Après m’être habillée rapidement et avoir mangé une paire de toasts beurrés, je descendais dans la salle commune avec mon sac à main jeté sur l’épaule. J’avais pris trop de temps, entre ma discussion avec Shôgi et le bain avec Améthyste. Aussi, je ne remarquais pas tout de suite que les trois autres habitants du bâtiment G s’étaient réunis dans la salle commune, lavés et habillés, semblant m’attendre :
— Lili ! m’interpella Hélène.
Sur le point de partir, je me figeais un quart de seconde avant de pivoter sur mes talons :
— Oui, oh, bonjour à vous, les saluais-je. Je vais être en retard si je ne me dépêche pas, alors…
— On veut juste que tu saches un truc ! m’interrompit la colosse d’ébène avec un grand geste de la main. Quoi que t’aies prévu de faire, on est là pour t’aider !
Les deux garçons derrière elle hochèrent simplement la tête.
Ils savaient que ce jour serait décisif, et même s’ils n’étaient pas au courant de toute l’affaire, ils comprenaient que mon rendez-vous avec Satriani risquait de tourner à la confrontation, dans le pire des cas.
Je m’arrêtais alors quelques secondes, le temps de hocher la tête et de leur adresser un sourire :
— Merci, merci beaucoup… lançais-je avant de marquer une pause, puis d’ajouter : Je ferais de ce campus un endroit meilleur !
Je me tournais ensuite vers la sortie du bâtiment et accélérais le pas, afin d’être sûre d’arriver au moins un petit peu en avance.
Bien évidemment, quand j’avais dit « campus » à mes camarades, je pensais d’ores et déjà à bien plus grande échelle. J’avais la farouche volonté de changer le monde, et les choses sérieuses ne pourraient réellement commencer qu’une fois que j’aurais assimilé le fameux proto-implant, accédant ainsi, si j’en croyais Shôgi, à un état de conscience et une intelligence supérieure.
En arrivant devant la salle de cours, je freinais soudainement en apercevant le surnommé professeur Puipéid. Je me souvenais encore très bien de notre précédente confrontation. Et je me souvenais également lui avoir dit d’agir comme si rien ne s’était passé. Aussi, je fus surprise de voir qu’il semblait m’attendre.
— Miss Lindermark… commença-t-il avec un mince sourire. J’ai appris que votre père vous avez cédé sa part du campus, je tenais à vous en féliciter, et… j’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de notre précédente rencontre, formula-t-il soigneusement.
— Je vous ai dit d’agir comme si rien ne s’était passé n’est-ce pas ? demandais-je simplement. Et je tiens à ce que ça continue. Vous avez exécuté les ordres de mon père, vous n’aviez pas vraiment le choix. Aujourd’hui, j’ai pris sa place, concluais-je. Et maintenant, j’aimerais commencer le cours au plus vite.
Le timide et vieil Irlandais qu’était mon professeur hocha alors la tête avec un large sourire et m’invita à entrer :
— Je suis ravi de pouvoir enseigner à une Lindermark ! déclara-t-il simplement tandis qu’il m’ouvrait la porte.
Et j’étais bien forcée de constater qu’il s’avéra être un très bon enseignant. Son oreille était infaillible et il donnait toujours les bons conseils, aux bons moments et me donnait la sensation de progresser à une vitesse étonnante. Bien plus que ce que j’avais pu constater au conservatoire de Londres. Aussi, et à mon grand regret, les deux heures de cours s’écoulèrent à une vitesse prodigieuse.
Avant de partir, nous discutâmes rapidement, et je lui promis que, pour la prochaine fois, j’emmènerais mon précieux violoncelle du dix-huitième siècle, plutôt que d’emprunter celui de la salle de musique, qui était pourtant d’une qualité parfaitement acceptable. Je découvrais donc avec plaisir que Puipéid était un amateur de lutherie ancienne, en plus d’être d’une grande gentillesse. Quelle honte qu’il ait été poussé par mon père à se dresser contre moi.
Une fois arrivée à la cafétéria, je croisais rapidement Améthyste, qui semblait m’attendre avant d’entrer. Elle me raconta alors sa matinée, passée à jouer à des jeux vidéos. Je n’y comprenais pas grand-chose évidemment, mais l’écouter parler avec tant de passion me donnait le sourire.
Aujourd’hui, j’étais d’humeur étrange. Rien ne semblait pouvoir me faire perdre mon entrain, mais je contemplais tout de même les problèmes dont je prenais conscience avec beaucoup de sérieux et d’attention. L’ivresse du pouvoir sans doute, la sensation d’être responsable aussi. Mais il y avait autre chose… Peut-être même était-ce simplement ce dont m’avait parlé Shôgi ce matin. Ou plutôt un mélange de tous ces facteurs. C’est ce qui me semblait le plus logique.
