Malgré tous ses efforts, chaque marche semblait hurler son indignation à chacun des pas de la jeune femme. Le vieux colimaçon n’avait pas dû recevoir la moindre visite des décennies durant, et brusquement cette jeune donzelle et ses airs de propriétaire se mettait en tête de l’escalader chaque jour. Les pâles doigts se laissaient glisser le long de cet axe central, d’un seul tenant, qui couvrait tellement d’étages qu’il ne faisait aucun doute qu’il avait été prélevé dans le tronc d’un arbre millénaire. Il avait son petit caractère, pensa Astrée tandis qu’elle cherchait à se faire plus légère encore.
La tourelle. Sa tourelle. Celle qu’elle avait annexée dès son enfance. Celle que ses frère et cousins avaient assiégée chaque été pour l'obliger à en sortir. Elle avait toujours aimé cet endroit, et elle était bien la seule. L’escalier interminable aux marches irrégulières n’offrait que promesse de vertiges et chutes. Pour Astrée, il avait toujours été la porte ouverte sur d’autres époques. Rien que l’odeur des pierres humides et poussiéreuses la projetait loin, si loin. Du moins était-ce le cas lorsque, enfant, elle se rêvait chevalier ou grand seigneur. Jamais princesse, ce n’était pas le style. Aujourd’hui, les autres époques n’étaient plus son but. Elle ne cherchait plus que l’isolation.
La semaine écoulée, elle l'avait passée à abattre toutes les tâches qu'elle avait délaissées jusqu'à présent. Une bonne résolution qui s’en serait trouvée meilleure si sa motivation première n'avait été de s'abrutir l'esprit afin d'éviter de penser à tout le reste, et de fuir toute chose apte à le lui rappeler. Même si ces choses prenaient la forme d'un frère et d'un cousin... Ou pire. Et chaque soir, harassée, elle retrouvait un frère, dans ses draps, un frère auprès duquel, irrémédiablement, elle s'allongeait et luttait de toutes ses forces pour trouver le sommeil.
Cette nuit n'avait pas fait exception, et ce ne fut qu'aux premières lueurs de l'aube qu'elle parvint à sombrer, avant de s'éveiller en hurlant quelques toutes petites heures plus tard, sans le moindre souvenir de ce qui l'avait traumatisé à ce point. Heureusement, Pâris, très coutumier du fait, connaissait les gestes qui sauvent. Des bras qui l'encerclent, qui l'englobent, qui la serrent fort pour l'obliger à sentir son corps et le réintégrer, et puis une voix douce pour lui rappeler qu'elle n'est pas seule et que tout va bien à présent. Elle s'était rendormie comme ça, en position fœtale avec son frère pour coquille, et ne s'était réveillée que bien plus tard, encore fourbue de fatigue, les paupières gonflées et la bouche pâteuse. Elle avait entendu Pâris se lever quelques heures auparavant, tout comme elle l'entendait maintenant, depuis la cour où il traînait avec Benjamin.
La conversation demeurait trop indistincte et les murs trop épais pour qu'elle en saisisse le contenu, mais l'essence-même demeurait l’inquiétude. Elle l'entendait dans leur voix. Une inquiétude qu'ils nourrissaient envers elle, bien évidemment. Une inquiétude qu'elle ne parvenait à cautionner. Elle était la surprotectrice de l’histoire. C'était elle qui se faisait du souci pour les autres, ces inconscients, ces immatures qui lui faisaient office de famille. Elle ne les avait jamais autorisés à inverser les rôles, et encore moins pour une stupide affaire de panne de voiture. Ou peut-être était-ce cette histoire de chauffard dont le Capitaine leur avait appris un peu plus tôt dans la semaine, que plaques et voiture avaient été déclarées volées quelques heures avant l’incident ?
