– Sélène ? Tu es prête ?
– Oui, j’arrive !
Elle glissa la fermeture en zip de son sac. Il ne contenait pas grand-chose : sous-vêtements, pyjama, trousse de toilette, son livre, un cahier et de quoi écrire, le pull bleu gris. Sélène n’avait pas hâte. Trois jours en compagnie de toute sa classe. Trois jours en compagnie de celle de Léo, aussi.
En fait, toutes les classes partaient. Sur la place de l’école, c’était l’effervescence. Parents aux dernières recommandations, élèves surexcités, enseignants débordés. Les deux chauffeurs de bus discutaient entre eux, peut-être pour définir le meilleur itinéraire. Destination : Guérande. Trois jours pour observer la récolte du sel, youpi ! Mais Sélène s’en fichait un peu. Après ces trois jours, le pacte qu’elle avait passé avec Célestine serait rompu. Elle pourrait à nouveau sauter de sa falaise. Mais sans retour, cette fois.
– Bon, mon ange. Je dois emmener Maëlys à l’école, ils vont en forêt aujourd’hui, expliqua Adeline. Je te laisse ? On se revoit dans trois jours.
– Oui Maman. Bisous à Papa et Coco, aussi. À dans trois jours.
– Tu feras plein de photos de la maison du sel, hein ? supplia Maëlys, déjà habillée pour affronter la mousse et le bois mort.
Elles s’étreignirent toutes les trois. Sélène fit attention à bien cacher les marques, comme chaque fois. Et quand Adeline les remarquait, elle trouvait toujours un prétexte. C’était devenu si facile de mentir.
– Eh, Sélène ! Tu viens ?
C’était Norelia qui faisait de grands gestes dans sa direction.
– J’arrive ! cria-t-elle.
Puis :
– Bisous Maman.
Et elle partit rejoindre Noli, son sac presque vide sur les épaules. Parfois, Sélène aurait aimé avertir qu’il fallait profiter, parce que bientôt, elle partirait. Elle partirait pour de vrai, cette fois, dans le monde des anges et des pièces un peu trop blanches. Mais là-bas, elle savait qu’elle avait sa place.
– Viens, on peut déjà monter, lui expliqua Norelia. Maïwenn et Chloé sont déjà en haut.
– D’accord.
Elle gravit les petites marches du bus et suivit Noli jusqu’à la moitié des rangées environ. D’un côté : Julien, Maïwenn et deux places vides. De l’autre : Chloé, Félix – son copain depuis des années, maintenant – Léo, et Sylane. Le cœur de Sélène vibra. C’était logique… mais pourquoi devait-elle toujours se retrouver près de Léo ? Encore, encore et encore. Tant pis. De toute façon, elle n’avait pas le choix, et le trajet ne durait que… trois heures. Elle grimaça. Ça risquait d’être long.
– Maï… Je peux avoir la fenêtre ?
Sélène sentait le regard pesant de Léo sur elle. Il s’inquiétait sûrement, mais que pouvait-elle faire ? Ils ne s’étaient pas reparlé depuis l’après-midi jeux, ou presque. Elle l’évitait, et Sylane lui donnait une parfaite excuse. Le tourbillon tourmenté des feuilles mortes ne la suivait que de loin.
Maïwenn lui céda sa place.
– Je pourrai mieux les entendre, comme ça…
Si ça l’intéressait… Sélène observa les retardataires s’engouffrer dans le car d’en face, les enseignants bavarder de l’organisation, le chauffeur de l’autre bus s’installer dans son siège. Enfin, les enseignants se séparèrent, les moteurs commencèrent à ronfler. Seulement quatorze minutes de retard sur le planning.
Les rues défilèrent, de plus en plus grandes. Sélène gardait les yeux rivés sur la fenêtre. Surtout, surtout, ne pas tourner la tête. Ne pas voir tous ces couples heureux, Julien et Norelia, Chloé et Félix, Sylane et Léo. Ça lui rappelait bien trop qu’elle était toute seule. Ça lui rappelait bien trop qu’elle ne pourrait jamais être heureuse. Elle serra les poings. De nouvelles marques dans sa paume. Elles ne saignaient pas.
