Une heure et demi plus tard, Eva débarqua.
La bénévole du refuge pour animaux de ferme dont Raph avait fait la connaissance en manifestation et qu’il m’avait présentée en assemblée générale se révéla être l'une des personnes les plus dynamiques qu'il m'ait été donné de côtoyer, à l'exception peut-être d'un professeur d'épistémologie qui m'avait enseigné l'année passée. En la voyant arriver droit sur moi, d’un pas qui assujettissait chacune des pierres de sa route à la réalisation de ses objectifs, je compris qu’elle n’avait affiché à notre rencontre qu’une politesse de façade. Son visage sans sourire tenait au centre d’une masse de cheveux frisés et indomptables qui la rendait intimidante. Elle me fixa d'interminables secondes avant de prendre la parole et je me demandai, la sueur au front, si par hasard elle m’avait rejeté dans les limbes de l’oubli après avoir jugé inutile d’inscrire dans sa mémoire une personne telle que moi.
- Tu es Martin, c'est ça ? m'interrogea-t-elle enfin, d'une façon qui me fit me sentir en faute.
- Euh… Oui, hésitai-je sottement.
- Si j'ai bien compris ce que m'a expliqué Raphaël, tu es intervenu pour une jument qui s'est blessée pendant une course ?
- Oui, répondis-je avec plus d'aplomb, cachant de mon mieux l'inquiétude que m'inspirait l'idée vague d'intervention.
- Dans quel état est-elle ?
- Eh ben…
Je me penchai pour voir comment s'en sortait le vétérinaire. Il avait administré des calmants à la patiente qui ne faisait presque plus de bruit.
- Ok, fit Eva, plus rapide que moi à tirer des conclusions. On va voir comment on va s'organiser pour son transport.
Tout ce qu'elle disait me semblait incomplet ou truffé d'évidences que je n'étais pas apte à traduire en actes. J'ouvris la bouche pour réclamer le mode d’emploi relatif à mon nouveau rôle de propriétaire, mais elle m'obligea à garder mes questions pour moi, levant la paume de sa main dans une attitude de professionnelle aguerrie qui n'admet pas qu'on la dérange dans son travail :
- Excuse-moi, on parlera des formalités après.
Je fus délaissé comme une chose de peu d'importance pendant qu'elle et le vétérinaire engageaient un échange des plus dramatiques. Elle revint vers moi quelques minutes plus tard, aussi aisément qu'elle m'avait occulté, comme si j'avais simplement été mis sur « pause » tout ce temps.
- La jument passera quelques jours à la clinique avant d'être transférée au refuge, m'annonça-t-elle. Je sais que tu n'es pas responsable de son état, et ça ne te paraîtra pas très juste, mais comme tu es le propriétaire légal, on va devoir te demander des frais d'abandon.
J'en fus abasourdi.
- L’abandonner ?
Eva me remit très vite les idées en place :
- Qu'est-ce que tu as prévu de faire d’elle ?
Je mesurai aussitôt l’absurdité de ma réaction : je ne pouvais pas adopter un cheval comme Raph collectionnait les lapins. Symphonie devait être confiée à d’autres personnes, c’était évident. D’ailleurs je n’avais jamais vu les choses autrement et c’était un immense soulagement d’avoir trouvé une échappatoire aussi vite après avoir commis une pareille folie. Seulement, la formulation était abrupte et… douloureuse. J’avais eu largement le temps, en attendant Eva, de faire revivre mon rêve, celui que j’avais imaginé avec soin, qui m’avait accompagné chaque jour ces dernières semaines et, depuis une heure, avec une intensité décuplée. Et voilà qu’on me l’arrachait ! Je venais à peine de mettre la main sur un cheval pour Sacha que déjà la bonne fortune pliait les bagages et que le destin organisait son départ.
De son côté, Eva s'était mise à froncer les sourcils. Ses deux mains pointaient vers son visage, l'air de me demander pourquoi on avait fait appel à elle si j'avais déjà des plans arrêtés.
- Je ne sais pas, marmonnai-je maladroitement, et je tâchai aussitôt de me reprendre ; hélas, en voulant parler plus clairement, je ne parvins qu’à renvoyer l'image d'un garçon terriblement capricieux : Je ne veux pas l'abandonner ! Enfin… je veux dire… pas tout de suite !
Ça n’avait aucun sens, mais Eva en avait vu d'autres. Elle garda son sang froid et m'expliqua, patiente et diplomate :
- Écoute, le centre où je travaille n'est pas une pension. Nous accueillons des animaux en situation de détresse dans le but de les placer dans un nouveau foyer.
