Paris, hiver 2012-2013. – Point de vue d'Émilie.
J'ai été trop optimiste.
Finalement, mon corps a lâché, juste avant les partiels du premier semestre. La directrice de la fac a dit qu'il n'y avait rien à faire, je ne pourrai pas les passer plus tard, je devrai tout recommencer l'année prochaine. Au point où j'en suis, déjà je suis vivante, on ne peut pas tout avoir ! Je suis au lit, à la maison, et j'ai l'impression de tomber dans un gouffre sans fond. Il faut dire que j'ai tout stoppé d'un coup : les hormones et les opiacées, je ne prends plus rien à part de l'eau. Et quelques légumes bouillis. Le sevrage n'est pas évident, Prune s'occupe de moi. Elle passe tous les jours à la maison vérifier que je vais bien. Enfin « bien », si on peut dire.
Le temps s'écoule lentement, mais semaine après semaine, je commence à aller un peu mieux. Le retour de mes cycles menstruels n'est pas sans complications, la douleur est insupportable, mais bout à bout je reprends contact avec la réalité de mon corps. Mon CORPS. Je crois que ça fait des années que j'essayais de l'oublier et qu'il s'est rappelé brusquement à mon bon souvenir, quand le médecin m'a dit « pronostic vital engagé ».
Valentin et Lola ont la gentillesse de passer me voir. Ils m'ont rapporté les cours d'Alexis, pour que je puisse rattraper. J'ai pas tellement la tête à ça, j'avoue. J'ai la tête à essayer de me souvenir de qui j'étais avant d'investir toute mon énergie vitale dans la réussite de mes études et d'y aspirer mon propre sang, puis une fois exsangue, de lui sacrifier ma propre chair. Je ne sais même pas si j'ai envie ou besoin de faire autre chose, de m'aérer le cerveau, de mettre les mains dans la pâte. En ce moment je modèle des perles, Prune vient m'aider à les peindre. On fait des colliers, ça me passionne entièrement... Quand j'étais petite je faisais des bijoux, je peignais des tableaux, je dessinais des bonshommes, je sculptais des monstres ! On avait même un « journal des sorcières » avec les faits divers de notre monde imaginaire...
Lola essaye de m'expliquer que je dois oublier Alexis, je l'écoute d'une oreille distraite. C'est pas que j'ai oublié Alexis, c'est que j'ai l'impression qu'il appartient à un monde qui a disparu. C'est comme si elle me parlait d'un dinosaure de ma vie. Il fera toujours partie de moi quelque part, mais plusieurs ères me séparent de lui. C'est de l'amour préhistorique, presque géologique, même. Elle insiste, il paraît que lui m'a oubliée. Remplacée. Je commence à m'agacer un peu, je me demande où elle veut en venir. Alexis je l'ai quitté, je voudrais bien qu'il me pardonne et qu'il aille à la rencontre de la moi de maintenant, mais trop de choses se sont passées depuis. Tout a encore changé de sens.
C'est Valentin qui en rajoute une couche, c'est son meilleur ami, parait-il, maintenant. Il a obtenu ses confidences, il m'a totalement oubliée et se languit d'amour pour Ariane. Qu'est-ce que c'est censé me faire ? Ils attendent tous les deux une réaction de ma part. Je leur dis « bof ». Je n'ai le temps ni pour les regrets ni pour les remords. Pour enfoncer le clou, Lola me demande comment je réagirais si Alexis était derrière la porte, et là je perds patience. Je me mets à trembler, tout tourne autour de moi, je m'entends hurler : « Quoi ?! Il est derrière la porte depuis le début ?? »
C'était une hypothèse, il n'est pas là. J'ai encore des palpitations mais je me sens vaguement soulagée. Je leur montre le mail qu'Alexis m'a écrit avant qu'ils arrivent. Celui où il me dit que je l'ai blessé en interrompant notre relation du jour au lendemain, et qu'il ne sait pas comment prendre le fait que je lui propose d'être ami. Je crois qu'ils ont compris qu'ils avaient été trop loin. Valentin et Lola prennent congé.
Plus tard après leur départ, je relis plusieurs fois le mail que moi je lui avais écrit pour lui dire que moi, j'étais prête à le revoir et à reprendre contact avec lui. C'est formulé tellement bizarrement que j'ai l'impression que c'est quelqu'un d'autre qui l'a écrit !
Projet de couverture du livre : Lola à la place du Page de Coupes du tarot Rider-Waite. Il évoque le messager des émotions et de l’intuition, il peut également représenter de nouvelles perspectives émotionnelles et des opportunités de croissance. Docteur ès bonnes intentions représente l'intervention intempestive d'une personne qui se prévaut d'intention louables dans une situation où elle n'a aucune légitimité ni même de réelle volonté d'arranger les choses à part de se donner à elle-même une place valorisante.