33 | Les momies'rionnettes (4/4)

JULES.

Et Orée s’est agenouillé devant pitié-pépé. Pour la deuxième fois, il a pris ses joues et a levé son menton, son propre visage tenant une détermination que je lui avais encore jamais vue auparavant. Et moi timido je m’approche, criblée de maux, qu’ils soient au coeur ou sur la peau. Et tout continue à tanguer, à brûler, autant la vie que les marins. Et je m’agenouille moi aussi, à côté d’Orée, ressentant soudain d’la pudeur et comme d’la réserve devant lui, subitement impressionnée par tout un être qui irradie la ténacité et l’espoir. Et j’comprends que je me suis trompée du tout au tout, à son sujet. Que si d’abord, je l’ai vu comme une nouille bruyante, assez bêta, qui n’a pas l’air supra à l’aise avec son propre corps, il trimballe en vérité tout un tas de braves ressources. Juste : c’est pas là où je me les imaginais.

Que j’m’explique : lui sûr’ment qu’il sera toujours empoté dans ses gestes, lui sûr’ment qu’il saura jamais tenir une arme dans sa main. Mais lui sera doué dans d’autres choses comme les choses qu’il pense, qu’il dit, et lui il aura toujours des sourires à offrir aux gens quand ils charbonnent dans la nuit, quand bien même c’est niais. Je comprends que, même s’il se veut « raisonnable », il est en vérité tout aussi cinglé que moi dans sa ‘tite tête, là avec toutes ses utopies ses espoirs et son refus à voir les autres comme des cuirasses impénétrables. Et moi ça m’empoigne la gorge de surprendre toute cette résilience. Et moi p’t-être que je l’observe avec de gros yeux étonnés, j’sais pas trop. Et le ventre ça fait une embardée en plus lorsque, dans sa touffe grise de cheveux, là où dansait un courant d’air, une mèche a fusé en bleu, comme ça, sans prévenir. Et Orée au vieux monsieur il lui parlait, d’une voix étonnement claire, et pépé lui répondait, malgré les lianes brillantes qui lui entraient doucement dans la bouche.

— Garantir l’avenir c’est tout donner au présent, disait Orée. C’est votre vivème, n’est-ce pas ? Votre vivème d’origine…

— Je ne sais pas, je ne sais pas…, ça répond tout flaibard.

— Une chose est sûre : cet autre vivème que l’Entrenoueuse vous impose, ça ne peut pas devenir votre nouvelle raison de vivre.

— Mais pourquoi pas ? Elle doit avoir raison, vous savez. L’avenir est de toute façon promis au néant, et partout il est le même. Alors, à quoi bon construire un présent ? La douleur est plus cruelle lorsqu’il y a des choses à détruire et à abandonner derrière soi. Autant vivre de vide et de fumée, pour qu’à la fin il n’y ait aucune chose à regretter, aucune déception. Aucune souffrance. Ne rien donner au présent, c’est ceci garantir l’avenir. C’est garantir un avenir clairvoyant, où tout est sinistre peut-être mais où tout est vrai. Aucune attache nulle part, c’est vivre libre et vivre dans la vérité, loin de toute désillusion, loin de toute possibilité d’éboulement…

Et les mots de pépé, c’est juste tellement… moi que je… que je… fichtre. Ça m’fout la crève au coeur tout ça. À cause que moi j’connais que trop bien la réalité d’une vie comme ça, et si toute cette solitude qui en découle moi j’suis prête à l’supporter, ça m’fiche la trouille d’penser que cette immense liberté qui vous isole du monde, d’autres puissent avoir la même idée que moi. Ça m’affecte et ça affecte Orée tout autant, lui qui coule des rigoles sur son visage et qui, de ses deux pouces, sèche les larmes incrustées dans les rides du vieillard.

— C’est surtout vivre dans le découragement, répond Orée. Et dans une éternelle indifférence, aussi sûrement ? Monsieur, je vous l’accorde : la mort ne va pas nous apporter la glorification dont nous rêvons peut-être, et une fois retournés sous terre que nous sommes oubliés par les générations qui suivent. L’avenir est fait de néant, comme vous le dites. À quoi bon construire, puisque vivre est aussi vain que déraisonnable, n’est-ce pas ? Et toutefois, je reste convaincu que ce n’est pas une raison assez valable pour s’empêcher d’habiter notre présent. C’est même ce qui nous pousse à donner du sens là où il n’y en a pas. Vivre, alors, devient une grande consternation contre l’absurdité de l’existence, et c’est précisément ce qui constitue sa beauté et son vaille-la-peine. Comprenez-vous ?

— Mais la fin…

— Ce qui importe, ce n’est pas tant le début ni la fin. Ils n’ont jamais été que des bornes. L’important, c’est l’entre-deux. Et dans ce cas-là, donner de l’intérêt au présent est l’unique façon de rendre l’avenir meilleur. J’ajouterai que c’est en vérité notre devoir, rendre cet entre-deux un peu plus supportable ? Se ruer dans la vie, la percuter de plein fouet, se casser les dents et accepter qu’il y a de l’élégance dans nos yeux boursouflés, tant c’est préférable de vivre avec les maux plutôt que loin d’eux, indifférents à tout ce qui sourit ?

