34 - Autour du feu

Ça tambourinait dans sa tête. Finalement, sa migraine n’était peut-être pas qu’un prétexte. Elle ouvrit un œil. Dehors, l’aube pointait à peine le bout de son nez. Elle laissa sa paupière se refermer. Elle pensait à la veille au soir. Elle pensait à Abba, à la chaleur de la salle, à Léo. Toujours, encore Léo. C’était plus fort qu’elle. Elle n’avait pas pu lui dire au revoir. Il ne lui restait que deux jours.

Le temps passe. Sélène écoute les gazouillis des moineaux et les cris rageurs des mouettes. Elle écoute le bruissement des feuilles dans le vent et des draps dans la chambre. Ses amies se réveillaient doucement. Elle se leva sans faire de bruit. Elle devait changer de pull. Sylane pourrait le reconnaître, avec sa couleur si particulière. Et Sélène ne pourrait pas expliquer. C’était trop compliqué.

L’agitation gronda autour d’elle. Aujourd’hui, visite des marais salants. Petit-déjeuner dans une demi-heure.

– Clo, t’aurais pas vu ma brosse à cheveux ?

– Nan, désolée, Sylane. Elle est pas tombée sous un lit, par hasard ?

– Vous prenez une veste ou pas ? hurla Maïwenn depuis l’autre côté du bungalow.

– Je sais pas j’ai pas vérifié…

– Tu peux prendre la mienne si tu veux, proposa Sélène.

Sylane acquiesça.

– Elle est dans mon sac…

Elle n’avait pas réfléchi. Dans son sac, il y avait aussi le pull de Léo, roulé en boule. Elle ouvrit la bouche pour parler. Trop tard. Sylane se penchait déjà pour regarder. Sélène observait chacun de ses mouvements, impuissante. Non, non, non… La catastrophe était imminente.

Sylane releva la tête. Elle était blanche, mais… ce n’était pas vraiment de la colère. Enfin, Sélène n’était pas sûre. Peut-être que Sylane lui en voulait. Non, bien sûr que Sylane lui en voulait. Elle n’avait pas le droit de garder ce pull. Sélène recula d’un pas. La petite amie de Léo se releva lentement, aucune brosse en main. Elle regarda Sélène… et partit.

Était-ce un éclat de douleur qu’elle avait aperçu ? Non. Elle l’avait sûrement imaginé.

<3

Les marais salants, c’était ennuyant. Voilà. C’était la seule chose qu’elle avait apprise, en arpentant ses bandes de terre à moitié désherbées. Ah, et aussi, les salicornes peuvent se manger crus. Mais ça, en fait, elle le savait déjà. En même temps, elle n’avait pas beaucoup écouté la guide à la voix criarde.

– Sélène ?

Elle sursauta. Tourna imperceptiblement les épaules vers celle qui l’avait interpelée. Sylane. Elle cacha ses mains dans les manches de son imperméable. Elle ne pouvait pas craquer maintenant.

– Oui ?

Elles chuchotaient. La guide était en train d’expliquer une énième anecdote sans importance.

– Le pull bleu-gris… C’est celui de Léo, non ?

Sélène ne pouvait pas lui mentir. De toute façon, bientôt, elle ne sera plus un problème. Elle sera morte.

– Ouais.

Ton détaché. Elle ne pouvait pas faire autrement. Faire comme si tout ça, c’était normal, comme si tout ça, ça ne la touchait pas.

– Vous êtes proches, tous les deux, non ?

– On se connaît depuis longtemps.

Pas besoin de plus.

– J’ai l’impression qu’il tient beaucoup à toi, mais il ne me parle jamais de votre… amitié ?

Sélène se méfia de la question sous-entendue. Mais ça, elle ne pouvait pas répondre. Sylane continua à chuchoter.

– J’aimerais bien comprendre.

Elle se tut. Ah. C’était à son tour de parler. Mais que pouvait-elle dévoiler ?

– On… Nos familles sont assez proches, du coup… bah on se connaît bien, quoi.

Sylane secoua la tête. Peut-être qu’elle voulait s’éclaircir les idées ?

– Je ne suis pas sûre qu’il m’aime vraiment…

Et elle partit rejoindre Chloé, un peu plus à gauche. Sélène respira à nouveau. C’était étrange. Elle n’avait jamais vu Sylane aussi peu confiante. Et puis, c’était évident, que Léo l’aimait, non ? Ils étaient ensemble depuis presque six mois. Bientôt, Sélène ne serait plus là pour les séparer. Bientôt, Léo ne pourrait plus l’embrasser. Ils pourraient vivre heureux.

<3

– Écoutez, écoutez, s’il vous plaît ! Un peu de silence !

