33 | Les momies'rionnettes (2/4)

JULES.

J’comprends pas.

J’sais même plus où j’suis, c’que… Pourquoi y’a plus rien ? J’papillonne des paupières. J’crois on crie Lévie Lévie ! Mais j’comprends pas, c’est qui celle-là ? Et c’est quoi c’froid qui m’prend tout l’corps et c’sifflet qui perfore mes tympans ?! Et toujours ce : Lévie Lévie ! … Dis ? Tu reviens ?

Couchée, la respiration lourdonne, j’ouvre les yeux. J’vois un nez. C’est tout flou. Pis ma vision s’éclaircit. C’est un visage qui soupire d’soulagio. Ça demande si ça va bien, j’sais pas trop à qui le type s’adresse ? J’grinche et j’tente de me redresser et j’appuie mon dos contre un mur et j’me tiens le front et j’essaie de m’souvenir les choses et l’acouphène sifflote mais moins et peu à peu ça remonte les souvenirs et les abzeilles ! Orée !

Affolée, j’tourne la tête. Il est là. Assis à mes côtés. Il est aussi cadavré qu’avant mais c’est pas pire qu’avant, comme si les abzeilles ça n’avait jamais existé et d’ailleurs il n’y a plus rien au plafond et mes bras aucun piqué dessus. C’sont juste mes racines mes fleurs mes ruisseaux et mes vieilles entailles. Et la douleur l’est plus là. Hé mais c’est quoi c’foutoir ? Et Orée m’observe avec insistance, comme s’il était terriblo inquiet. Forcé’ ça m’gave alors j’lève les yeux au ciel. Franch’ j’vais bien, pas b’soin de s’tracasser ou quoi ! Et ça l’fait rire dans un sanglot, c’fichu Orée. D’une voix qui tremblote, il dit :

— Je suppose que c’est plutôt bon signe que tu sois agacée… ?

J’grogne, j’ramène mes genoux contre moi et les entoure de mes maigrots bras. J’pose ma joue contre la rotule, du côté droit là où Orée n’est pas, comme ça j’évite son regard. Gnia ! Bougonnante, j’demande quand même ce qu’il s’est passé, et pis comment ça s’fait les abzeilles crotasse elles sont où ? J’crois il s’gratte l’bras, soudaino embarrassanté.

— Les abeilles se sont ruées sur toi, qu’il narre. Mais uniquement sur toi. Et je ne savais pas pourquoi toi plus que moi, vraiment je ne comprenais pas mais le fait était là : soudain elles avaient recouvert ton corps entier et toi tu avais disparu dessous et tu… criais. Je sentais bien que tu souffrais et je ne savais pas quoi faire mais je… j’ai… ‘fin ? Bon.

— Ouais ?

— Tu vas me penser ridicule.

— Non. Dis-moi.

— J’ai juste… essayé de communiquer avec elles ?

Lentement, je tourne la tête dans sa direction.

— Je sais pas… j’ai… honnêtement c’était mon dernier recours ? continue-t-il en me fixant de ses pupilles humides. Sur le coup, c’est comme si je n’avais rien de mieux que ma pensée et… Comment dire… Disons : tout ce que j’espère pour le monde, c’était ma seule arme d’exploitable ? Et qu’alors il me suffisait juste… enfin, tu vois ? Aux abeilles, je leur ai dit qu’on ne leur voulait pas de mal. Voilà… C’est dit. Que tout n’était dans le fond qu’une vilaine erreur, qu’on a fait fausse route depuis le premier jour et que, dans l’absolu, il a toujours existé d’autres façons de faire mais que, pour toutes sortes de raisons toutes plus stupides les unes que les autres, on s’est jamais donné du mal pour les envisager. J’ai ajouté que tous se manger les uns les autres, ça ne sert à rien autant que ça ne mène à rien, et que le dialogue sans aucun doute est une meilleure alternative. Tu sais Lévie, si je veux vraiment être honnête avec toi… J’ai vraiment pensé qu’on peut accomplir des choses plus nobles via l’échange, d’ailleurs c’est une chose que je pense toujours, et il m’a semblé que, déjà, les insectes étaient moins agressifs. À tout ceci, j’ai greffé l’image d’une oreille, en m’imaginant qu’il suffisait simplement de plus s’écouter pour du mieux, au lieu de passer son temps à se taper dessus. Alors j’ai pensé aux matelots morts sur le pont, j’ai posé la question : pourquoi au bord de l’ombre autant de morts qu’on ne pleure pas ? Ce sont des morts que pourtant moi je pleurais, et leurs ailes vibraient de moins en moins fort, et toi tu hurlais de moins en moins, et… oui. Je sais. Sûrement que j’étais très pathétique à les supplier ainsi, avec des idées aussi saugrenues pour celui qui porte ses armes vaillamment, mais je te l’ai dit Lévie, c’était comme ça. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que… jamais je n’ai espéré vainement ? Que malgré l’utopie d’un monde en paix, il y a des choses à sortir de ce genre de pensées-là ? Et que… enfin bon. Tu vois où je veux en venir, je pense. Parce que, tout de même… C’est que…