Au moins, depuis sa tour, elle n’avait pas à supporter leurs regards tristes qui n’avaient de cesse de converger sur sa petite personne. Depuis sa tour, elle avait un alibi pour échapper à leurs attentions. Les différentes pièces de cette partie de la Gentilhommière avaient été débarrassées, les vieux meubles trop imposants entreposés dans les caves en attendant, les vêtements donnés aux bonnes œuvres. La bâtisse retrouvait un peu de sa superbe. « Il faut que le futur acquéreur puisse se projeter. » lui avait annoncé très sérieusement, Benjamin. « Comment veux-tu qu’il le fasse entre quatre buffets, cinq vaisseliers et un lit à baldaquin dans une seule pièce ? ». Sept siècles d’accumulation laissaient des traces. Aussi, des semaines durant, ils s’étaient employés à désencombrer l’espace, à laisser la part belle aux pierres apparentes de murs, aux poutres sculptées, aux parquets massifs, aux tommettes séculaires. Le salon avait été réaménagé également. Si Astrée avait été intraitable concernant le sofa et le fauteuil en cuir qui devraient rester, elle avait accepté de déplacer son fatras ailleurs. Ses recherches sur Aelis sous le bras, elle avait renoncé à sa chambre dans laquelle Pâris s’était définitivement établi. Au lieu de quoi, elle avait repensé à son antre. Cette petite porte tout en haut de la tourelle.
Une porte au fronton sculpté dans la pierre. Une locution, « Capax Infiniti » entourée de deux chimères mêlant félins et lupins. Astrée baissa la tête pour en passer le seuil, et s’introduit dans son repaire. La pièce toute ronde voyait ses murs curves percés de trois fenêtres. L’une donnait sur la rue, l’autre sur le parc, et la troisième, surplombait les toits pour porter sur le château. Dans un coin s’entassait tout ce qu’Astrée avait repoussé pour s’aménager de la place. Et au centre, trônait son ordinateur et des piles de documents à l’organisation très discutable. Ici, elle était tranquille, elle pouvait laisser traîner ses recherches sans craindre de regards intrusifs. Officiellement, elle occupait son temps à trier et ranger le sommet de la tourelle. Officieusement, elle enquêtait sur cette note manuscrite qu’elle avait retrouvée le jour de l’arrivée de Benjamin.
Après avoir abandonné les deux autres dans la cour, elle s’était empressée de rejoindre le salon, ce jour-là, pour condamner la porte communiquant entre la zone libre et la zone occupée. Le message se voulait clair : elle en interdisait l’accès à tous. Personne ne sortirait de la zone libre pour rejoindre la rutilante cuisine de la zone occupée. Et personne de la zone occupée ne s’introduirait plus dans sa zone libre. Une fois tous les meubles replacés contre la porte, elle s’était laissée tomber dans le sofa. Et après s’être détestée de se surprendre à humer le parfum resté accroché sur un bout de plaid, son regard était tombé sur le procès verbal d’Olimp Le Varingar. Si elle se rappelait d’avoir entouré le nom du condamné, elle n’avait aucun souvenir de cette écriture élégante qui ornait, désormais, la marge. «Væringjar = Varègue. » annonçait la note manuscrite. « Fondateurs de la Rus’ Киевская Русь, actuelles Biélorussie/Russie/Ukraine. » Si elle n’avait pas eu beaucoup de doutes quant à l’origine de cette note, l’utilisation du cyrillique avait achevé de la convaincre.
Et depuis des semaines, elle s’employait à comprendre où il avait voulu en venir. Il aurait été probablement plus simple de lui poser directement la question, mais… Non. Astrée avait saisi l’idée générale. Olimp Le Varingar, comme on pourrait dire Syssoï le Russe. Ce dernier semblait avoir déduit que son sosie d’époque médiévale était un Varègue ou un descendant de Varègues. Pourquoi ? Il s’agissait de soldats établis sur l’actuel territoire russe, mais pas des slaves. Des vikings. Cette notion éveilla quelque chose chez Astrée... Comme un souvenir définitivement évaporé. Un souvenir qui s’efforçait de revenir à la surface, toquait à la porte de son lobe frontal, sans que la jeune femme ne parvienne à lui ouvrir. L’accès était trop bien cadenassé. Des Vikings s’établissant à Kiev, fondant une société féodale, et progressivement, devenant des Russes ? Syssoï se savait-il descendant de Varègues ? Est-ce qu’Olimp était pour lui ce qu’Aelis était pour elle ? Un aïeul ?
La recherche suivante porta sur les Romanov. « Roman Iourievitch Zakharine-Iourev père d'Anastasia Romanovna Zakharyina, la première épouse d'Ivan le Terrible, et de Nikita Romanovich Zakharine, dont le fils Fédor Ivanovich Romanov est le fondateur de la dynastie des Romanov. » disait Wikipédia. Syssoï appartenait-il à ces Romanov-là ? Existaient-ils d’autres Romanov ? Le site indiquait que Roman Iourievitch Zakharine aurait été détenteur du grade d’okolnichy. Astrée cliqua sur le lien et nota immédiatement que dès la phrase d’introduction de l’article on y évoquait la Rus’ de Kiev. Les Varègues ? Roman, père de toute la dynastie Romanov aurait été un Varègue ? Quelle chance y avait-il, alors, pour que Olimp le Varègue ne soit pas lié à Syssoï le Romanov ?