Une heure était passée. Plus que deux. Elle jeta un coup d’œil à sa gauche. Tout le monde discutait, elle n’écouta pas. Ça n’avait pas d’importance. Personne n’avait rien remarqué. Tant mieux. On ne s’inquiéterait pas pour elle. Sélène retourna en compagnie de sa fenêtre. Elle ne vit pas que le tourbillon de feuilles mortes avait forci, elle ne sentit même pas le poids de son regard. Seulement un picotement sur ses mains, qu’elle effaça du pouce.
Les rues défilèrent, de plus en plus petites. Ils arrivaient, enfin. Elle avait facilement esquivé les questions de Maïwenn et celles, beaucoup plus rares, de Norelia. Le bruit du moteur se tut, vite remplacé par la cacophonie des élèves qui se levaient. Sélène attendit sagement que tout le monde sortît. Ne restait que quelques personnes, devant, et à gauche, Sylane et Léo. Elle emmêla ses doigts à la ficelle de son sac. Sylane s’avança en même temps qu’elle vers le milieu des rangées.
– Vas-y, murmura Sélène du bout des lèvres.
Le visage de Sylane était inexpressif. Peut-être était-elle hautaine. Sélène recula un peu quand Léo suivit sa petite amie. Il avança… s’arrêta. Dos à elle. Son cœur s’accéléra. Elle cacha ses mains dans son pull, même s’il ne pouvait pas la voir. Juste au cas où. Elle retint son souffle. Les secondes se suspendirent. Ça semblait interminable.
Mais il ne dit rien. Il fit un pas, deux… Sélène expira. Inspira. Elle avait besoin d’air. Il était parti, maintenant. Tout allait bien. Elle serra les poings à nouveau. Contenir la douleur, le feu qui se répandait dans son corps. Il était parti. Il partait toujours. Ne verrait-il donc jamais toutes ses cicatrices ? Mais non. Depuis l’après-midi jeux, il y avait eu un pacte tacite entre eux. On ne se parle plus, plus vraiment. On s’approche plus, surtout pas. Chacun menait sa vie sans se soucier de celle de l’autre.
C’était plus facile.
Léo s’arrêta à nouveau. Ils étaient seuls dans le bus, maintenant. Et Sélène ne pouvait pas s’échapper. Il fit demi-tour.
– Je suis désolé.
Un silence. Elle avait l’impression de perdre pied.
– Tu ne pourras même plus jouer du piano, si tu continues comme ça.
Il regardait ses mains. Elle s’écroule. Au-dedans, tout s’effondre, mais il ne voit rien. Elle aimerait qu’il lui dise, qu’il lui promette, tout irait bien. Mais il ne le fit pas. Les feuilles mortes virevoltèrent de plus belle, mais Sylane l’attendait, alors il sortit. Sélène aussi, parce qu’elle n’avait pas d’autre choix. Plus que trois jours, pensa-t-elle pour se donner du courage.
<3
Le camping était magnifique. Comment l’école avait-elle pu s’offrir un endroit aussi beau ? Les bungalows s’alignaient le long des petites routes de bitume. Les caravanes et les emplacements pour les tentes étaient plus loin, ils étaient passé devant en arrivant. Au loin, le ciel gris se confondait avec les vagues. Les mouettes tournoyaient au-dessus de la plage en piaillant.
– Bienvenue au Camping de la Falaise ! les accueillit leur hôte. Vous êtes là pour… trois jours, c’est juste ?
Madame Gasser confirma d’un signe de tête. Il expliqua comment utiliser les bungalows. Sélène n’écouta pas grand-chose. Elle n’écoutait presque plus rien, de toute façon. Ça n’avait plus d’importance.
– Vos professeurs ont prévu des activités pour ce soir et demain. Vous verrez, ça a l’air sympa ! Aujourd’hui, c’est karaoké. On vous attend à vingt heures dans la grande salle de l’accueil, près de la piscine. Je laisse la parole aux organisateurs… oui, parfait… Alors à ce soir !
Le prof de maths de Sélène commença à répartir les bungalows, et leur donna rendez-vous une heure plus tard près de l’accueil, pour aller visiter la vieille ville de Guérande. Les instructions glissèrent sur Sélène sans qu’elle y fît vraiment attention.