Et j’rêve ou Orée l’a les yeux qui débordent soudain, il pleure, et lui il essaie de tout sécher avec son poncho et son grand sourire tout escamoté, et moi comme d’habitude j’sais pas comment faire face à ce genre de situation-là. Sûr’ment que j’me crispe et me r’croqueville plus encore, sans plus oser bouger par peur d’empirer les choses, et lui perçoit mon malaise pask’ il s’y met avec toutes sortes de pauv’ excuses, encore et encore. Il dit qu’il est tout déso’, c’est juste que c’est lourd tout ce chagrin dans sa poitrine, et ce n’est pas seulement mon hurlement qui lui a fait du mal, ni voir les gens chaque jour constamment se taper dessus. Mais c’est tout le reste, toute la vie qu’il sent vibrer sur le fil du rasoir, et l’honnête bien que naïve conviction de se dire que les choses pourraient être autres, différentes, si belles le jour où on prône l’empathie plutôt que les assauts. Et lui vraiment ne voulait pas, il le jure, lui il n’a jamais rien voulu de tout ça, déso, déso, et Orée dit déso en souriant et moi fichtre ! Qu’est-ce que j’fiche, hein ?¡ Sérieusement ¡¿ C’est quoi l’attitude à adopter avec un peiné et un idéaliste et un momichon pareil, qui s’retrouve confronté, pour la première fois d’sa vie, à un excès de violence partout ? Comment qu’on fait pour consoler ça ? Est-ce qu’on peut seulement consoler ça ? Est-ce qu’il faut consoler ça ? Est-ce qu’il faudrait pas le laisser découvrir le méchant chez l’être humain pour qu’il arrête de trop rêver, l’Orée ?

Pelotte d’mal-être dans la gorge. J’y arrive plus à déglutir, et… merdasse !! La panique ! Beurk ! Avec un cri affolé, j’montre à Orée son bandage à la jambe. Une ‘tit grappe d’abzeilles s’est posée dessus, elles y restent, comme si elles la bouffaient sa cuisse, j’m’éloigne sur mes fesses mais Orée me dit non, non, ça va !

— Elles se sont posées là après que toutes les autres t’aient lâchée, explique-t-il.

— Mais… mais…

— T’inquiète pas ! Je crois qu’elles me soignent. Elles aspirent le pus, et en même temps, elles empêchent le sang de couler.

Ma binette : désarçonnée. Il blague là ou… ? Mais Orée pour une fois m’a vraiment l’air sérieux. Les joues humides, il se gratte la nuque tout en essayant de soutenir mon regard.

— Mais ça fait pas mal ? croassé-je alors.

— Ça gratte un petit peu. Mais ça va. Ça va.

Et Orée me sourit pour confirmer ses propos. J’mordure ma lèvre, ça s’remet à saigner. Et quand Orée il voit ça, il s’excuse une nouvelle fois mais ça m’gave alors j’soupire bruyammo :

— Arrête.

— Hein ?

— Arrête de t’excuser. Tu t’excuses tout le temps mais t’as rien à t’excuser. Déjà : sûr’ment faut pas être désolé d’espérer, même si tu le fais de façon total’ crétine. Faudra bien un jour que tu redescendes sur terre, mais bref. Ensuite, t’y peux rien si t’as mal. Et pis aussi, tu m’as sauvé la vie et ça c’est pas rien, hein ? Pas vrai ?