Devant l’accueil, les élèves se calmaient enfin. Leur prof pouvait parler.

– On vous a réservé une surprise avant le repas, donc rendez-vous à dix-huit heures sur la plage, c’est compris ? Prenez des habits chauds, c’est important.

Chuchotis enthousiastes. Certains demandèrent à d’autres enseignants, mais personne ne trahit la surprise. Trente minutes plus tard, Sélène et Norelia sortirent du bungalow. Les autres étaient déjà parties. Il faisait frais, le vent de l’océan mordait leurs joues. Elles rejoignirent la plage, mais Sélène s’arrêta au portillon qui y menait, ébahie. Quelques feux de camp avaient été allumés, et tout autour, des immenses couvertures de pique-nique avaient été étalées. Cinq groupes d’une vingtaine de personnes. Les profs régnaient sur les îlots, trônant sur des chaises pliables.

– Noli ! Sélène ! Je suis là !

Maïwenn agitait les bras, un peu plus loin à droite. Elles se dépêchèrent de la rejoindre.

– Clo et Sylane t’ont abandonnée ?

– Nan, mais il fallait deux personnes pour compléter un autre groupe, du coup elles sont allées, comme ça on peut rester toutes les trois.

– Bonsoir ! Installez-vous où vous voulez, les accueillit Madame Gasser. Il nous manque juste cinq personnes pour compléter le village.

Sélène prit place dans le cercle, et tendit ses mains vers le feu. La chaleur était agréable, pour une fois.

– Le village ? demanda Norelia.

– Vous savez pas encore ? s’étonna un des garçons déjà installé.

Sélène ne l’avait jamais vu. Norelia haussa les épaules.

– On va faire un Loup-Garou géant ! Ça va être une dinguerie ! Il y a plusieurs villages et on va pouvoir change…

Une autre voix l’interrompit.

– C’est ici qu’on doit venir ?

– Ju !

Norelia se leva en un éclair et courut dans les bras de son copain. Comme s’ils n’avaient pas passé la journée entière ensemble. Sélène détourna les yeux. Derrière eux, Léo attendait patiemment, avec le même pull noir et le même violent tourbillon de feuilles d’automne. Chaque fois, ça lui brisait le cœur. Un chuchotement, à côté d’elle. Madame Gaser se pencha à son oreille pour essayer de la réconforter :

– Ça va aller, Sélène. Ton cœur finira par retrouver sa moitié. Sois courageuse.

Aaah. Oui. C’est vrai. Elle hocha la tête discrètement. Personne n’avait entendu. Après tout ce temps, Sélène avait presque oublié ce porte-clef en demi-cœur que sa prof de français lui avait prêté. De toute façon… elle n’en aurait bientôt plus besoin. Elle ne pouvait pas être courageuse. C’était terminé. Mais elle opina quand même. Faire semblant. Elle n’avait plus que ça.

Julien s’installa à côté de Norelia. Léo replia ses jambes près de son meilleur ami. Sélène aurait tellement aimé lui parler, mais il y avait trop de témoins, trop de non-dits, trop, trop, trop.

– Bon, on va commencer, annonça Madame Gasser.

Elle expliqua toutes les cartes, elle expliqua la variante à plusieurs villages dont parlait ce garçon trop enthousiaste. Sélène n’écouta absolument rien. Elle connaissait le jeu de base, elle se débrouillerait.

Ils jouèrent. Elle prenait soin de ne surtout pas effleurer Léo du regard, mais elle sentait sa présence, le picotement familier dans ses épaules. Dans ses mains. Elle les cacha dans sa veste. Elle aurait parié que Léo avait remarqué. Premier tour : villageoise. C’était facile. Chaque fois, pendant que Cupidon tirait ses flèches, elle croisait tous les doigts pour ne pas être choisie. Heureusement, pour une fois, la chance semblait être avec elle. Au deuxième tour aussi. Troisième : petite fille. Elle vit des choses, mais pas Léo. On la tua rapidement.

Il y eut quelques changements avec d’autres groupes, mais Léo, Julien, Norelia et Sélène restèrent près de ce feu-là.

– Cupidon se réveille.

C’était leur dernière partie. Il commençait à faire noir, les flammes dansaient sur les villages. L’église avait déjà sonné vingt-heures.

– Il me désigne les personnes qu’il unira jusqu’à la mort… commenta Madame Gasser comme chaque fois.

Sélène croisa les doigts encore une fois. De toute façon, c’était quasiment impossible que Cupidon fît le mauvais choix. Il y avait trop de possibilités…

– Je vais taper sur la tête des deux amoureux, prévint Madame Gasser.