– Allez, viens, Sélène, on va s’installer !
Ah. Le prof avait terminé. Elle suivit Norelia dans l’allée, accompagnée par Maïwenn, Chloé… et Sylane. Parce qu’elles étaient amies. Mais Chloé se rendait-elle compte que ça briserait Sélène un peu plus encore ? Sans doute pas. Elles ne se parlaient presque plus, depuis que Léo l’avait rejetée. Sélène surprit un regard inquiet de Norelia, mais ne dit rien et s’installa dans le lit du fond. Ça n’avait plus d’importance.
<3
La vieille ville de Guérande était sans doute élégante, mais Sélène ne s’en rappelait presque plus. Ni des pavés inégaux, ni du jeu de piste à travers les rues. Le repas aussi, elle s’en souvenait à peine. Seulement le brouhaha des élèves, le cliquetis des fourchettes, le goût fade des lasagnes. Même l’ambiance chaleureuse ne l’atteignait pas. Elle voulait juste aller tremper ses pieds dans la mer encore froide. Elle voulait juste s’isoler pour compter les heures qui lui restaient. Plus beaucoup. Mais elle ne désirait même plus profiter.
Elle en avait marre de souffrir.
– Allez Sélène, viens avec moi !
Maïwenn la suppliait de chanter depuis tout à l’heure. Sélène aurait préféré s’effacer dans un coin, s’effacer jusqu’à être totalement oubliée. C’était sans compter ses amies. Ça faisait vingt fois – au moins ! – que Maï lui demandait de l’accompagner. Mais aller sur la scène ? Impossible. Elle n’avait plus le droit de s’amuser.
– Tu vas me demander combien de fois, Maï ? s’énerva-t-elle.
Mais les rires et les danseurs l’émerveillaient trop. La colère de Sélène lui passa largement au-dessus.
– Jusqu’à ce que tu dises oui, hurla-t-elle pour couvrir les haut-parleurs.
– Tu veux à ce point ? T’as qu’à y aller toute seule, non ?
– Bah non, c’est trop nul sinon !
– Rah… J’aurai quoi en échange ? céda Sélène.
– Ma reconnaissance éternelle ?
Éternelle… Elle ne l’aurait que pour trois jours.
– Dis oui dis oui dis oui ! s’égosilla Maïwenn.
Sélène soupira. Avait-elle vraiment le choix ?
– D’aaaccord. Et tu veux chanter quoi ?
Ça ne servait plus à rien de lutter, de toute façon.
– Un truc bien.
– Mais… t’as pas d’idée ?
– Euh… Noli a dit qu’elle voulait du Abba… On n’a qu’à faire Dancing Queen, non ?
– Si tu veux.
Ça n’avait plus d’importance, de toute façon. Maïwenn prit sa main et l’entraîna tant bien que mal à travers la foule, jusqu’à la table du DJ, alias le gars du camping.
– Vous voulez passer après lui, les filles ?
Près d’elles, un garçon que Sélène n’avait jamais vu leur adressa un clin d’œil.
– Volontiers.
– Et vous voulez chanter quoi ?
– Dancing Queen, s’il vous plaît, demanda Maïwenn.
La chanson du garçon passa beaucoup trop vite au goût de Sélène. Elle n’entendait pas les battements de son cœur à travers la musique et la voix rauque du chanteur, mais elle le sentait frapper, frapper, frapper contre sa poitrine, toujours plus violemment.
– C’est à vous, leur annonça l’homme du camping.
La panique. Les doigts qui tremblent. Le micro qui glisse entre ses mains moites. Elle monte les marches après Maïwenn. Tout tourne. Et si le sol disparaissait sous ses pieds ? Elle arrive sur la scène. Placarde un sourire sur ses lèvres.
Un peu en contrebas, les corps se serraient en sautant ensemble. Ça sentait la sueur. Les deux filles furent acclamées dès les premières notes du morceau. Des voix couvrirent les leurs quand elles entamèrent le refrain :
– You are the dancing queen, young and sweet, only seventeen ! Dancing queen, feel the beat from tambourine, oh yeahh !