Pendant un long moment, Orion m’observe en clignant ses paupières. Un courant d’air passe dans ses ch’veux gris, l’eau ruisselle près d’son oreille. Fichtre ! L’y peut pas arrêter sa fixette ? Ça m’gêne pas mal. En plus j’frissonne à cause qu’il fait si frette.

— Tu m’as aussi sauvé la vie, relève-t-il. Tout à l’heure. Quand les sortes de cadavres voulaient me noyer dans le lac.

— Ouais ouais… Alors disons… comme ça on est quittes ?

Bien sûr, ça y rate pas que ses lèvres se réétirent, bien que ça reste un sourire mouillure qui souffre encore. Et pris d’une énergie nouvelle, il s’lève, comme si beaucoup d’choses s’étaient allégées d’un coup, et que les abzeilles faisaient un boulot d’enfer sur sa jambe, à l’soigner comme ça. Même plus besoin d’sa béquille ! Ses dents qui resplendissent dans l’noir, il m’tend une main pour m’aider à me r’lever. J’le foudroie du regard. D’une tapette, j’écarte sa paume grande ouverte, ça l’fait rire, mais faut qu’il s’calme y’a rien de drôle ! Et toute seule, j’me remets sur mes pieds et j’me redresse, la tête haute. Ouais, c’est ça ! Tout comme si j’étais reine. J’lève bien le menton pour qu’il comprenne que j’ai certainement pas b’soin de lui pour m’mettre debout ou avancer dans l’noir. Et pis aussi… V’là j’me grandis l’plus possible, j’suis pas aussi p’tite que ça d’abord, et il a intérêt à bien l’intégrer dans sa ‘tite tête le drôle d’oiseau devant moi qui n’arrête pas d’ouvrir son sourire roh mais arrête ! Dingue comme il m’exaspère. Je grinche, j’me retourne en direction des escaliers là-bas. Et quoi ? L’y sont loin. Quoi alors ils s’sont éloignés ? J’étais sûre pourtant, avant qu’on passe sous la ruche on voyait bien la lumière qui depuis dehors coulait dessus. Mais là c’est à peine si on perçoit un éclat de jour au bout de l’ombre. J’fourre les mains dans mes poches, ma langue nettoie ma lèvre. Fichtre de bouse d’encrotte même !! Pask’ si vraiment les espaces s’modifient au gré des humeurs, j’sais pas où on va mais sûr de sûr que jamais on en sort de c’lieu tout pétardisant ! Bon. J’inspire, j’expire. J’me lance et tant pis si tout s’écroule, Orée à mes côtés.

On marche en silence. Dans le penché, dans l’glacé, dans l’obscurité. Et c’est très bien ainsi.

— Je sais que j’ai peu de chance d’avoir une réponse parce que c’est pas mes oignons, pas vrai ? Mais… c’est quoi ton signe astrologique ? me demande Orée.

Rah mais il est obligé d’avoir la parlote, celui-là ? Il peut pas juste s’taire ? Franch’ causer j’ai tout sauf envie de causer là ! Mais l’joyeux luron il attend une réponse et j’me sens bien obligée d’y répondre vu que j’suis la seule interlocutrice possible par ici, alors je bougonne :

— Mon signe astrologique c’est rien pask’ on me fera pas entrer dans des cases.

Encore c’fichu sourire.

— Pourquoi cette réponse ne m’étonne-t-elle pas ? qu’il s’amuse.

— Pis d’abord tu y crois vraiment à ces fichaises ?

— Non. Si. Je sais pas ? Ça me curieuse un peu, c’est tout.

Et moi j’grogne. J’dis plus rien. On avance encore, l’écho d’nos pas se réverbérant contre les murs poisseux. Et l’y m’semble que l’crapuleux des odeurs haleine plus fort, que la noirceur s’épaissit, et que la lueur là-bas s’éloigne. Et tout est plus lourd et sans-coeur, si bien que ça s’renverse dans la gorge et, venu d’nulle part, j’ai comme la furieuse envie d’parler, alors même qu’Orée m’a gavé à vouloir le faire il y a deux minutes à peine. Mais c’est juste… j’ai vraiment besoin d’faire quelque chose qui m’rappelle que j’suis pas seule ?

