- Tu te souviens, je t’ai parlé d’un garçon que… que j’aimais bien ?
- Oui.
Mon ami n’essaya pas de rectifier mon euphémisme. Ma détresse était tellement évidente que c’en était risible. Je tâchai de me poser en remettant les choses dans l’ordre. En commençant par le début :
- Il s’appelle Sacha.
Raph chercha dans ses registres.
- Sacha Villeneuve ?
Il connaissait vraiment trop de monde. Je poussai un soupir d’agacement qui eut le mérite de me détendre un peu.
- Mais non, un autre Sacha que tu ne connais pas.
Je me mordillai la lèvre en essayant de sélectionner les informations. Dans ma tête, les phrases se marchaient les unes sur les autres : les actes qui restaient avouables n’avaient aucun sens si on ne les reliait pas à des faits bien plus ahurissants. C’était un bazar inextricable, un problème insoluble. Brusquement, je réalisai à quel point il était vain – vain et absurde – d’essayer de préserver encore une part du secret, et je lâchai tout.
Je racontai tout. Comment j’avais trébuché sur Sacha, comment je l’avais ramené chez moi pour le soigner. Comment, encore, j’avais décidé de l’héberger en découvrant sa situation…
Un long silence succéda à mes explications, un silence qui me tordit l’estomac. Au bout d’un moment, Raphaël reprit la parole, d’une voix froide :
- Si je comprends bien, vous habitez ensemble depuis janvier ? Dans ton douze mètres carrés ?
- C’est ça.
- Comment vous faites ?
- On… fait.
Après un nouveau silence, plus court que le précédent, mon ami en vint à la question majeure :
- Pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt ?
- Comme tu l’as toi-même fait remarquer, bredouillai-je, j’habite dans une chambre de bonne, n’importe qui aurait trouvé cette cohabitation ridicule…
- C’est sûr que c’était beaucoup plus malin de te taire et de ne plus laisser tes amis venir chez toi !
Je rentrai la tête dans les épaules, me consumant rien qu’à imaginer les éclairs que lançait son regard. Comme je ne répondais pas, il repartit à la charge :
- Tu avais peur qu’on te le pique, ou quoi ?
La pointe s’enfonça dans mon cœur avec une justesse insoupçonnée. Raph avait mis le doigt sur quelque chose que je n’avais pas vu jusqu’à présent, ou plutôt que j’avais fait mine d’ignorer. Ce n’était pas Sacha que j’avais voulu dissimuler au début, mais certains sentiments qu’il avait fait naître en moi et dont je ne savais que faire. Gêné comme un adolescent, j’avais refusé d’admettre l’évidence : il m’avait attiré dès les premiers jours.
Raph, qui avait pris un ton plus renfrogné au fur et à mesure des révélations, finit par se radoucir en réalisant que ses reproches n’avaient pour seul effet que de me rendre muet. Lui-même n’aimait pas les conflits.
- Je suis ravi que tu m’expliques enfin cette histoire, reprit-il en appuyant bien sur « enfin », mais je ne vois toujours pas le rapport avec le cheval.
- J’y viens. Avant de devenir orphelin, Sacha avait une famille et, surtout, il possédait un cheval. Il m’en parle souvent, tu sais. C’est quelque chose qui lui manque terriblement. À l’époque, son cheval a été vendu pour participer à des courses.
- Alors c’est pour ça que tu me posais des questions bizarres ? Sur la manière de s’y prendre pour retrouver un animal perdu.
- Ouais… Ça m’a poussé à venir voir un hippodrome de mes propres yeux parce que… Oh, je ne sais pas… Les souvenirs de Sacha m’ont affecté, c’est tout. À force de le voir triste, l’idée a fini par m’obséder. Et comme par hasard, il a fallu que je croise la route d’une jument qui risquait l’euthanasie. Alors j’ai réagi au quart de tour mais, maintenant, je ne sais plus où j’en suis. Le refuge d’Eva va la récupérer et… ce sera fini.
- Qu’est-ce que tu aurais voulu faire ?
- Oh, rien sans doute. J’aurais juste aimé que Sacha puisse la voir. J’aurais voulu la garder pour lui.
- Ça ne ressemble pas à ‘‘rien’’, dis-moi.
- Ça revient au même, parce que de toute façon c’est impossible. Ce n’est pas comme s’il suffisait de lui acheter des croquettes et de la promener tous les jours. Je n’ai pas les moyens d’avoir un cheval.
- Non, en effet.
- Tu ne m’aides pas, Raph.
- Tu ne le mérites pas.
En fin de compte, il était peut-être vraiment fâché.
- Je ne te reconnais plus, Martin, enfonça-t-il le clou.
