais-je tandis que je me rinçais la tête avec le pommeau de douche. Comment ça, « vouée à disparaître » ?
Je ramenais ensuite mes cheveux en arrière et tentais de les essorer un peu.
— Oui, je dirais d’ici à peine deux ou trois siècles, reprit Shôgi qui avait de nouveau pris ses aises. Et les humains vont fatalement finir par s’entre-tuer lorsque les ressources limitées desquelles vous dépendez viendront à manquer. D’ailleurs, la pollution va fatalement accélérer le processus.
— Et vous vous êtes donné la peine de voyager entre deux dimensions parallèles, uniquement pour jouer le Lorax ? soupirai-je.
— Très drôle, fit-elle avec un sourire en coin. Mais justement, non. Je pensais vous observer afin de confirmer la date de votre disparition prochaine, mais… j’ai fini par tomber amoureuse de cette Terre, fit-elle d’un ton rêveur. Alors j’ai décidé de vous empêcher de disparaître. Mais il fallait que je le fasse en faisant en sorte que ça ait l’air d’être votre idée, tu comprends ? demanda-t-elle en haussant un sourcil.
Elle fit alors un vague geste du poignet, et je vis de nouveau les infimes particules qu’elle commandait à l’aide de son implant frontal, s’animer et aller activer le robinet de la baignoire ainsi que la bonde, renouvelant ainsi l’eau du bain.
— Je… comprends, concluais-je. Mais pourquoi votre univers s’intéresse-t-il tellement à notre Terre ?
— Parce que notre système solaire est menacé par de grands bouleversements cosmiques, répondit-elle comme si elle me parlait simplement de la météo. Et comme le tien est plus jeune de quelques millions d’années, ça nous laisse le temps de trouver une solution pour l’événement à venir.
— Je vois, fis-je en passant une main sur mon menton. Et votre peuple préférerait récupérer une planète vide plutôt que de devoir demander l’asile à une race aussi dégénérée que la nôtre ? ironisais-je avec un rire amer.
— Je n’irais pas jusqu’à dire que vous êtes dégénérés, corrigea Shôgi en prenant de l’eau pour se la faire couler sur les épaules. Je dirais simplement que votre mode de fonctionnement ignore l’avis des sages et des savants, au profit de la politique pure et du développement économique. Et j’espère que tu changeras les choses, une fois que tu auras acquis les pouvoirs du proto-implant.
— Je ferais tout mon possible, répondis-je.
— Hmm, normalement, une humaine de ton âge devrait plutôt être effrayée de la responsabilité que cela représente, s’étonna Shôgi, ce qui ne manqua pas de me faire rire.
— J’ai été élevée pour diriger un vaste empire financier… La politique, l’art de diriger, rien ne me fait peur, expliquais-je avant de laisser aller ma tête contre le mur, posant mes coudes sur le rebord de la baignoire. S’il le faut, je serais même prête à prendre une place au gouvernement, à viser la présidence… Mais ça me demandera du temps et de longues études, j’imagine.
Je vis alors Shôgi entreprendre de sortir de la baignoire, ce qui me fit détourner le regard afin de ne pas retrouver ses fesses sous mon nez. Puis elle attrapa ma serviette pour se sécher, toujours sans gêne.
— Avec le proto-implant, commença-t-elle en se séchant les cheveux grossièrement. Il ne te faudra même pas un mois pour assimiler l’équivalent de cinq années d’études supérieures. Ce qui te laissera tout le loisir d’apprendre. Tu seras ce qui se rapproche le plus d’une divinité ayant jamais foulé cette planète.
— Justement ! Ça me rappelle une chose ! m’exclamais-je soudainement, étonnée de ne pas avoir posé la question en premier lieu. Vous disiez être en train de créer un dieu, je veux savoir de quoi il s’agit ! réclamais-je en posant mes deux mains sur le rebord de la baignoire.
Shôgi soupira tandis qu’elle se frottait le dos d’une manière peu élégante avec ma serviette :
— Tu ne pourras pas unifier une planète entière à toi toute seule, Lili, expliqua-t-elle en continuant de se sécher. C’est pour cela que ma femme et moi-même travaillons à élaborer un être de chair et de sang, immortel et suprêmement intelligent, dénué de cupidité et de désir, autre que celui de préserver la Terre et ses habitants. C’est elle qui gouvernera, un jour.
— Et quel est mon rôle alors ? demandais-je, plus rien ne me surprenant désormais. Si vous concevez un tel être, je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus.
— Ce projet, que nous avons baptisé « Reine Blanche », est officieusement financé par la Compagnie Lindermark, sous couvert de recherches médicales, déclara soudainement Shôgi en reposant la serviette sur le panier à linge tout proche. Ton rôle sera de rendre le projet officiel et de le faire accepter aux gens.
— Vous me demandez littéralement de devenir la prophétesse d’un dieu, ou plutôt de la déesse que vous comptez créer… dis-je en écarquillant les yeux, frappée par ce constat.
— C’est une bonne façon de voir les choses ! déclara Shôgi avec un sourire amusé. Mais ne t’inquiète pas, j’ai déjà fait ça sur d’autres planètes. Créer un être suprême n’est pas si compliqué, et ça permet aux civilisations en voie de développement de grandir comme il faut.
J’entrouvris à peine la bouche pour poser une question qui me brûlait alors les lèvres, mais je fus immédiatement interrompue par Shôgi :
— Non ! Nous n’avons jamais fait ce genre de chose sur votre Terre, déclara-t-elle comme si elle répondait à cette question pour la millième fois. Et nous n’avons pas non plus construit les pyramides, soupira-t-elle tandis qu’elle se rhabillait. Cependant… il n’est pas exclu que des gens de mon espèce soient déjà venus sur cette Terre pour observer, ou faire un brin de tourisme. Mais ce genre de choses est toujours très encadré et surveillé, conclut-elle tandis qu’elle enfilait son étrange jupe taillée en biseau. Tu as d’autres questions ?
— Oui mais vous, vous arrivez visiblement à faire ce que vous voulez… suggérais-je.
— Je suis une Shôgi, je te rappelle ! Je le fais car j’en ai les capacités intellectuelles !
— Oui, mais il y a bien eu un ou une Shôgi avant vous… précisais-je en plissant les yeux.
— Cette conversation est terminée ! J’espère que ce soir nous pourrons fêter ta victoire ! déclara-t-elle en ajustant ses vêtements, me tournant déjà le dos.
Puis elle ouvrit la porte de la salle de bain et disparut, de la même manière que disparaissait Améthyste grâce à son Emprise, DJ Snake. Cependant, je ne trouvais rien d’étonnant à ce qu’elle en soit également capable.
— Bon, j’espère que tu ne t’es pas trop rincé l’œil, demandais-je à voix haute.
Améthyste apparue alors tout de suite, debout près de la baignoire, son smartphone entre les mains. Puis elle afficha un large sourire en hochant la tête tandis qu’elle faisait défiler les photos qu’elle avait prises pendant ma conversation avec Shôgi.
— Tu rigoles ? J’en ai pas perdu une miette ! déclara-t-elle avec un sourire en coin.
Je soupirais et laissais échapper un petit rire avant de désigner la place vide laissée par Tabita :
— Je pense qu’elle a changé l’eau exprès pour toi, viens me rejoindre, proposais-je en attrapant ma bouteille de Saforelle. Je vais devoir me dépêcher de me laver si je ne veux pas être en retard en cours pratique de violoncelle.