— C’est Taureau, répondé-je alors.

Orée sursaute presque, comme s’il s’attendait plus à rien venant d’ma part. Il soulage aussi, ça s’voit, content que j’réengage c’te fichue conv’. Et néanmoins il fronce ses sourcils, l’air de réfléchir, avant de m’observer, à nouveau, avec c’truc bizarre dans les yeux.

— Eh bien quoi ? m’agacé-je.

— S’il y avait bien un signe que j’avais écarté, c’était celui-là.

— Tu m’sens pas capable de jouer de la musique, peut-être ?

Il hausse ses épaules.

— J’ai pas dit ça. Je dis juste que les Ménestrels sont les paisibles et les, hum… rationnels ? Ils réfléchissent avant d’agir et n’apprécient pas tellement qu’on les bouscule. Ils évitent de sortir de leur zone de confort, on dira ? Un peu paresseux quand même. Et stables. Mais ils sont pas… ‘fin…

— Hyperactifs, avec une incapacité à s’maîtriser.

— Maintenant que j’y pense… Ce sont des êtres très butés.

— J’suis pas butée !

— Oh non, qu’il sourit large. Certainement pas.

J’renifle, réancrant mon regard droit devant moi.

— Mais ils font de la musique comme personne d’autre, ajoute Orée.

— M’en fiche.

— Tu t’en fiches pas.

— Tu la fermes ?

— Oh voyons Lévie ! Ne joue pas constamment à l’insensible. Surtout que… tu ne peux pas nier qu’il y a une chose au moins devant laquelle tu ne restes pas indifférente.

— Que dalle.

— Le son ? Tu es sensible au son, à tout ce qui flue de non-corporel. Tu rends son importance à ce qui demeure invisible aux yeux des autres. Oui. C’est ça… Tu es là et tu écoutes là où personne n’écoute jamais.

Un ricanement m’échappe.

— Ouais ben non, Orée, protesté-je. Les bruits du monde, le trois-quart du temps ça m’douloureuse plus la tête qu’autre chose tes bruits du monde !

— Ah ! Alors j’avais raison lorsque je pensais que c’était toi qui avais la migraine ?

— Pas tes oignons.

Évidam’s, l’Orée avec ma réponse il rigole.

— Bon, comme tu veux, dit-il. N’en reste pas moins que j’avais raison, pour ça et pour le reste.

— Pour le reste ?

— Tu n’es définitivement pas aussi froide que ce que tu t’obstines à faire paraître.

— C’est bientôt que tu te la boucles ?

Hm-hmm…

On a marché un moment sans plus rien nous dire. Je crois Orée il murissait ses pensées, parce qu’il a pas résisté à m’dire, au bout d’un moment :

— Tu sais Lévie…

— Quoi encore ?

— J’ai dit que tu étais sensible, pas faible.

J’me suis mordue la lèvre et j’ai rien répondu. D’toute façon, j’aurais pas su quoi dire. Et Orée il était p’t-être content d’avoir le dernier mot pour une fois, hein ? Qui sait ?

On a continué à avancer, cette fois chacun emmuré dans un mutisme plus obstiné. L’obscurité glissait sur nos épaules, et plus on progressait, plus elle se chargeait. En tout cas la compression à la gorge s’est accentuée. Et si avec le départ des abzeilles, c’sont aussi les marins agonisards qui s’sont tus, le bruissement des morts n’est pas crevé complètement puisque soudain il reflue. Furtivo, sans que je l’remarque d’abord, ça s’redresse dans le crâne. Et j’essaie d’oublier tout ça, mais c’est pas facile-facile d’ignorer la détresse des gens lorsqu’elle vous résonne dans l’coeur comme ça. Et l’ombre pulse pulse dans les veines, ça cogne cogne jusqu’aux tempes. Oui je les entends, serrons le vent et le ventre face aux boulets de canon, oui je vous entends, vlan vlan vlan et pan pan pan nos voiles fusillées tombées comme des linceuls, je ne veux pas vous oublier, sur ces corps nous sommes vos assassinés, je suis là, et aujourd’hui nous hurl’mourons mais demain, et je vous écoute, qui sera là pour se souvenir, et même si je tâtonne dans le noir, qui pour le leur dire à nos enfants, c’est une couleur si bruyante, qu’un jour nous aussi nous étions là, je reste là, aimant vivants, et je vous écoute, morts déjà.