— Mais vraiment, la fin…

— Et moi je pense que notre raison de vivre est aussi une admirable raison pour mourir.

Cette dernière phrase, Orée l’a dite avec extrême détermination. Et un éclat nouveau dans la voix. C’était si vif et évident que j’ai frissonné. Et pépé, lui aussi ça l’assomme tout de l’intérieur, puisque un pauvre sourire tombe sur ses lèvres, si triste que mes yeux sont d’venus brouille-humidité. Et toutes ses rides s’ouvrent comme si ça l’éclairait les paroles d’Orée et qu’il était tout d’accord avec lui. Seulement, j’pense que l’Entrenoueuse a bien dû voir qu’il se passait quelque chose de pas bon pour elle. Son rire, il avait disparu, et j’sais pas trop ce qu’elle fout, mais une grimace déchire soudain les beaux sillons de pépé. Et les cordelettes dorées s’invitent plus profond dans sa bouche. Et la panique passe derrière ses yeux. Et à côté, Orée murmure non non non… ! avant de s’tourner dans ma direction, le regard éperdu :

— Lévie… Oh Lévie, qu’est-ce qu’on fait ?

Et moi j’fixe le vieillard qui s’fait entraver l’gosier. Et j’entends l’Entrenoueuse hilarer d’la félonie, et j’sens son poignard chauffer dans ma paume, et alors… tilt ! Oh non… Oh non… Mais est-ce que… mon idée… Est-ce qu’on a vraiment le choix ?? Un frisson m’parcourt, j’me tourne vers Orée.

— Les événements et le corps…, répondé-je fluetto. L’Entrenoueuse nous en parlait, tu te souviens ? Les récits de vie marquent le corps, et à peu près tout ce qu’on vit, en bien ou en mal, laisse des cicatrices…

J’déglutis. J’mords ma lèvre. Et Orée, lorsqu’il comprend où j’veux en venir, s’effare encore plus. Et bien sûr que c’est affreux, ce que j’propose là, et j’veux pas et j’me déteste rien que d’y penser mais si on fait rien… si on fait rien l’Entrenoueuse elle gagne et la vie de pépé d’vient une vie de désespérance alors que nous on était là et qu’on pouvait lui donner une vie plus joyance ?? Et… et… j’en sais rien si j’suis prête à endosser c’rôle, j’sais pas… C’qui est sûr : j’peux pas y aller sans l’accord d’Orée. Lui sait beaucoup mieux ce que ça engendre comme souffrance, et lui seul peut m’dire si ça s’supporte ou si vraiment, mon idée c’est d’la cruauté. Hein ? Et soudain j’soutiens plus son regard désemparé. Reniflante, j’baisse mon visage pask’ j’me sens cruelle, et j’ai honte c’est vrai, d’avoir osé proposer ça. Et le froid mange mes joues, mes doigts. J’ai de plus en plus de peine à respirer, à bouger, et j’me demande si la température chute ou quoi, et moi sur l’coup j’suis prête à mourir de froid. Lâcher le poignard, j’vais l’faire, mais Orée m’étonne lorsqu’il s’adresse soudain au vieillard :

— Et si on barrait le vivème actuel et qu’on réécrivait l’ancien ? Pour que vous vous souveniez avoir un jour perdu espoir avant de l’avoir finalement retrouvé ?

Et j’crois, pépé il hoche la tête, pask’ Orée touche soudain ma main, lève mon menton. Il ose un pâle sourire pour me faire signifier ça y est, c’est bon, j’peux y aller. Et j’le regarde un instant sans plus pouvoir bouger, fascinée par ce méli-mélo de goulottes d’eau, de vent et de sang qui dansent sur sa peau. Et sans me l’expliquer, cette vision ça… ça m’donne du courage. Alors j’me déplace à quatre pattes et, à genoux devant le dos du vieillard, j’lève la terriblolame. J’me saigne si fort la lèvre lorsque, la pointe posée devant la phrase inscrite actuellement, j’la barre le plus vite possible, le plus propre possible, pour que ça fasse mal le moins possible. Et pépé tressaille, un gémissement lui échappe. J’replante la pointe sous le rouge qui flue, là pour réinscrire l’ancien vivème : « Garantir l’avenir, c’est tout donner au présent. » Mais alors ça tremble rudement ma poigne, soudain j’y arrive plus, c’est comme si j’savais plus écrire et en plus mes yeux s’humidifient alors j’vois tout flou. D’mon autre main, j’les sèche, avec colère. Il y a tellement de colère dans mon ventre. Tellement d’peur et d’détestation d’soi, et pourtant y’a aucune raison à ce que j’me sente comme ça, pas vrai ? Aucune à cause que moi j’réécris l’ancien vivème, moi j’le change pas qu’est-ce qu’il y aurait de mal à ça, hein ??? HEIN ?! C’est ça qui est juste à faire c’est ça qui… mais pourquoi alors… pourquoi j’peux pas m’empêcher d’me dire que… et l’Entrenoueuse comprend pas très bien ce qu’il se passe, à l’autre bout de la chaîne. Elle nous demande ce qu’on est en train de faire, hein qu’est-ce qu’on fiche ? Et ouais elle a raison d’demander, qu’est-ce qu’on fiche ?? Qu’est-ce que je fiche ? Pourquoi moi j’suis en train d’me dire que cet ancien vivème ça convient plus à pépé et qu’il en faut un autre sinon on l’bloque dans un passé un peu vide un peu désolé et j’sais pas comment j’le sais juste j’le sais je l’entends jusque dans les battements souterrains d’son coeur que ça s’rait une erreur l’ancien vivème pask’ vrai quoi la vie ça évolue et… et… et l’Entrenoueuse qui soudain comprend c’que j’me bataille à faire et alors elle roucoule un rire grumeleux et elle :