Carmina Burana en ambiance sonore, elle se prenait la tête entre les mains, le bout de ses doigts massant lentement ses tempes, lorsque la porte grinça sur ses gonds.
— J’aime soigner mes entrées, annonça son frère bras écartés sur le seuil de la porte tandis que le chœur de voix semblait célébrer sa venue.
Voilà qui n’allait pas soigner son ego. Comme prise en faute, Astrée claqua l’écran de son portable. La création de Carl Orff se tut immédiatement, et Pâris afficha une petite moue boudeuse qui ne dura qu’un très court instant.
— Tu n’étais pas supposée faire du tri, ici ? demanda-t-il en promenant un regard effaré sur la pièce au milieu de laquelle on semblait s’être adonné à des tests nucléaires.
Des semaines qu’elle s’enfermait chaque jour dans sa tour d’ivoire, et jamais le bazar n’y avait autant régné. Paris ne réalisait que maintenant qu’il avait été dupé tout ce temps. L’ordinateur posé sur un carton improvisé en bureau d’appoint ne fit que le lui confirmer.
— Qu’est-ce que tu me caches ?
— Rien, répondit-elle d’une petite voix mal assurée, son corps en bouclier devant l’ordinateur fermé.
Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour fondre sur elle, l’attraper par la taille, la soulever et la reposer à quelques mètres de l’ordinateur. Vexée d’avoir, une fois de plus, été déplacée aussi facilement qu’une poupée de chiffon, elle tenta bien de s’interposer, mais son frère fut bien plus rapide. Il avait déjà ouvert l’ordinateur et consultait l’écran. Astrée essaya de passer sous un bras, puis sous un autre, mais chaque fois son frère se décalait juste assez pour lui empêcher tout accès.
— « Okolnichy », déchiffra-t-il avec maladresse. « Poste à la cour des dirigeants russes depuis l'invasion mongole de la Rus', durant le XIIIe siècle. » Russe ? Tiens donc…
Un clic plus tard, il ouvrait un autre onglet et s’informait de son contenu.
— L’arbre généalogique des Romanov ? Encore plus intéressant. Tu as opté pour une nouvelle stratégie de séduction qui consiste à assommer ta proie de tes connaissances pointues sur son pays d’origine ?
— Je ne cherche à séduire personne !
— Tu aurais plus de succès avec la bonne vieille technique de la jupe courte, crois-moi.
— Ça n'a absolument rien à voir ! Je fais des recherches sur notre ancêtre.
D’un mouvement de hanche, elle éjecta son frère de devant le clavier, et s’employa à vérifier qu’il n’avait fermé aucun des onglets qu’elle maintenait ouverts par dizaines. Pâris, sa curiosité étanchée, s’était laissé faire et déambulait dans la pièce circulaire en direction de l’une des fenêtres. Là, sur l’épais rebord, un chat chauffait son pelage au soleil.
— Hélix ? demanda-t-il.
— Aelis, rectifia-t-elle.
— C’est pareil.
Il avait attrapé le chat qui se lovait, désormais, contre le torse du jeune homme, étirant son cou pour venir chercher la caresse d’un menton entre ses deux oreilles.
— Est-ce que ça va nous aider pour la vente ? Je veux dire… tu y passes tellement de temps, j’espère au moins que c’est dans l’optique d’une plus-value.
Astrée aurait pu prétendre que l’histoire d’Aelis étant intimement liée à la création de la Gentilhommière, il y avait forcément tout à gagner à démêler le mythe de la réalité. Mais elle ne savait pas mentir à son frère. Tout au mieux, elle parvenait à omettre certaines vérités.
— Elle m’intrigue, consentit-elle à lui répondre en refermant l’ordinateur.
— Elle t’obsède, rectifia-t-il.
S’il savait à quel point.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Je croyais que tu détestais cet endroit.