Elle fit une pause pour s'assurer que mon cerveau attardé avait bien tout enregistré, avant de poursuivre :
- J'ai compris que tu avais agi dans l'urgence. Maintenant, garder la jument sous ta responsabilité, ce n'est pas une décision à prendre à la légère. À mon avis, ça va être très difficile d'assumer une telle charge pour toi qui ne connais pas du tout les chevaux.
Je ne répondis pas. Je n'étais plus capable que d'une chose : montrer mon visage livide.
- Rien qu'entre la pension, la nourriture et les soins, énuméra Eva en comptant sur ses doigts, il faudra prévoir un certain budget. Pour l’opération et le traitement, on ne pourra nous-mêmes lui offrir que le minimum.
C’était désolant. Il n’y avait rien à répondre. Je réprimai un soupir et baissai la tête en essayant de ne pas trop montrer mon malaise. La jeune femme aurait certainement préféré se passer de mes états d’âme, mais elle fit comme s’ils ne la dérangeaient pas et me suggéra simplement de rentrer chez moi pour l’instant.
- Le mieux que tu as à faire, c’est de réfléchir à tête reposée. Je t’appellerai pour qu’on en rediscute.
Je jetai un dernier coup d’œil au cheval, hésitant.
- Ne t’en fais pas, je m’occupe du reste, ajouta Eva, devinant mes pensées.
Je pressentais que ses prochains mots, si elle devait encore m’inviter à partir, ne seraient plus dénués d’autorité, et je me résolus à obéir.
- À la prochaine, toi, lançai-je au cheval que je n’avais toujours pas le courage de caresser.
Il n'eut aucune réaction, apparemment plongé dans un état vaseux par les médicaments. Ma condition n'était pas si éloignée de la sienne. Je quittai l’écurie en traînant les pieds, les poings enfoncés dans les poches. Mes phalanges heurtèrent mon téléphone que je sortis machinalement. Je songeai à rappeler mon meilleur ami pour le prévenir qu’Eva m’avait bien rejoint et gérait la situation.
La sonnerie résonna comme un écho dans une pièce vide. La pluie avait cessé, laissant derrière elle un paysage qui ne donnait pas envie de s’attarder. La terre trempée me glaçait les pieds. Je pensai aux gradins où je m’étais tenu plus tôt ; ils devaient être constellés de gouttelettes.
- Allô ?
La voix de Raph me réchauffa un peu. Elle avait une tonalité enthousiaste, on devinait qu’il était impatient de connaître l’évolution des événements. Je luis servis autant de détails que possible sur l’effet qu’avait produit sur moi l’arrivée d’Eva et lui décrivis le vétérinaire affairé, mais mon exposé resta en vérité assez creux. Pour être honnête, je ne savais rien de la gravité de la blessure, ni des suites de l’opération, j’ignorais même où le cheval se trouverait la semaine prochaine. Tous ces manques ne passèrent pas inaperçus auprès de Raph qui, après un silence, me questionna franchement :
- Et sinon, ça va ?
- Le rétablissement risque d’être long, mais je crois que ça ira, bredouillai-je. Eva n’avait pas l’air…
- Non, me coupa-t-il. Est-ce que toi tu vas bien ?
Tout en parlant, j’avais continué de marcher vers la sortie ; je fus soudain forcé de m’arrêter, comme si le chemin finissait là et que je ne trouvais plus, devant moi, que le vide sous mes pieds.
- Raph…
- Oui ?
- En fait, je… je n’ai pas décidé de venir sur un hippodrome complètement par hasard. Ni pour faire un tiercé.
- Je ne suis pas stupide, je me doute qu’il y a anguille sous roche.
Il avait l’air de s’être préparé à entendre quelque chose de gros. « Tu peux y aller », semblait-il dire. Mais est-ce que vraiment ce n’était pas trop gros ? J’essayai de mesurer mon secret, cependant la chose était tellement énorme qu’elle ne tenait pas entière dans mon champ de vision. Il fallait que je m’en débarrasse. C’était si lourd.
- Je… Tu…
- Martin ?
Allais-je vraiment le dire ? Ma gorge se mit à trembler et mes battements de cœur s’accélérèrent. Autour de moi, le ciel et les bâtiments s’assombrissaient de plus en plus. La nuit se mettait à chuchoter. Je ne m’étais pas rendu compte que nous étions au téléphone depuis déjà si longtemps. J’avais l’impression de n’avoir encore rien dit de valable. « Dépêche-toi de cracher le morceau. »