Sans que j’y capische plus rien, alors même que les escaliers paraissaient s’éloigner plus qu’ils s’approchaient, ils sont là. Juste d’vant nous. Avec Orée on s’est arrêtés. On s’est regardés. On a pas voulu y aller mais on a dû s’dire qu’il fallait bien y aller malgré tout, puisque on les a montées ces marches en métal pourri, on a penché en s’élevant et très vite on était là, sur le pont qui versait d’un côté. Alors, enfin on a découvert ce qu’il s’y passait et moi j’manque d’fléchir tellement j’y comprends rien et tellement ça donne la pitié à voir tout ça.

C’est comme une ligne d’femmes et d’hommes. J’sais pas trop. Tout nus, la peau grise, ils sont quatre-cinq à s’tenir par la main là-bas. De longs fils dorés descendent du ciel pour piquer leurs bras, s’enrouler autour, et d’autres filaments s’entortillent autour de leur buste, leur hanche, leurs jambes, partout, aux poignets les chevilles, et lient les corps en les serpentant l’un à l’autre. Et tout ça, ça m’donne assez l’effet marionnettes, sauf que ça n’a rien d’amusant tout ça puisque les marionnettes déjà c’est des vrais gens pis c’sont des gens qui cadavrent à s’laisser choir comme ça et… bordelasse ! Un cri d’horreur m’échappe lorsque j’vois, j’vois… On leur a enlevé les yeux à ces momies’rionnettes ! Les orbites noires et creuses elles roulent sans rien d’dans, et toutes les bouches sont enserrées par un grand cordon doré.

Ainsi ils sont cinq comme ça, et tout à gauche il y a, il y a… Ça m’nauséeuse l’bedon. C’est terrible. Jamais encore j’avais vu une férocité pareille, et… et… la silhouette déjà ça y ressemble à une spectre, grise et poussiéreuse qui peine à s’faire exister à cause qu’elle transpare. Elle est immense et desséchée, comme si voilà des siècles qu’elle n’avait pas mangé la dame à la longue jupe noire. Jupe qui balaie l’sol autour d’elle, toute déchirée qu’elle est son étoffe éraillée. Un voile lui recouvre la binette. Le reste son buste est laissé nu, et franch’ j’aurais préféré qu’elle mette un truc, n’importe quoi, pask’ quand j’dis qu’elle est si maigre qu’on lui voit les os, c’est que littéralement, on lui voit ses os. La peau, à certains endroits c’est comme si elle existait pas. Par exemple, là où il y a les côtes, c’est les organes qu’on voit dessous, alors diantre de fichtre le diable est passé par là : c’est tout net que deux coeurs s’tassent au milieu d’un foie qui moisit. Et le premier poum’ poum’ est noir, et l’autre pulse doré. Et dessous le bidon n’existe même plus. C’est ça : la poitrine vole au-dessus des hanches. Et les cordons qui enroulent la lignée de momies’rionettes, c’est au coeur doré qu’ils s’rattachent. Ils y sont suspendus. Alors l’image, c’est ça : des cordelettes brillantes descendent du ciel, emprisonnent les bras, et d’autres cordelettes partent du coeur doré, placé en bout de ligne, pour ensuite nouer les corps entre eux.

Et la silhouette sans-ventre d’ailleurs tient par la main le premier d’entre eux, et de son autre main, j’sais pas trop ce qu’elle fait. Elle a le poing fermé et, le coude à 90°, esquisse des petites gestes, comme ça, dans le vide, sans rien toucher. Et d’vant elle, l’y a un livre ouvert qui lévite. Donc déjà tout ça, ça a de quoi flanquer la frousse, mais la frayeur s’est cabrée plus fort encore lorsque la Deux-coeurs nous a vus et que, après nous avoir paralysés avec un autre de ses rires polaires, elle a dit :