Enfants, Benjamin et lui s’étaient mis en tête que cet endroit était hanté. Désormais adultes, aucun des deux n’avait, pour autant, daigné monter l’y chercher depuis qu’elle y passait une bonne partie de ses journées.
— C’est moins impressionnant que dans mon souvenir, répondit-il en arpentant la petite pièce après avoir reposé le chat. Mais ne change pas de sujet… Quel rapport entre notre aïeule périgourdine et les Romanov ?
Astrée se trouva très mal à l’aise. Elle ne souhaitait toujours pas mêler son frère à toute cette folie. Pourtant, elle ne pouvait lui mentir. Elle en était incapable, tant mentalement que physiquement. Pâris l’aurait immédiatement remarqué. D’ailleurs, son regard incisif était déjà fixé sur les mains de sa sœur dont elle torturait les doigts.
— Le rapport n’est pas avec elle, commença-t-elle après un moment de silence. L’homme avec lequel elle fuyait… Son amant. Celui pour lequel on aurait fait ériger cette bâtisse. Son nom était Le Varingar. Et puisqu’à l’époque les patronymes indiquaient plus l’origine qu’autre chose, le sien doit suivre le même schéma.
— Et c’est important parce que…?
— Ça ne l’est pas.
Premier mensonge. Elle se détestait. Par miracle, son haussement d’épaules sembla convaincre Pâris. Ou du moins le laissa-t-il prétendre. Pourtant, loin de tourner les talons et de la laisser retourner à son isolement et ses recherches, il dégagea le drap qui recouvrait un vieux fauteuil, et s’y laissa choir. Il s’installait ? Pourquoi ? Il n’aimait pas cet endroit. Une alarme se matérialisa dans le cerveau de la jeune femme. Instinctivement elle porta son regard vers la porte laissée ouverte, et au silence qui régnait par-delà.
— Où est Benjamin ?
Elle venait de mettre le doigt sur l’anomalie de cette scène. Pâris. Seul. Pas l’ombre d’un Benjamin dans son sillage. Pâris qui ne répondait pas. Pâris qui semblait captivé par la lecture d’un des documents qu’il venait de ramasser sur le sol. Pâris qui faisait semblant de ne pas l'entendre. N'importe qui l'aurait imaginé happé, rendu sourd à tout événement extérieur, mais Astrée n'était pas n'importe qui, et elle le connaissait suffisamment pour savoir lorsqu'il feignait la concentration pour éviter d'avoir à lui répondre, en espérant qu'elle se lasse. Ce qui échouait à chaque tentative.
— Pâris ! Où est Benjamin ? répéta-t-elle plus sévèrement, le regard à présent rivé sur l’accusé.
Il soupira et relâcha le document qui virevolta jusqu'au parquet poussiéreux.
— Je l’avais prévenu que ça ne fonctionnerait pas, annonça-t-il en se redressant à contre-cœur. Alors, foutu pour foutu... Ben est parti se choisir un cheval. Moi j'étais censé faire diversion.
— J'avais dit non, Pâris !
— D'où la nécessité d'une diversion.
Astrée se trouvait déjà sur le seuil, prête à dévaler les marches pour rattraper son désobéissant cousin. Mais sur la première marche, soudain très lasse, elle s’immobilisa.
— Oh et puis crotte ! Il a qu'à s'amuser à faire son choix, peu importe. Le jour du tournoi je l'enferme dans sa chambre.
— Sauf que c'est aujourd'hui le tournoi. Il débute à seize heures.
— Quoi ? hurla-t-elle en se saisissant de son portable dans sa poche pour en vérifier l'heure.
Quatorze heures passées. Dans moins de deux heures cet idiot de Benjamin s'élancerait sur une monture qu'il ne maîtriserait pas, dans une course de laquelle il ne sortirait clairement pas indemne.
— Comment t'as pu le laisser faire une connerie pareille ? S'exclamait-elle en s’élançant dans l’escalier en colimaçon.
— C'est lui l'aîné, il est censé incarner la sagesse, tout ça, tout ça…
Il la talonnait. Et bientôt, frère et soeur se retrouvèrent dans le salon où Astrée cherchait quelques vêtements décents à enfiler.
— Il a une semaine de plus que toi ! s'exaspéra-t-elle en boutonnant son jean en urgence, son regard continuant de parcourir la pièce à la recherche d'habits que pourrait revêtir Pâris. Tiens, enfile ça et ça.