Je lui donnai raison :
- Je me sens perdu.
- Pitié, tu me fatigues à gémir. Pour moi, tu es le gars qui n’a pas peur d’occuper une fac pour soutenir des étudiants sans affectation. Le gars qui passe ses samedis en manif, qui défend Julian Assange et qui rêve de devenir zadiste. Regarde-toi, Martin. T’es capable de partager ton lit – et plus si affinités – avec un sans-abri !
Ce portrait qu’il peignait de moi me remonta un peu le moral tant il était cocasse. Raph n’avait pas tort. J’étais comme ça. J’étais fou. Et ce qui gonfla dans ma poitrine à cet instant fut une bulle de fierté. Mais elle ne mit pas longtemps à éclater.
- Ce qui est arrivé à Sacha est injuste. Ce qui est arrivé à ce cheval l’est tout autant. Mais pourquoi faut-il que ce soit moi, moi qui n’en ai pas les moyens, qui leur vienne en aide ?
- Tu en avais les moyens. La preuve, tu les as aidés.
- Tu parles. Tout à l’heure, Eva avait l’air de dire que Symphonie ne pourrait sans doute même pas bénéficier des soins les plus appropriés.
- Certes, tu avais à peine ce qu’il fallait. Mais tu l’avais et tu en as fait usage. Tu as tout donné. Alors pourquoi est-ce que tu n’es pas content de toi-même ?
Je songeai à l’argent de mon loyer.
- Si j’avais tout donné, je vivrais dehors.
- Sacha aussi. Ce serait contre-productif.
Sa remarque me tira un sourire. Au point ou j’en étais, rire ou pleurer ne faisait pas grande différence.
- Nous sommes donc condamnés à l’étroitesse de la chambre de bonne.
De la prostration, j’avais basculé dans la dérision. Ce ne fut pas pour déplaire à Raph qui m’encouragea :
- Mais non. Un jour, quand tu seras zadiste, tu auras un grand pré pour toi tout seul.
Une pensée me traversa qui me fit perdre un peu plus mon sérieux.
- Zadiste… Attends, Raph… Tu me donnes une idée, là ! Attends voir, que je t’explique…
En quelques phrases à peine, je brossai une scène géniale, réjouissante, un paysage de bonheur dit dans les mots les plus simples. Mon meilleur ami sauta à pieds joints dans mon œuvre sans me laisser le temps d’apporter la touche finale – l’ensoleillement et une butte de permaculture.
- Ce serait tellement cool, en vrai ! s’exclama-t-il.
- Ce sera le printemps, il fera très beau, m’obstinai-je à compléter alors qu’il s’était entièrement livré aux idéaux :
- C’est ça, la vraie vie. C’est quand on s’y jette à corps perdu.
- Tais-toi ! lui intimai-je en éclatant de rire. Tu sais que je serais foutu de le faire.
- Et alors ?
Mes intonations s’étaient parés d’optimisme et d’audace. Je me demandai jusqu’où je serais capable d’aller par révolte. Je pensai à Sacha. À ce que j’éprouvais pour lui. J’étais fatigué de mes petits gestes, de mes petits calculs, de notre relation éternellement problématique dans ce petit appartement.
Un bruit de sabots attira mon attention. Une seconde après, un cavalier me dépassa. En levant les yeux vers lui, je vis scintiller la lune derrière son casque. Ses mains étaient fermement serrées sur les rênes de sa monture. Il allait s’entraîner de nuit.
- Et alors, Martin ?
- Ça me frustre tellement, dis-je, revenant à la raison. Je ne peux pas garder la jument, c’est clair. Mais j’ai l’impression de laisser filer ma chance, de me rendre sans avoir combattu.
- Pourquoi tu prends ça tellement à cœur ?
- Si tu étais à ma place, tu comprendrais.
Un silence se fit. Encore un, qui dura une dizaine de secondes. Raph le rompit d’un air convaincu :
- Pas faux.
Aucun doute, il s’était imaginé en train de papouiller ma jument. Il pouvait parler, il était aussi fou que moi, dans son genre. C’était cela que j’avais toujours aimé chez lui. Quand je me tenais près de mon meilleur ami, j’avais la certitude que l’avenir était beau, qu’il nous appartenait et, que si le monde était laid, il suffisait de le changer.
Le vent, qui s’était calmé après la pluie, se réveilla soudain. Je le sentis s’engouffrer sous mon manteau et me pousser vers l’avant. Loin face à moi, la piste et les tribunes me semblaient si vastes. Je me retournai vers les écuries, où l’on avait allumé les lumières, et trouvai de même les bâtiments gigantesques.
- Mon dieu, Raph, et si j’essayais ?