_ Trop longtemps je me suis tue vous m’avez cru partie, tuée par votre volonté de m’enterrer ici au fond des consciences interdites. Fiers, vous avez tout fait comme si jamais l’Entrenoueuse n’avait existé et pourtant je suis restée là, je sommeille et ne pars pas. Toc toc toc qui est là, misérables truands vous ne me croyez pas. C’est à peine si. Mais éternelle et comète, j’erre et vagabonde d’esprit à esprit, belle trouble-fête. Sans être nouvelle je m’extrais de votre passé et fallacieuse je fouille dans votre avenir et ! Moi dans votre vérité vous criez et la peur contamine vos proches amis ‘nemis aimés les haines-amants ! Oh ! Comme il est facile de vous emmener lorsque je vous ai une fois tendu la main, et partout je vous emmène, je vous emmène, et enfin vous me voyez et me croyez nouvelle, mais conquête je n’étais que muette.

Fichtre j’suis d’venue un frigo. Ça glaçouille dans l’sang. D’la fumée sort d’ma bouche. Et Orée à côté qui murmure qu’il l’entend aussi maintenant… Il la voit et l’entend et… Mon regard dévie sur la droite, alors j’vois une sixième momie’rionnette tout au bout que j’avais manquée à cause qu’elle est pas debout mais agenouillée, la tête en bas, invisible presque tant elle est p’tiote, recroquevillée dans ses rides. C’est le vieillard de tout à l’heure. Il est tout entortillé comme les autres, d’une part par les ligatures du coeur doré, d’autre part par les attaches du ciel qui, furieuses, descendent et lui maîtrisent les bras. Sa main droite tient celle de son voisin. Et ça me paraît difficile qu’il puisse s’échapper, et même j’ai pas l’impression qu’il en ait la volonté, tellement il s’replie s’ratatine sur lui-même. Mais moi j’veux pas qu’on lui bâillonne la bouche ni lui crève les yeux, deux choses qui n’ont pas encore été faites. Moi j’veux pas qu’il puisse plus voir ni gueuler lorsque la vie c’est moche, lorsque la vie c’est beau.

Alors ça y est, la braise monte dans mon ventre pask’ c’est si injuste cette lignée de gens emballés comme ça. Eux après ils peuvent plus rien faire sinon suivre la Putricoeur tout à gauche là-bas, et même que ça devrait être interdit d’infliger c’te vacherie-là tellement c’est dégueulasse. Alors ouais, c’est vrai que j’y réfléchis pas trop lorsque je m’élance, comme ça, réimaginant ce poignard qui tout à l’heure m’a permis de briser l’lac glacé. Le tenant bien droit d’vant moi, fatiguée par l’effort de création mais prête néanmoins, j’bondis et j’suis prête à tout. Et bien sûr derrière Orée lâche un cri effaré, il doit m’penser « déséquilibrée » comme lui y dit, mais v’là moi c’est juste que j’supportais plus d’voir tout ça. Ça a beau être stupide tout c’que tu veux, m’en fiche. En plus faut pas chercher midi à quatorze heure non plus, c’est pas compliqué c’qu’il nous faut faire, nan ? Suffit d’couper toutes ces fichues cordelettes dorées pis tout le monde est libéré ? V’là ? Fin de l’histoire et on les retrouve nous les gens heureux ?

Ouais bah, sans surprise, ça s’est pas passé comme prévu les choses. Pask’… alors que j’fusais l’arme au poing, bien déter’ à tous nous sortir de c’te fichue bouillasse, le bateau il a fait une sacrée embardée sur la gauche. J’tombe, j’roule, j’m’éclate sèchement contre le bastingage. Il y a le rire d’la Purulentocoeur mais aussi la pluie et le vent qui s’lèvent dans une seule et même lancée. Instantanée, carabinée. Et c’est une tempête qui nous tombe dessus lorsque l’naviro reprend soudain la mer, sans prévenir, et ça fait tout comme s’il l’avait jamais vraiment quittée la mer et que voilà des décennies entières qu’il la combattait la houle autour de lui. Et j’crois Orée, il est aussi éjecté j’sais pas trop où, je l’entends qui gémit par là-bas.