— Quoi ? Pourquoi ? Tu n'aimes pas ce que je porte ? demanda-t-il en réceptionnant le short en jean et le pull qu'elle venait de lui lancer.
Un simple coup d'œil à ce qu'il avait actuellement sur le dos permit à Astrée de confirmer sa théorie. Short hawaïen et tee-shirt « I love Paris » tireraient, sans nul doute, des cris d’indignation chez Jeanne. Il fallait réfléchir le prestige de la baronnie, selon elle. Obéissant, Pâris avait déjà enfilé le short et s'occupait à étendre le pull devant lui, comme pour mieux l'étudier.
— Il est à qui ce pull ? demandait-il alors même que sa sœur démontrait son impatience en ramassant à la hâte toutes les affaires indispensables à sa survie, à grand renfort de nuisances sonores diverses et variées.
— À toi, je suppose, s'agaçait-elle sur le seuil de la porte d’entrée qu'elle maintenait ouverte pour l’y rejoigne.
— Massimo Dutti ? J'en doute, ça coûte un bras.
Brusquement, elle braqua son regard sur le vêtement à la laine si légère, si soyeuse, aux exquises effluves qui en émanaient toujours, et... Merde ! Il ne l'avait jamais récupéré, elle ne le lui avait jamais rendu, à l'image de ce briquet d'argent qui pesait de tout son poids dans la poche arrière du jean qu'elle venait d'enfiler. Se serait-elle réinventée cleptomane depuis leur rencontre ? Et que pouvait-elle bien répondre à son frère ? Pas la vérité, en tout cas, les conséquences seraient désastreuses.
— Ça devait traîner dans un placard, lui servit-elle en lui arrachant le pull des mains pour le remplacer par un débardeur bien plus de saison.
— Classe, l'aïeul.
*
Pâris.
La plupart des rues et ruelles avaient été fermées, et rejoindre la grande place aménagée pour l’occasion s'était avérée bien plus compliquée que prévu. Il n'avait fait que suivre, ne voyant pas réellement où pouvait bien se situer l'urgence, mais la dernière demi-heure n'avait été que course et bousculade. Il restait encore du temps avant le début de la course, et pourtant les riverains se pressaient déjà aux fenêtres, tandis que les autres, les touristes ou encore les villageois dont les balcons ne donnaient pas sur le parcours, s'entassaient sur les gradins qui avaient été montés dans la nuit tout autour de ce qui, en temps normal, était un parking pour le château. Les gradins, c'était justement l'escalade périlleuse qu'il venait d'entreprendre, slalomant au sein de cette foule compacte à la recherche d'un visage familier ou d'une silhouette agréable. N'importe quoi ferait l’affaire. Un voisin, un camarade d'enfance, une jolie suédoise, n'importe qui apte à le sauver de la tragédie gréco-romaine qui se jouait dans son dos, façon monologue lancinant et interminable.
Finalement, après plusieurs minutes à grimper sur l'échafaudage de bois, le Saint Graal se matérialisa à quelques mètres, sous les traits inexpressifs d'un grand brun les yeux rivés sur la piste. Ce n'était pas vraiment le Messie dont il avait rêvé, mais à défaut de mieux... Pressant son escalade, il parvint à son niveau après quelques pieds écrasés et doigts broyés au passage.
— ... Mon moment de gloire ! pleurnichait l'autre, dans son dos, sur le même ton depuis de trop longues minutes. Tu n'avais qu'une seule chose à faire, une seule mission, et t'as même pas tenu deux minutes ! Pour une fois, une seule toute petite fois dans ma vie, je voulais être autre chose que la cinquième roue du carrosse version Beynac ! J'ai pas le droit de briller moi aussi ? J'ai pas le droit d'être heureux ? Pourquoi tu veux pas que je sois heureux ? Pourquoi tu fais exprès de nuire à mon bonheur ?
— Ne faites pas attention à lui, annonça Pâris aux visages connus en leur offrant sourire d'excuse et signe de main.
Aux côtés du grand brun, assise dans les gradins, la blonde mono-expressive semblait particulièrement ravie d'être là, tandis que par la droite, arrivait le troisième visage de l'atypique trio. Le sourire de Pierre ne fit que s'élargir lorsque, arrivé à leur niveau, il se retrouva confronté à l'acte III, scène 2 d'un Benjamin qui n'en finissait pas de gémir sa peine.
— J'en déduis à ta présence que le chaton n’a pas été dupé ?