_ Oh ! Oh ! Alors ça, c’est intéressant !

Et moi j’me souviens bien comment pépé il a sacrément réagi à la dernière phrase d’Orée, celle qui m’a un peu secouée moi aussi et… et… mais moi j’ai pas le choix… moi si j’fais pas ça alors ça sera pire hein pas vrai pas vrai…

_ À peine arrivée ici qu’on change déjà un vivème ?

… mais qu’est-ce qui est juste qu’est-ce qui est juste de faire ??

_ Je t’avoue, petite clarté, je ne pensais pas que ce serait aussi simple de t’embrigader avec moi…

Quoi simple mais rien n’est simple vieille bique et moi j’suis juste obligée de l’faire et ça c’est à cause de toi c’est pas moi c’est pas ma faute à moi si je r’plante la pointe et que, les yeux brouilles, l’ventre remué d’enfer, le coeur rempli d’haïssement d’soi, j’fais glisser l’sang en inscrivant : « Ma raison de vivre est aussi une admirable raison pour mourir. » Et sous le cri des matelots, sous le ciel déferlant, je pose le point final et c’est comme si j’me poignardais moi-même. Cette douleur c’est une douleur comme jamais j’en avais ressentie une avant. Cette douleur c’est tout c’que j’donne raison à Ekho lorsqu’elle veut m’convaincre de rejoindre Naïa, changer l’vivème des gens avec mon pouvoir d’idéellation. Cette douleur c’est moi qui veux m’persuader que c’est un vivème plus joli que celui de l’Entrenoueuse, alors j’fais l’bon choix alors j’sauve pépé d’une vie d’misère, et pourtant j’tiens un poignard qui m’prouve bien l’atrocité de c’que j’viens d’faire.

Soudain, l’plancher tremble, il hurle. La nuit en haut coule, et tout s’accélère et j’regarde Orée et lui s’est levé et pépé remue avec plus de vigueur il s’agite il se contorsionne et les fils qui descendaient du ciel claquent et ceux qui l’enchaînaient à l’Entrenoueuse se déchirent et ainsi peu à peu pépé se délie se libère et l’Entrenoueuse susurre de rire c’est lent et enchanteur et doux et tellement mais alors là tellement tellement doux’loureux comme je l’entends comme ça me lance des couteaux dans la peau. Elle rit pask’ elle sait que si elle a perdu pépé, en échange c’est moi qu’elle a gagné et ça m’tranche la poitrine et là-bas il y a une éclaircie orange à l’horizon comme un lever de soleil et je rejoins Orée pendant que tout grouille à l’intérieur de moi,

ça me rappelle la métamorph’ en idéelle,

et à la fin moi j’suis là, moi j’suis

Lévie observe Orée

Orée observe Lévie

il y a leurs membres qui s’idéellent

Orée sourit à Lévie

c’est petit c’est désolé lui il est content

enfin je crois

lui il pense qu’on a gagné

et que moi j’ai juste rendu son vivème

à pépé

son tout premier

alors que… hein ?

qu’est-ce que j’ai fait ??

qu’est-ce que j’ai fait ??

qu’est-ce que j’ai changé en lui ??

est-ce que j’avais le droit de faire ça ??

et moi je

et moi je rien

je ne souris rien du tout à Orée

à cause que qu’est-ce que j’ai fait ??

et moi je

et moi j’ai l’impression d’être expulsée

hors de la tête de pépé

et là-bas l’été se lève

la tempête décolère

le vent murmure cerisé

et la dernière chose que Lévie voit est

l’Entrenoueuse qui victoire qui rit

l’Entrenoueuse et sa chaîne là-bas

filantes courantes parmi les étoiles

les nuages qui les évaporent

les oiseaux dans le ciel

Orée qui sourit

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