_ Ah mes pauvres petits… Peut-être cela vous rappelle-t-il quelque chose ? Le déchaînement du vent ? L’ouragance des vagues ? Et tout qui soudain s’effile adieu les rêves des enfants ? Et moi j’ai beaucoup oublié de ma vie d’avant, mais il y a un jour au moins que j’ancre là et que j’emmène partout avec moi, c’est celui-là, celui que vous voyez là. Souvenez-vous : c’était le bateau et l’oeil du cyclone dans les flots. C’était l’autre navire un navire de guerre que personne n’a vu, dissimulé dans le vent mordant les noirs nuages. C’était l’abattage des mâts une coque perforée et l’incendie qui s’est déclaré. C’était vous mes enfants, vous, vous qui comme une coquille vous vous tassiez là-bas. C’était le monde des adultes et quelques-uns d’entre eux qui s’obstinaient à vouloir sauver ce qui n’était pas destiné à l’être. Vous, des poussières d’êtres humains, des avenirs disaient-ils, notre avenir ajoutaient-ils. Il est vrai que longtemps je vous ai crus morts, mais impossible de s’y méprendre maintenant. C’est bien vous, vous, vous, leurs enfants-voiles…

Endoloris les membres, à cause d’la chute et d’tout le reste, tout le reste, j’me mets à quatre pattes. J’me relève, ça secoue fort et j’m’affale contre la barrière, je m’y accroche pour pas tomber dans l’eau, l’eau, l’eau… l’eau ! Comment ça l’eau ? D’où elle sort l’eau ? C’est quoi cette mer qui est montée sans qu’on s’en aperçoive et qui tumulte comme pas possible ? Quoi alors l’Entrenou-machin est vraiment en train de rejouer l’instant ? Elle est en train de refaire une scène du passé, juste avant que ça coule brûle et s’retourne le paquebot ? Oui, oui… D’ailleurs on les voit, les marins juste avant la mort. Il y a des spectres qui courent dans tous les sens, d’autres qui sont postés derrière des engins métalliques et et et mais pourquoi hein pourquoi ces engins ils ressemblent trop beaucoup trop à des mitrailleuses et et… comment c’est permis tout ça et et… tatatatatatata… tellement ça y ressemble que j’vomis d’peur, ça y est, j’m’essuie la bouche et les yeux mais ceux-là j’jure ils pleureront pas. Et la pluie noire qui écrabouille mon dos c’est aussi mon visage qu’elle arrache, là avec son orageosouffle. Et ça n’arrête pas de tanguer, ça ballotte calotte et mon regard est attiré vers… et l’Entrenoueuse vraiment elle a pas menti puisque des enfants-spectres il y en a deux là-bas assis pelotonnés qui s’serrent fort à s’rompre les os, et au passage j’surprends Orée, accroché lui aussi à une barrière, qui les observe les yeux écarquillés, l’air d’être total’ flambé paumé et j’entends des voix du passé leurs voix aux mômes qui disent

          Chut chut chut là tout va bien aller

Mais Lévie je peux te dire ?

          Je t’écoute

Parfois je pense à tout ce dont les Grands sont capables de faire

          Oui…

En bien ou en mal

          Oui…

Je pense à tout ce qu’il nous faut pour digérer l’hideur

À la patience et au courage dont nous avons besoin

          Oui… ?

Pour y survivre

          Hé…

Et je crois qu’on devrait exploser avec toute cette douleur contenue en nous

          Orée…

Et parfois je me demande même

Comment ça se fait qu’on ne l’a pas déjà fait ?

Dis ?

L’éclatement en mille débris ?

Un soubresaut secoue Orée, j’ravale la bile qui est montée dans ma bouche. Quoi, alors c’sont avec Lévie et l’Orée du passé que l’Entrenou-chose nous confond ? Et il lui manque combien d’cases dans sa tête ?? D’un geste rageur, récalcitrant, j’me retourne vers les momies’rionnettes qui, elles, ne bougent pas d’un poil, chacune ayant ses deux pieds collés au sol. Et j’en sais rien si Orée est plus tourné vers le passé que l’avenir, mais moi j’compte pas regarder les premiers et vrais Orée et Lévie désespérer dans leur coin. L’y sont morts en plus, mais l’vieillard lui il a encore une chance de s’en sortir, p’t-être. Alors, avec un cri cabriolant, j’m’élance dans sa direction, une seule résolution en tête : couper ces ficelles dorées qui le retiennent prisonnier.

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