— Pâris n’était pas la diversion idéale, rétorqua Benjamin avec fermeté. Pourquoi, mais pourquoi ? T'avais juste à assurer mes arrières, c'était trop demander ?
— On est trois dans la baraque, pas cinquante-six. Comment as-tu pu croire qu'elle n'allait pas remarquer ton absence ? soupira ce dernier en observant son cousin se laisser tomber lamentablement sur le gradin.
— Peu importe ! J'aurais pu être parti faire des courses ou que sais-je… Tu n'étais pas obligé de cracher le morceau en moins d'un quart de seconde juste parce qu'elle a eu l'audace de t'interroger !
Depuis son banc de bois, Benjamin ne voyait plus rien de cette place de laquelle il avait été évincé. La foule se maintenait encore debout sur les gradins, à l'image de Pâris, du russe et de Pierre, aussi ne percevait-il qu'un nuage de dos et de chevelures.
— Je ne mens pas à ma sœur.
— Ça ne te dérange pas de prétendre être prêtre pour ne pas avoir à rappeler un coup d'un soir, mais dire à Astrée que je suis parti me baigner, là, c'est trop pour toi !
— Je ne lui mens pas, jamais, c'est comme ça, c'est tout.
— Est-ce qu'il serait possible de parler d'autre chose pour une fois qu'elle nous honore de sa délicieuse absence, ou bien est-ce trop vous demander ?
La voix féminine en provenance du gradin fit se retourner quatre visages et se braquer autant de regards dans sa direction. Toujours aussi inexpressive, elle s'adressait à eux avec cette insolence frisant le ridicule.
— Où est-elle ? troua la voix du russe ignorant totalement les attentes de Charlotte, et s'adressant aux Beynac pour la première fois.
Une intervention qui ne manqua pas de surprendre Pâris qui mit plusieurs secondes avant de réaliser que cette question s'adressait à lui.
— Astro ? Enfin, je veux dire Astrée ? Eh bien... commença-t-il en montant sur le banc du gradin afin de mieux percevoir la place en contrebas.
Une place dont il fouilla du regard l'espace regorgeant de chevaux, cavaliers et autres.
— Elle est là !
De l'index il pointait une forme quasi imperceptible dans l'ombre d'un immense étalon à la robe aussi noire que la peau de sa future cavalière était blanche. Une silhouette minuscule qui tranchait radicalement au milieu de ces villageois aux physiques impressionnants et ces bêtes puissantes.
— Elle ne compte tout de même pas chevaucher ce monstre ? interrogea le russe dont la voix trahissait une légère pointe d'inquiétude. Est-ce qu'au moins elle sait monter ?
— Elle n'a jamais appris, mais ça fait partie de ces trucs qu'elle a toujours su faire sans le moindre effort, répondit Pâris en observant sa sœur mettre le pied à l'étrier pour enjamber la bête avec dextérité et grâce. J'crois qu'elle doit avoir un bon contact avec les animaux, c'est pour ça.
— Elle attire les chats errants comme un aimant, tu parles d’un super-pouvoir, ronchonnait Benjamin dans son coin.
— Mais je croyais que c'était dangereux et qu'aucun de vous ne devait participer ? poursuivait Syssoï.
Il n'avait donc absolument rien manqué de la conversation plusieurs semaines en amont.
— Ça c'était avant que Benjamin ne s'inscrive et que la baronnie soit notée parmi les concurrents. Il fallait un Beynac et c'est elle qui monte le mieux.
Comme pour lui donner raison, cette dernière en un léger coup de talon lança sa monture au petit trot, et la dirigea au travers de la foule de cavaliers sans la moindre difficulté. Sa stature, son port de tête, et l'agilité de chacun de ses gestes la rendait tellement plus naturelle et tellement moins humaine que lorsqu'elle se trouvait maladroitement instable sur ses deux jambes. À ses pieds, musiciens et porte-drapeaux agitaient leurs étendards. Chaque quartier avait le sien. Des couleurs vives que les cavaliers, eux-aussi, arboraient fièrement sur leur tunique et autres déguisements d'époque. Seule la jeune femme demeurait vierge de toute couleur. Son débardeur blanc trop grand et son jean usé jusqu'à la corde reflétaient mal sa condition et son appartenance. Un ovni dans le paysage folklorique.