Le sable crissa près de Sélène. Elle sentit un main effleurer ses cheveux. Merde. Son sang se glaça malgré le feu de camp. Non non non. Ce n’était pas possible, il devait y avoir une erreur… Mais elle n’avait pas le choix. Elle se força à ouvrir les yeux. Il y avait encore de l’espoir.

L’électrochoc. Le cœur qui s’arrête. Non. Pas encore. Pas lui. Pas Léo. Mais il n’y a qu’une personne. Il n’y a que lui. Soudain, lui parler ne semble plus si important. Elle a juste envie de fuir. Fuir et ne jamais se retourner. Fuir et mourir. Oui, ça, c’était une certitude.

Mais là, elle n’avait pas le droit. Il y aurait trop de questions, après. Elle leva les yeux. Léo l’observait toujours. Comme la première fois, quand ce n’était encore qu’un jeu. Comme la deuxième fois, quand l’adrénaline brûlait dans ses veines. Elle vit l’inquiétude et la protection. Ici, tout pouvait la tuer et la sauver en même temps. Mais ce soir, c’était différent. Il y avait le froncement des sourcils de Léo. La tension qui s’accumulait imperceptiblement dans ses poings serrés.

Elle ferma les yeux. Elle pria Célestine pour disparaître maintenant. Elle ne voulait pas vivre une seconde de plus. Mais les flammes continuaient de crépiter dans la fraîcheur du soir.

Léo

Oh, bordel… Sélène. Elle est partout, partout, partout. Chaque fois que je bouge la tête, elle est là. Chaque fois que je laisse mes pensées dériver, elle est là. Chaque fois que j’embrasse Sylane, elle est là. Impossible de l’oublier.

On ne se parle presque plus. J’essaie. Elle recule. Chaque fois. J’ai envie de la faire tournoyer sur la piste de danse. J’ai envie de la prendre dans mes bras. J’ai envie de discuter pendant des heures, sous une couverture, comme quand on était petits. J’ai envie de lui rendre ce que j’ai pris.

Mais je ne peux pas. Il y a Sylane. Je ne suis pas un connard. Pas à ce point. Pas deux filles à la fois. Sélène me fuit, mais plus elle s’éloigne, plus elle m’attire. Hier soir, elle était tellement, tellement loin… Elle resplendissait sur cette foutue scène. J’ai pensé à ses lèvres. À mes mains sur sa taille. J’ai pensé à ce que je veux vraiment. Je ne sais pas. Je ne sais plus rien.

Je suis parti. J’ai fui dans la nuit, jusqu’à l’océan. Clapotis apaisant. J’ai réfléchi. J’ai eu froid. J’ai abandonné. Je suis rentré. Je me suis enfoncé dans le sommeil. Je ne voyais que la reine de la danse et son véritable sourire.

Aujourd’hui, j’ai réfléchi. Encore. Beaucoup. Sans doute trop. Je suis en train de basculer. Je tombe dans un gouffre sans fond. J’ai peur de ce que je pourrais trouver. En haut, il y a Sylane. Cette fille que je ne comprends toujours pas. C’est si facile. Un peu hautaine, un peu déterminée. Elle est tout le temps avec moi, je ne la vois plus. Je ne suis même pas sûr qu’elle m’aime… Mais dans le fond, elle est humaine. Elle m’embrasse tous les matins, elle m’attend après les cours. Elle est parfaite.

Je pourrais rester. Je pourrais m’accrocher. J’en suis incapable. Hier, j’aurais pu danser. J’aurais pu l’embrasser. J’aurais pu oublier Sélène et l’éclat de son sourire. Mais impossible d’éviter la chute. Je dégringole comme Alice dans le terrier de ce lapin qui a rendez-vous quelque part. Mais, quelque part, où ? Je tombe, tombe, tombe dans le noir. Toujours plus proche de Sélène.

L’obscurité. Les abysses. Elle est recroquevillée sur elle-même. Elle ne me regarde même plus. Elle s’efface, s’efface. Bientôt, elle aura disparu. Mais qui me retiendra de tomber plus bas encore ? Elle me rend dingue.

À la lueur du feu de bois, nos regards se croisent. Elle ferme les paupières. Elle se cache. Le soleil disparaît, avalé par un trou noir. Le feu dévore toutes les braises, ne reste que ce regard éteint qu’elle m’empêche de cerner.

Je ne peux pas la laisser.

Quitte à sombrer avec elle, je lâche prise.

Léo

J’ai mal dormi. En fait, je sais même pas si on peut dire que j’ai dormi. Je me suis retourné dans mon lit, encore et encore, côté droit, sur le ventre, j’ai ouvert la fenêtre, côté gauche, je l’ai refermée, sur le dos… Mon cœur n’a jamais voulu se calmer.

Je dois lui dire.

Je dois être honnête. Je lui dois bien ça.

Ça risque d’être une longue journée.

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