L’aération promenait son souffle hurlant dans l’habitacle, agitant et dispersant la chaleur plus qu’elle ne l’affrontait. Simon leur avait interdit d’ouvrir les fenêtres, probablement par peur irraisonnée que l’un ou l’autre ne décide de se défenestrer en pleine marche. Pas de risque, cependant : au rythme de la musique électro qui sortait des haut-parleurs, suffisamment vaillante pour la disputer à l’air grondant, Donnie agitait la tête et tapotait l’accoudoir du bout des doigts. Il paraissait tout neuf, lavé de ces motivations opaques qui l’avaient poussé à introduire dans la chambre de sa grande sœur des montagnes d’antalgiques. Anna refoula un frisson. Le goût et la texture des cachets resteraient à jamais gravés dans la chair molle de ses joues et les sillons de son palais.
D’après ce qu’elle avait déduit du comportement des infirmiers à l’hôpital, et des murmures attrapés au vol sur le pas de sa chambre de repos, ils n’avaient même pas frôlé la mort. Donnie avait tout fait pour qu’on les trouve vite, en pleine dégustation pour ainsi dire – elle le revoyait foncer dans le couloir, l’entendait se prendre dans les pattes de Stéphane. Le paracétamol n’avait même pas eu le temps d’empoisonner leurs cellules que déjà on les transportait au service des urgences pour un lavage d’estomac. Plus de peur que de mal. Anna, maintenant, se rendait compte de la manipulation de son jeune frère. Il l’avait bernée, une fois de plus... Ce qu’il voulait, ce n’était pas mourir. Elle n’était pas certaine de ce qu’il avait vraiment eu en tête : peut-être un besoin impérieux de faire parler de lui, d’occuper le centre des préoccupations. Oui, voilà qui lui ressemblait.
Mais pourquoi aller jusqu’à tenter le diable ? Pourquoi cet essai avorté de suicide ? Il y avait d’autres moyens… en tout cas, Anna croyait savoir pourquoi il l’avait entraînée avec lui. Il la voulait à ses côtés, quoiqu’il en coûte, même en cas de raté, même s’ils étaient allés jusqu’au grand saut, par inadvertance. Quand elle y pensait, une fierté mâtinée de fureur montait dans son ventre et elle croisait les mains sur son estomac, sous le regard attentif de Simon dans le rétro. Le gras de son ventre rebondi sous ses doigts, Anna repensa à la tête de la gentille femme aux cheveux gris, puis des médecins anonymes qui s’étaient occupés d’elle : réprobation, aura moralisatrice, reproches dont on l’avait bassinée depuis sa puberté et les kilos qui s’étaient amassés aux endroits les moins flatteurs de sa silhouette.
Mais Simon, les yeux dans la glace réfléchissante, pensait apparemment à tout autre chose qu’à sa masse graisseuse : d’une main, il baissa le volume de la musique et coupa l’aération. Un silence grésillant emplit le van, et Annabel sentit la sueur perler dans ses cheveux.
— Dites, les enfants…
À dix-sept ans et tout juste rescapée d’une tentative de suicide, elle aurait pu se formaliser de cette appellation. Mais la gêne qu’elle décelait dans les traits de l’infirmier, ou ce qu’elle en voyait, l’incita à garder le silence. Donnie lui aussi semblait harponné.
— Il y a eu quelques changements au Laurier-noble. Je ne sais pas trop comment vous l’apprendre, je ne sais pas ce que M. Brisebane a prévu pour vous accueillir, alors, avant qu’on arrive, je vais simplement vous dire ce qui s’est passé.
La peur remplaça la colère. Anna retint son souffle. Donnie, lui, s’était statufié.
— Jules a été poignardé, avoua Simon.
— Quoi ?
Anna pensait avoir parlé, mais ce n’était pas sa voix : la sienne propre s’était perdue quelque part entre ses poumons et sa gorge. Donnie s’était redressé et se cramponnait l’arrière du siège conducteur.
— Il est mort ?
— Non, non, s’empressa d’ajouter l’adulte. On l’a retrouvé à temps. On l’a conduit à l’hôpital, lui aussi. Mais je pense que vous ne le reverrez plus… il… il a été renvoyé.
Un sourire sardonique étira lentement les lèvres du garçon. Il se permettait cette élasticité faciale parce que Simon ne le regardait pas, de nouveau concentré sur la route, et que son seul public se composait d’Annabel.
— Comment ça, renvoyé ?
Simon remua, comme embêté par un moustique entreprenant.