— Quel est le parcours ? s'impatienta Syssoï, s'arrachant à la contemplation de la cavalière pour se retourner vers le frère de cette dernière.
— Eh bien... commença-t-il, de plus en plus perplexe face à l'urgence de sa voix. Ils partent de la ligne que le Capitaine est en train de tracer au sol, ils quittent la place par cette large artère, puis traversent chaque quartier, d'abord le château, puis le cœur historique par les ruelles étroites du village. Ils tournent à la maison des Sarrasins, puis les quais, le port, ils remontent ensuite par les bois pour revenir sur la place par cette rue-là. Ça prend environ entre dix et quinze minutes pour chaque tour, et la course en compte trois.
— On ne peut donc pas suivre la course en permanence.
— Non, la moitié du parcours est dans les bois, mais... Pourquoi toutes ces questions ? C'est quoi le problème ?
Pâris avait baissé la voix, comme s'il cherchait à inspirer la confidence. Un aveu qui ne vint pas immédiatement, le danseur préférant reporter son regard inquiet sur la jeune femme qui attrapait la bombe noire qu'une Jeanne lui tendait avec autorité.
— Un chauffard et un sabotage, lui rappela-t-il finalement.
Il n'ajouta rien de plus, il n'en avait pas l'utilité, Pâris observait déjà son aînée avec cette même inquiétude teintée d'incrédulité.
*
Astrée.
Depuis sa monture, elle les vit. Elle n'avait pas eu besoin de sonder la foule compacte, son regard s'était immédiatement porté sur celui qu'elle sentait peser de tout son poids sur elle. Comme aimantée, elle ne fut pas réellement surprise de découvrir l'homme sombre au regard d’acier. Il en allait ainsi depuis des semaines, cette attraction inexplicable ne faisant que s'accroître avec le temps. Elle ne le cherchait pas mais le trouvait toujours. Elle l'avait senti bien avant de s'autoriser à le voir, et sa seule surprise fut de remarquer la présence de son frère à ses côtés. Tous deux entreprenaient de descendre les gradins, dérangeaient le public sans prendre la peine d'emprunter les escaliers. Ils sautaient d'un banc à l'autre en prenant appui sur des épaules inconnues.
Intriguée, elle enroula les rênes autour de son poignet, indiquait la direction à prendre à Néron, ce splendide étalon dont personne n'avait voulu. Trop nerveux. Mais avant même qu'elle n'ait pu couvrir une quelconque distance pour les rejoindre, un horrible larsen résonna et ricocha contre les hauts gradins de la place, immédiatement suivi par la voix enjoué d'un maire au sommet de sa popularité. Du pain et des jeux. Il s'emportait, félicitait la foule toujours plus nombreuse d'année en année, s'émerveillait de l'importance très exagérée qu'il donnait à son petit village, et n'oubliait pas de préciser toutes les améliorations apportées durant son mandat. Il ne lui restait plus qu'à présenter les concurrents et les inviter à rejoindre la ligne de départ. Peut-être que si elle se dépêchait, elle aurait le temps de retrouver son frère avant que son nom ne soit appelé. Jeanne, la main sur l'encolure de la bête, avait suivi son regard et remarqué, à son tour, la progression des deux hommes. Déjà, le maire au micro galvanisait la foule à l'annonce du concurrent pour le quartier du port.
— Y’a pas l’temps, lui dit Jeanne après un rapide coup d'œil au troisième cavalier s'avançant vers la ligne de départ. File te mettre en place, j’m’en vais voir ce qu'ils te veulent.
Et elle n'eut pas, en effet, le luxe ne serait-ce que de la contredire. Déjà, le maire se lançait dans un discours enflammé évoquant une présence exceptionnelle pour la première fois depuis près d'un demi-siècle.
— ... Renouant avec la tradition ancestrale, pour un spectacle d'une rare authenticité, Dames, Sieurs, Damoiselles et Damoiseaux, faites place à l'aînée du Baron de Beynac ! Astrée de Beynac !
