Léo
Le sang grésille dans mes veines depuis ce matin. Je n’ai pas peur, mais je suis… appréhensif. Ça se dit ? Je n’ai pas faim, mais je grignote quand même quelques quartiers de sa pomme. Je dois lui dire.
– Sylane ?
– Hmmm ?
Elle n’aime pas le matin. Elle préfère les soirs d’été.
– Je peux te parler ?
Elle hoche la tête, la bouche pleine. Elle finit de mâcher.
– Vas-y.
– Non, je veux dire… Seul à seule.
Elle me jette un regard bizarre. Elle a raison de se méfier.
– Alors allons-y maintenant.
Directe. Rigide. Un peu hautaine, mais elle entortille ses doigts aux lanières de son pull.
– On vous retrouve après, je lance à la cantonade.
Personne ne m’écoute, sauf Julien. Il a bien remarqué que quelque chose cloche, ce matin. Il attend sagement que je lui raconte, comme d’habitude. Il attendra encore un peu.
On sort. L’air est frais, Sylane frissonne à côté de moi. Instinctivement, je lui prends la main. Je la mène à l’abri des regards, derrière une haie. Je n’ose même pas imaginer les commentaires de mes potes. Tant pis.
– Léo… Qu’est-ce qu’il y a ?
Le masque s’est fissuré. Derrière, l’inquiétude. Peut-être la tristesse, aussi. Elle sait. Au fond, elle savait depuis le début. Je la prends dans mes bras, pour la dernière fois. Je respire l’odeur de ses cheveux. D’une certaine façon, elle va me manquer. Mais je ne suis plus sincère.
– Léo… S’il te plaît.
Je l’embrasse sur le front. C’est la dernière fois. Je me détache complètement d’elle. Je sépare nos doigts. Je ne pensais pas que ce serait si dur.
– Sylane… Tu es une personne incroyable. Mais… toi et moi… On ne peut plus continuer. Je suis désolé.
Je suis désolé. Toujours, toujours la même phrase. Ça fait des ravages. Les larmes perlent sous ses paupières closes, puis disparaissent. Sa mâchoire se serre. Ses sourcils se froncent. Elle recule d’un pas.
– J’aimerais savoir pourquoi.
Elle se protège derrière son ton dur, mais je la connais trop pour que ça marche. Je sais qu’elle souffre.
– Je… J’en aime une autre. Je suis désolé.
Elle baisse la tête.
– Sélène, hein ? J’aurais dû m’en douter.
– Je suis désolé.
– Arrête de dire que t’es désolé ! C’est comme ça, point. J’ai compris depuis longtemps. Au début, je pensais que t’étais un gars bien, Léo, et d’un côté, c’est vrai. Mais t’as jamais été honnête avec tes sentiments. C’était elle, depuis le début.
– Je n…
– T’étais juste trop con pour t’en rendre compte ! Au début, j’ai parié avec les autres. C’était marrant. On tiendrait pas plus d’un mois. Certaines disaient deux semaines, d’autres encore moins. Mais t’es resté. Alors je me suis dit que peut-être, peut-être ! j’avais tout imaginé. J’ai fermé les yeux au fest-noz. J’ai fermé les yeux quand elle est tombée de la falaise. Mais au fond… T’es juste trop lâche pour comprendre !
Elle tourne les talons. Je reste là. J’essaie de respirer à nouveau. Ça fait mal. Elle a raison. J’ai été très con. Vraiment, vraiment très con. J’ai brisé deux cœurs parce que bordel ! j’ai rien compris. Je l’aime. Et tout le monde le savait sauf moi.
<3
Ciel gris. Nuages noirs, au loin. Bourrasques d’air salé. Écume sur la crête des vagues. Sélène avait froid, malgré son pull bleu gris. C’était le dernier midi avant de rentrer. Les profs avaient tenu à manger sur la plage. Elle ne comprenait pas pourquoi. Elle s’en fichait. Ça n’avait plus d’importance. Demain, elle sera morte.
Elle croisa les bras sur sa poitrine. Les rires éclaboussaient les visages, quelques audacieux s’amusaient dans les vagues. Certains espéraient encore bronzer sur les couvertures de pique-nique. Le soleil avait bel et bien disparu.
– Tu as révisé le test de bio ? Celui de la semaine pro…
– La photosynthèse ?