— Écoutez, c’était une erreur. Un oubli, il n’a pas fait exprès. C’est lui qui a oublié de fermer la porte de la réserve.
Anna plaqua une main sur sa bouche, et le mouvement attira de nouveau l’attention de Simon.
— Ce n’est pas de votre faute, précisa-t-il. Vous n’y êtes pour rien. C’est aux adultes de faire attention, et Jules a manqué à son devoir.
— Eh ben, commenta Donnie. Tu te rends compte, Anna ? Jules ! Qui aurait pu croire ça ?
Mais en se rencognant sur la banquette, il avait l’air trop heureux pour qu’elle se laisse prendre au piège.
Peu après, le van s’engagea sur le chemin qui montait vers le portail de la clinique. Déjà en poste, le concierge leur ouvrit en agitant la main et ses moustaches pour saluer les rescapés. Le nez écrasé à la vitre, Anna découvrit avec stupeur et trac que patients et soignants avaient formé une haie d’honneur, comme autant de poupées Barbie qui s’animèrent brusquement à la vue du véhicule. De confus souvenirs d’un spectacle de théâtre à l’école, en Irlande, fusionnèrent avec la réalité. Elle collait les visages des parents d’élèves bienveillants, quoique légèrement ennuyés, sur le corps de ses camarades internés.
Le van s’arrêta, Simon donna le feu vert aux passagers. Cris de joie, applaudissements et vivats les engloutirent avant qu’ils aient pu poser le pied au sol. Annabel se laissa attraper par les épaules et tirer dans la foule, recevant pêle-mêle une accolade de Maurice, un câlin de Louis et un bisou de Mégane, elle serra des mains anonymes et ânonna des merci nébuleux aux vœux de bonne santé et de re-bienvenue. Brisebane apparut au sommet des marches, véritable Moïse fendant les eaux rouges, pour symboliquement ouvrir les portes du Laurier-noble aux Warwick.
La congrégation se dispersa vite dans le parc pour profiter du temps quasi estival, pendant que Donnie et Annabel reprenaient leurs quartiers. Ils s’abandonnèrent à la croisée des couloirs et Anna, l’esprit plus léger, alla poser les maigres affaires qu’on lui avait acheminées à l’hôpital. Pendant qu’elle remettait ses vêtements dans la penderie, elle songea à Jade et Élias, les deux absents de cette réunion trop parfaite.
La porte menant à l’aile des médecins et de l’administration, habituellement fermée, avait été laissée entrouverte. Annabel risqua un œil de l’autre côté. On avait baissé les stores pour préserver la fraîcheur et le couloir reposait dans une quiète pénombre. Une voix assourdie provenant d’un bureau s’échauffait toute seule – au téléphone ? Anna ne put saisir que des mots isolés, qui oscillaient entre sarcasme et indignation. Enfin, un bruit sec et le silence qui suivit indiquèrent qu’il avait raccroché. L’adolescente se sentait mal à l’aise, un peu comme si elle venait d’ouvrir la porte des toilettes pour y découvrir un occupant, le pantalon précipitamment remonté sur les genoux.
Elle avait encore l’image en tête quand un homme, guère plus qu’une grande forme carrée dans la grisaille, sortit de son antre et posa des yeux étonnés sur elle.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Le docteur Flanquin.
— Je, je, je me demandais où était Jade, bafouilla-t-elle.
Il resta un instant sans réaction, puis, fermant la porte et faisant jouer son trousseau de clefs :
— Justement. C’est bien que tu sois là ; Jade est en isolement léger… mais ça lui fera du bien de te voir. Seulement, n’ébruite pas trop la situation, si tu veux bien. Tout le monde n’est pas autorisé à lui rendre visite.
Le nom de Donnie flotta entre eux. Anna en avait marre, marre que toutes les pensées de tout le monde conduisent immanquablement à son frère. Une sangsue, voilà ce qu’il était, au fond. Une sangsue pour laquelle elle nourrissait une affection sans limites - et une colère à peu près égale.
L’Irlandaise se laissa mener jusqu’au quartier d’isolement, où régnait un calme de plomb. Elle savait que des espaces bien particuliers se cachaient derrière ces portes à hublot ; elle n’y avait jamais été enfermée elle-même mais il lui était arrivé de venir en visiteuse, pour Donnie. Le même sentiment l’envahit de marcher sur une neige trop blanche et de la souiller au moindre de ses pas. C’était ça, le triste silence et l’éclat d’un hiver éternel, même au cœur du printemps, même ici, dans le Sud.