La clameur se fit plus vive encore, et rapidement les deux hommes disparurent derrière les silhouettes qui s'élevaient pour brandir leurs bannières aux couleurs de leur concurrent favori. Elle les chercha un instant, obligea Néron à pivoter plusieurs fois sur lui-même, avant de se résoudre à rejoindre les rangs où on l'attendait. Un rapide coup de talon plus tard, elle s'élançait habilement jusqu'à la ligne de départ, se plaçant à l'extrême gauche des autres concurrents tellement plus imposants et massifs qu'elle. Elle n'en reconnaissait qu'un seul, le fils du boulanger. Il avait quelques dix années de plus qu'elle, mais elle se souvenait l'avoir croisé plusieurs fois enfant, et avoir nourri quelques pensées plus romantiques à son égard, à l'aube de l'adolescence. Quant aux autres, elle n'en connaissait aucun.
Sûrement avait-elle été absente durant trop d'années, ou bien les quartiers avaient-ils fait appel à des cavaliers extérieurs ? Quoiqu'il en soit, l'absence de visages familiers n'avait rien de rassurant. Une demi-heure. Trente minutes. Peut-être un petit peu plus ? C’était le temps qu'elle devait tenir. Elle savait qu'elle aurait de nombreux obstacles à éviter, essentiellement en provenance des fenêtres des autres quartiers que le sien, mais elle pariait sur le fait qu'aucun n'oserait la viser elle, la petite baronne. Il valait mieux qu'il en aille ainsi puisque, objectivement, elle n'avait aucun quartier pour la soutenir. Elle appartenait et représentait le château, haut lieu touristique déserté par ses habitants depuis des siècles. Alors outre le guide touristique, la désagréable caissière et un ou deux gardiens de nuit, elle ne voyait qui pourrait la soutenir au détriment des autres candidats. Une Beynac à Beynac. C'est ce qu'elle ne cessait de se répéter. Ça et à quel point elle maudissait Benjamin dont la désobéissance l'avait conduit jusqu'ici, sur cette monture, tandis qu'elle enfonçait cette bombe trop grande sur ses ondulations brunes.
*
Syssoï.
Elle l'avait vu, elle avait su. Et pourtant elle s'éloignait, lui imposait son dos et la croupe de sa monture. Il n'était plus qu'à quelques mètres des pavés, Pâris sur ses talons, mais ce n'était pas Astrée qui l'y attendait, c'était Jeanne qui s'y était matérialisée, les poings sur les hanches et la mine sévère. Il n'avait pas le temps pour ça, pas maintenant, pas alors qu'on scandait le nom de la jeune femme, qu'on l'annonçait comme une attraction touristique, comme un phénomène de foire. Il enjamba la barrière qui maintenait la foule loin de la piste, et s'élança à travers la place, dépassant Jeanne sans un regard, sans un mot, sans une explication qu'il laissait au jeune Beynac qui le suivait. Il n'avait qu'un objectif, celui de faire descendre cette inconsciente de son étalon et la traîner n'importe où du moment qu'il s'agisse d'un lieu à l'écart de toute foule inconnue. Un objectif réduit à néant en un coup de sifflet et un drapeau claquant la brise chaude.
On a le titre qui s'affiche au grand jour dans le repaire d'Astrée, et surtout Astrée qui se retrouve à cheval.
J'aime bien les petits détails genre "oui elle sait même si elle n'a jamais appris" qui j'imagine la relient à ses existences précédentes.
Ah, et entre les russes/vikings et ses ancêtres, on commence à relier au prologue (enfin je sais plus si c'était un prologue, mais le 1er machin sur le simili viking qui épargne une femme) ...
J'ai adoré la dernière phrase, d'ailleurs, qui montre toute l'impuissance de Syssoï :p
Je lui souhaite bien du courage pour réussir à la tenir en vie :p Bon, entre Benjamin, Pâris et lui, ils vont réussir à faire quelque chose, j'espère ?
Là j'hésite entre elle gagne la course et leur cloue le bec, et/ou ne se rend compte de rien alors qu'ils n'arrêtent pas de lui sauver la vie, et/ou commence à comprendre que ça craint vraiment :)
A la prochaine et bon rétablissement ^^
Ravie également que tu aies relevé tous les détails qu'il fallait. J'avoue que ce chapitre est un peu brut de décoffrage parce que vu l'état dans lequel je me trouvais, je n'ai pas réussi a y apporter les corrections et modifications qu'il fallait. Notamment, le triple point de vue à la fin du chapitre que je voulais modifier pour n'en laisser que deux seulement (ce qui est déjà beaucoup). Mais pas la force, ni le temps de le faire, finalement.
Pour le coup, ça va un peu mieux, désormais, malgré un déficit de sommeil qui perdure. J'espère que tout va bien pour ta fille.