C’était enivrant. Son sourire commença à être bien réel. Instinctivement, elle chercha Léo des yeux. Peut-être qu’il la rassurerait, avec son sourire à paillettes et ses cheveux en bataille.
– You can dance, you can jive, having the time of your life, oooh, see that girl, watch that scene, dig in the dancing queen !
Peut-être aussi qu’il la rendrait encore plus nerveuse. Mais il n’était nulle part en vue. Deuxième couplet. Elle chercha Sylane dans la foule ; peut-être que son petit ami serait avec elle ? Mais non. Elle était entourée par ses amies, hurlant à plein poumon. Où était passé Léo ? Pas avec Julien non plus.
Son sourire s’éteint. Elle ne devrait même pas le chercher, en plus. Alors pourquoi a-elle autant besoin de sa présence ?
Plus qu’un refrain. Un refrain et elle pourrait prétexter avoir mal à la tête. Elle pourrait s’échapper et s’endormir pour essayer d’oublier cette soirée qui avait pourtant bien commencé.
Mais d’abord, elle devait trouver Léo.
– See that girl ! Watch that scene ! Dig in the dancing queen !
C’était la fin de la chanson. Ne restaient que les applaudissements, et Sélène pourrait s’enfuir. Mais Léo. Enfin, elle le trouva. Dans un coin de la salle, dans l’ombre. Ça ne lui ressemblait pas. Pas du tout, même. Pull noir, capuche relevée. Il tapait dans ses mains, lentement, la tête tournée vers elle. Mais il ne semblait pas la voir.
– Allez viens Sélène, y a Noli et Ju qui veulent faire un slow.
Pivoine, elle descendit les marches après Maïwenn, tout en baragouinant une excuse que son amie n’entendit sûrement pas. Tant pis. Sélène devait voir Léo. Elle se mêla à la foule de corps serrés les uns contre les autres. Elle ne pouvait pas faire un pas sans bousculer quelqu’un ou écraser un pied. Elle avait perdu Léo de vue, mais elle persévérait. Il devait être quelque part par là… Une fille dont elle avait oublié le nom bougea les épaules. Sélène l’avait retrouvé.
Avachi contre le mur, à cinq ou six mètres de là. Jambes pliées devant lui, il contemple ses mains. Sourcils froncés. Peut-être qu’il menait une bataille féroce. Mais pour quoi ? Contre qui ? Sélène n’en savait rien. Mais elle avait besoin de lui, là, tout de suite… Elle devait lui dire au revoir. Tant qu’il était encore temps. Parce qu’après, le courage partirait. Après, tout s’effacerait… Plus rien n’aurait d’importance. Célestine aurait menti.
– Sélène, c’était incroyable !
Maïwenn l’avait suivie jusque-là, trépignante. Au moins, elle était heureuse. Mais Sélène n’y avait pas prêté attention avant que son amie ne la prît dans ses bras. Ses hourras coulèrent sur son esprit. Léo ! hurlait celui-ci.
– Maï, arrête un peu ! C’était pas tant que ça. Mais je d…
– Non, vraiment, c’est génial, pourquoi t’as pas voulu avant ? Oh, et puis, il faut qu’on retourne, c’était trop bien !
Pire que Maëlys devant des coquillages.
– Maï, non, je suis fatiguée… Je vais déjà me coucher.
Mais avant, elle devait aller parler à Léo. Elle retourna sur ses pas. Trop tard. Elle croisa les bras sur sa poitrine. Elle avait froid. Un courant d’air. La porte. Léo. Elle ne devait pas simplement dire au revoir. C’était un adieu. Elle se dépêcha de regagner l’entrée.
– Léo ? souffla-t-elle dans la nuit. Ça va ?
Pas de réponse. Il avait disparu.
Léo
Un putain de soleil. Elle est belle, quand elle brille. Elle illumine tout le monde, elle rend les couleurs plus vives. Ici, dehors, tout est noir. Elle n’est plus là.
Tout m’échappe.
Notre baiser brûle encore. Elle enflamme mes pensées. Ici, l’air froid gerce mes lèvres.
Je veux la voir. Je veux l’avoir.
Non. Je ne peux pas.
Je dois fuir avant de faire une bêtise que je ne pourrai pas réparer.