Le docteur Flanquin se pencha vers elle et lui glissa à l’oreille :
— C’est ici. Tu as cinq minutes. Je reste derrière la porte. Au moindre problème, frappe deux coups.
Ces précisions l’effrayèrent. Jade n’était pas quelqu’un de dangereux… tout au plus un peu perchée, ce qui la hissait haut dans la hiérarchie sanitaire du Laurier-noble. Flanquin déverrouilla l’accès à la chambre capitonnée. Annabel demeura statique, juste sur le seuil, sans oser regarder devant elle, de peur de voir son amie défigurée ou dans les affres de la folie pure. Gentiment, le docteur exerça une pression entre ses omoplates. Il referma derrière elle, et la douce aspiration des gonds remis à leur place lui donna le courage de redresser la tête.
Le luminaire dispensait une lueur tamisée, déposée sur les rebonds des murs, du sol et du plafond comme une couche de poussière dorée. Jade était assise de dos sur le matelas qui lui servait de lit. Les sangles reposaient, inutiles, sur les draps. Anna s’autorisa un soupir de soulagement ; les choses n’étaient pas si affreuses.
Jade ne l’entendit pas approcher : un casque se trouvait perché sur sa tête, tout emmêlé de cheveux bouclés, et une musique douce en montait comme un écho fantôme. Annabel n’osa pas toucher son amie, par peur de sa réaction, ou qu’elle se tourne vers elle. Son imagination anxieuse lui montrait un regard mort et un visage abîmé par la déraison. Elle n’était pas sûre de le supporter, pas maintenant ; alors elle dirigea son attention vers les objets étalés par terre. Des cassettes audio, certaines sorties de leur boîte, d’autres encore à l’abri. Intriguée, Annabel se courba pour lire les noms d’artistes : Chet Atkins, Brothers Four, Simon & Garfunkel. Elle songea à Simon, pas celui de la cassette, leur Simon, et elle le vit planté derrière un micro dans sa blouse de soignant, l’air tout à fait perdu. Elle voulut retenir un ricanement, qui sauta malgré tout de ses lèvres et lui échappa. Jade fut prise d’un frisson, son épaule se souleva, et elle posa ses yeux sans fond sur l’autre fille. Le contact de ces pupilles sur sa peau lui fit l’effet d’un choc électrique, et Anna recula.
Le silence s’installa, perturbé par les seules notes échappées du casque branché à un lecteur de cassettes. Loin de l’adoucir, ces bruits épars, déformés, le rendaient plus horrible et plus profond.
— Salut, articula la rouquine, dans l’espoir de briser la transe.
Il ne se passa rien pendant plusieurs secondes, et Anna douta d’avoir seulement ouvert la bouche. Puis, sans prévenir, les yeux de Jade s’emplirent de larmes, lourdes comme des poings, qui roulèrent sur ses joues et se rassemblèrent sous son menton, suspendues au rien, bientôt emportées par la main tremblante qu’elle frotta dans son cou.
— Oh, Anna, souffla-t-elle.
Un éclat désespéré flottait dans ses prunelles. En s’approchant, Anna crut distinguer un soleil – gratté, griffé, aspiré par de longues formes sépulcrales – et les cimes de milliers d’arbres. Avant qu’elle ait pu s’éloigner, saisie au cœur par la vision, Jade s’était agrippée à elle, ses mains se refermaient sur les cheveux dans sa nuque et y tiraient si fort que des larmes lui montèrent aux yeux. Jade respirait fort contre elle, juste sous son oreille, le casque lui avait glissé du crâne et s’écrasa par terre au milieu des cassettes, diffusant dans la petite chambre la plainte orientale du morceau en cours.
— Ne me laisse pas, marmonnait Jade, en boucle, réprimant des sanglots qui lui agitaient le corps. Ne me laisse pas…
☼
Quelque chose avait changé. Jade continuait d’avancer dans la forêt sans fin, et parfois, se découpait dans le ciel de feuilles vertes une ouverture qui lui donnait le loisir d’entrevoir un bout du bâtiment en pierres, juché tout là-haut, inaccessible. La chose tapie dans l’ombre n’avait pas abandonné l’idée de lui mettre la patte dessus. Ses grondements et ses soupirs d’anticipation étaient plus violents que des cris. Ils promettaient la souffrance, l’anéantissement, et charriaient une odeur de sable. Le parfum provoquait chez Jade un trouble étrange, presque sensuel ; un élastique dans ses entrailles se tendait jusqu’au maximum, et s’arrêtait tout juste avant d’éclater.