— Au fait, Lili… dit Améthyste, me tirant de mes pensées. Par rapport à hier soir, est-ce que… enfin.
— Est-ce que toi et moi c’est officiel ? demandais-je à sa place, non sans un sourire en coin.
— Bah… ouais, m’enfin, balbutia-t-elle en passant une main dans sa crinière. Moi ça m’tente, nous deux, mais… enfin si t’es pas prête ou quoi, on peut prendre notre temps et tout…
— Hahaha, tu es adorable quand tu as l’air aussi désemparée ! riais-je de bon cœur tandis qu’elle m’adressait une moue boudeuse. Mais, plus sérieusement, je… j’ai envie de rester avec toi et… je veux faire en sorte que ça marche, ou au moins essayer ! concluais-je.
— Wahou ! Super cool ! déclara la DJ, comme si elle venait d’apprendre qu’elle avait gagné à une loterie. J’vais de suite changer mon statut Facebook ! ajouta-t-elle en sortant son smartphone de sa poche.
Elle me faisait toujours autant rire, sa personnalité était toujours aussi rafraîchissante… voir même, de plus en plus au fil du temps. Plus je la fréquentais, plus j’apprenais à l’aimer.
Je levais alors doucement le bras pour attraper le sien et lui soufflais discrètement :
— Tu peux nous éclipser quelques secondes ?
Hochant simplement la tête, elle posa sa main sur la mienne et activa son Emprise, nous faisant disparaître aussitôt, nous offrant un moment d’intimité, même au milieu de la foule d’étudiants réunie dans la cafétéria.
J’en profitais alors pour lui caresser la joue et approcher mon visage du sien, lui volant un bref baiser, mais qui me donna une énergie considérable.
Puis je la relâchai, réapparaissant donc aux yeux de tous, rapidement suivie par Améthyste qui m’adressait un étrange sourire, auquel je répondis simplement avec un clin d’œil. Puis nous éclatâmes de rire, sans trop savoir pourquoi, peut-être simplement de gaieté ou de joie. Mais l’heure avançant rapidement, je dus bientôt me rendre en cours de musicologie.
Pendant les deux heures que dura le passionnant cours de madame Riedel, j’en profitais pour affiner davantage ma maîtrise de Cool Cat. Le but étant d’augmenter ma capacité de concentration et ma vitesse d’écriture, mais sans perdre d’énergie inutilement à augmenter mes autres capacités. Je pus ainsi économiser et concentrer toutes mes forces, obtenant un résultat largement supérieur dans ces domaines précis. Et cela eut également le curieux effet d’altérer ma perception du temps, me donnant la sensation que le cours n’avait duré qu’une vingtaine de minutes. La professeure vint même m’adresser un sourire ainsi que des encouragements, disant qu’elle prenait d’autant plus de plaisir à enseigner que ses élèves étaient assidus. Je la remerciais poliment, mais d’un autre côté, je me sentais illégitime devant ses éloges. N’importe qui avec un pouvoir tel que le mien pourrait y arriver.
Et même si Shôgi, lors de notre première rencontre, m’avait expliqué que mon pouvoir dépendait de l’aspect de mon subconscient, cela n’avait pas plus de sens de me complimenter. Car l’on a par définition aucune prise sur son propre subconscient.
Cependant, je secouais brièvement la tête pour me sortir de ma torpeur.
La pression qui pesait sur mes épaules, due à la nature de ma mission, m’avait un peu tourné la tête.
J’attrapais mon sac et me dirigeais alors rapidement vers le bâtiment administratif, trop impatiente d’en découdre.
Cependant, j’arrivais un bon quart d’heure en avance sur l’heure de mon rendez-vous, je patientais donc devant une machine à café, sélectionnant un thé jaune lacté.
Et lorsque je finis enfin ma boisson, après avoir pris le temps de la déguster, j’entendis une voix vaguement familière maugréer, ainsi que de grands pas que je jugeais agacés.
Je me retournais donc et reconnus Evans Doroski, le jeune homme au style rasta vaguement punk que j’avais déjà rencontré deux fois cette semaine.
— Oh, bonjour Evans, le saluais-je avec le sourire. Tu as l’air contrarié, quelque chose ne va pas ?
Il commença par prendre une profonde inspiration et secoua la tête de gauche à droite en soufflant par le nez, haussant les épaules dans un geste d’impuissance qui faisait peine à voir :
— C’est pas cool j’te dis… cette meuf… elle est pas cool du tout, déclara-t-il mollement. Genre j’veux dire, respire quoi, des fois !
J’avais un peu de mal à suivre ce qu’il disait, ou à comprendre de quoi il parlait exactement. Cependant, un rapide coup d’œil vers le couloir duquel il venait m’indiqua qu’il avait dû passer par le secrétariat de Satriani.
— Oh, je vois, fis-je en roulant des yeux. Laisse-moi deviner, tu as eu affaire à cette horrible secrétaire.
— Tu m’comprends Lili… répondit-il en hochant doucement la tête. Du coup, j’vais me faire des roulées nature quoi, mais c’est la dèche !
Je compris aussitôt que cette horrible femme avait dû lui confisquer sa consommation habituelle. Loin de moi l’idée de le juger, il ne faisait de mal à personne, si ça n’était à sa propre santé. Cependant, connaissant la nature de la secrétaire de Satriani, elle était le genre de femme frustrée à simplement chercher tous les moyens possibles d’exercer de l’autorité, afin de se sentir mieux. Toujours en cachant son attitude toxique derrière une morale arbitraire ou un règlement écrit.
Je jetais alors mon gobelet en plastique vide dans une poubelle proche et tapotais amicalement l’épaule d’Evans, geste que je ne me serais jamais permis avant d’arriver sur ce campus :
— J’ai rendez-vous avec Satriani dans quelques minutes, je vais voir ce que je peux faire, lui dis-je avec le sourire.
Il m’observa un instant d’un regard incrédule, puis inclina brièvement la tête :
— Merci, t’es cool Lili, dit-il avec un début de sourire. Si t’as besoin d’moi, j’vais fumer dehors.
Je hochais la tête avec conviction et le saluais de la main avant de me diriger vers le secrétariat, non sans un sourire en coin.
Après avoir tourné dans un nouveau couloir, j’arrivais immédiatement en vue du petit bureau bien rangé de l’horrible dame, très affairée à remplir divers documents sur son ordinateur. Et comme elle ne levait pas les yeux de son écran, cela me permit de la faire sursauter lorsqu’elle redressa la tête.
— Qu’est-ce que vous faites là ! fit-elle sèchement.
— Eh bien, bonjour, j’ai rendez-vous avec le docteur Satriani à seize heures trente, répondis-je le plus naturellement du monde.
Elle pianota rapidement sur son clavier, produisant un bruit incroyable tant ses gestes étaient crispés.
— Très bien, veuillez patienter, j’ai des choses à faire, dit-elle en fermant un petit tiroir de son bureau à clef.
Mais avant qu’elle n’ait le temps de retirer les clefs de la serrure, je me saisissais de son bras avant d’activer Cool Cat, concentrant toutes mes forces dans la perception du puzzle de son esprit. Mon entraînement récent semblant avoir porté ses fruits.
— Qu’est-ce que vous faites bon sang ! Je vais porter plain…
Elle ne finit pas sa phrase, visiblement paralysée par l’étrange sensation que lui procuraient les impulsions de mon pouvoir. En effet, le puzzle de son esprit était terne, recouvert d’une sorte de couche de gris, grossièrement semblable à du ciment. Je me demandais alors s’il s’agissait là de l’expression de sa nature coincée, peut-être même la représentation du traumatisme ou du passé qui l’avait amené à devenir le genre de personne parmi les plus détestables du monde. Aussi, je n’avais pas hésité une seule seconde avant d’envoyer des impulsions de mon pouvoir, afin de briser cet horrible gris pierreux. Et lorsqu’il vola finalement en éclats, je relâchais le poignet de la secrétaire.
Son visage s’était décrispé, elle tremblait, et des larmes avaient commencé à se former aux coins de ses yeux.
Je ne savais pas quel genre de choc émotionnel ou psychologique pouvait bien déclencher une telle manipulation de ma part, mais je jugeais lui avoir rendu service.
Aussi, lorsqu’elle se leva de son siège en pleurant, courant en direction de la salle de repos réservée au personnel, je pus utiliser la clef qu’elle avait oubliée sur la serrure de son tiroir, découvrant à l’intérieur de celui-ci un pochon de cannabis particulièrement épais. Même sans compter l’agacement du manque, je comprenais pourquoi Evans était aussi contrarié. Sans être experte, j’estimais qu’un tel pochon devait valoir l’équivalent de cent livres sterling.
Je m’empressais alors de le ranger tout au fond de mon sac à main, avant d’aller me présenter à la porte du cabinet de Satriani.
Je frappais trois coups.
— Entrez, Lindermark ! m’invita une voix grave et pleine d’assurance.