Au-dessus d’elle, des images passaient encore, plafonds blancs et chimères familières. Des sons s’élevaient aussi pesamment de la terre, des airs musicaux particulièrement incongrus, qui résonnaient entre les brindilles et les fruits morts. Une sorte de pression grandit dans ses os, qui la tirait dans tous les sens pour la réduire en pièces et l’éparpiller aux quatre mondes. Elle n’appartenait pas à cette forêt, pas totalement, et la musique de son enfance, qui vibrait tout autour, le lui rappelait bien. Mais quand elle levait la tête vers les reflets qui roulaient dans le ciel, elle n’était pas certaine de vouloir revenir au Laurier-noble.
Alors même qu’elle se disait cela, un visage bien connu emplit l’espace entre les plus hautes branches : yeux grisâtres et taches de rousseur, cheveux oranges, et cette voix un peu enrouée qui lui disait, pétrie d’inquiétude et d’incertitude : Salut.
Une bulle d’émotion grossit dans la poitrine de Jade, tirailla ses poumons et l’arrière de sa gorge avant d’éclater, et elle se jeta dans les bras de son amie. Son odeur de sueur et de vérité lui fit tourner la tête et elle l’inspira, jusqu’à s’enivrer.
— Oh, Anna !
La tête au Laurier-noble, les pieds encore dans l’herbe, Jade se raccrochait à elle avec l’énergie de la détresse.
— Ne me laisse pas, ne me laisse pas, ne me laisse pas…
Un rire derrière elle lui hérissa les poils et les cheveux sur la nuque ; son sang se changea en eau de montagne, pure, froide, mortelle. Tétanisée, elle ne put retenir la chaleur d’Annabel, qui se retirait inexorablement pour laisser place à la peur. Les griffes de la chose s’enfoncèrent dans la peau de son dos et elle tomba, tomba…
L’odeur de la créature était différente ; si semblable à la sienne qu’elle la crut faite de vent et de rien, ce parfum qu’elle sentait de manière inconsciente partout où elle allait. Les griffures ne lui faisaient pas mal. Au contraire, elles la réchauffaient, chassaient les torrents glacés de son corps. Des bras puissants la soulevèrent, elle se laissa faire. Le souffle de la femme-lionne balayait les cheveux qui lui tombaient sur le visage, et son museau à peine humide lui caressait la joue avec une tendresse désarmante.
Enfin, je te tiens, disait-elle sans parler, avec délicatesse. Je vais te ramener à la maison.
Jade ouvrit les paupières et découvrit un regard chocolat, une peau dorée, si beaux qu’elle en fut bouleversée. Une tête de lion était rabattue sur le crâne de la femme, et ses yeux mordorés, riches et vivants, prenaient l’adolescente dans une seconde étreinte qui la fit pleurer. Elle se laissa porter, les poings agrippés à la fourrure léonine, jusqu’au point de l’horizon où se trouvait le bâtiment en pierre.
À l’intérieur, il faisait jour, jour de lumière aveuglante et pleine. Des tapisseries se tendaient sur les murs, occupées de scènes exotiques où lionnes, lions et autres personnages hybrides toisaient la nouvelle venue d’un air énigmatique.
La femme marcha longtemps et s’enfonça dans les entrailles de la maison – du palais, du château ? Jade n’en voyait que des bouts, lovée comme elle était dans ces bras mi-animaux, mi-humains. Plus elles descendaient, plus la chaleur se faisait tiédeur, très douce. Le couloir qu’elles avaient atteint s’étirait interminablement, bardé de portes par dizaines.
Enfin, la femme-lionne fit halte et déposa Jade par terre. Elle ne s’y était pas attendue ; une lourde somnolence, après les émotions en cascade qui l’avaient secouée, était descendue sur elle, et elle flageola des genoux. La porte devant elle s’ouvrit sur un soleil.
— Entre, chuchota sa kidnappeuse, et tout ira bien. Je te le promets.
Jade en était certaine. Cette boule de lumière et d’énergie irradiait un tel amour… les doigts tendus, elle trouva la force de mettre un pied devant l’autre, et ses larmes se soulevèrent de ses joues pour se précipiter dans le brasier, grésillant et s’évaporant. Ce soleil, cette puissance, c’était la clef de tout… elle mit un pied devant l’autre, irrésistiblement attirée par le véhément foyer.
Derrière elle, une porte claqua. Alma tira le verrou dans un cliquetis de vieux fer, et sa voix moqueuse ébranla les murs de la pièce où Jade était prisonnière :
— Tu ne sortiras plus jamais d’ici !