– Ouais. T’as compris quelque chose ? C’est tellement galère avec les molécules bizarres, là…
Sélène décrocha totalement de la conversation. Ça n’avait plus d’importance, de toute façon. Demain, la promesse qu’elle avait faite à Célestine serait brisée. Elle pourrait sauter de la falaise. Elle pourrait rejoindre les rochers acérés qui lui tendaient les bras. Le murmure des clapotis. Le goût du sel. Elle avait hâte de mourir. Même la chute ne lui faisait plus peur.
Elle était lasse de ses pensées. Elle en avait marre. Elle n’en pouvait plus, de sa mort, de sa douleur. Elle n’en pouvait plus, des sourires des autres qui ne l’atteignaient jamais. Elle n’en pouvait plus, de ses amies qui ne se souciaient que de la biologie.
– Je reviens.
Sélène se leva, laissant les chaussures qu’elle avait ôtées sur la couverture. Elle retira ses chaussettes et s’aventura pieds nus sur le sable. Il était glacial, humide, épais. Presque visqueux. Ses pas l’éloignèrent des couvertures, toujours plus loin des autres. Peut-être que là-bas, elle aurait sa place ? Il y avait de longues silhouettes. Peut-être qu’elle pourrait se figer comme elles, laisser tous les embruns et les grains de sable la ronger jusqu’à être complètement détruite ?
Elle marcha, trois, cinq, huit minutes, elle ne savait pas trop. Ses amies devinrent des fourmis dans le lointain. Enfin, Sélène atteignit d’immenses rondins de bois levés vers le ciel. Près de l’eau, il y avait une balançoire. Ça la troubla. Où l’avait-elle déjà vue ?
Sélène s’approcha doucement vers la planche de bois. L’eau glaciale lui arracha un cri quand elle vint chatouiller ses pieds nus. Les chaînes commençaient à rouiller sur certains endroits. Le bois était gonflé d’humidité. Elle n’y fit pourtant pas attention et s’assit face à l’océan. Elle se rappela alors. Ah. Oui. C’était évident, maintenant. La balançoire de ses rêves.
Sélène resta là, longtemps. Elle était seule, contrairement à son rêve. Ça ne lui faisait ni chaud, ni froid. De toute façon, Léo était déjà parti. Il n’y avait qu’elle et la mer. C’était apaisant.
– Ça fait dix minutes qu’on te cherche !
Cri vexé. C’était Norelia. Bien sûr. Elle ne l’abandonnerait jamais vraiment.
– Tu nous as pas répondu, quand on t’a demandé où tu allais ! surenchérit-elle.
Sélène était probablement amie avec Norelia justement pour… ça. Son côté protecteur presque maternel, sa gentillesse sans bornes, sa loyauté à toute épreuve. N’empêche, ça lui faisait de plus en plus mal au cœur, de la laisser ici. Noli s’en remettrait… mais elle aurait du mal. Sélène comptait sur Julien pour l’aider. Ils étaient si fusionnels, tous les deux.
– Attends, Sélène, c’est incroyable ! l’interrompit Maïwenn. Je peux essayer ?
– Enlève tes chaussures, elles vont être trempées, sinon.
Maï faillit tomber dans l’eau en s’exécutant. À contre-cœur, Sélène quitta son perchoir. Ses pieds étaient déjà écarlates.
– Mais c’est super froid ! hurla Maïwenn en mettant un pied dans les vagues. Comment tu fais ?
Sélène haussa les épaules, et retourna sur la balançoire. Ses amies restèrent à distance prudente de l’eau. Leurs paroles se firent de plus en plus discrètes à mesure que Sélène s’éloignait de la réalité. Le vide était devenue une drogue contre le feu. Elle contempla les nuages noirs sans les voir. Peut-être qu’il pleuvrait, mais elle s’en fichait. Ça n’avait plus d’importance.
– Hey, Léo ! Qu’est-ce que tu fous là ?
Sélène faillit tomber de sa balançoire. La voix de Norelia était bienveillante. Elle retint sa respiration. Ce n’était pas normal.
– Je dois parler à Sélène.
Léo
Elles me regardent comme si j’ai demandé la lune. Noli m’observe, méfiante. J’imagine qu’elle n’a pas vu que Sylane était « malade », ce matin, après le petit déj. Tant pis pour elle, si elle souffre. Un pari ? Je ne suis qu’un idiot. J’espère qu’elle va bien, malgré tout. Je suis trop gentil.
– Je peux lui parler ? je répète.
Mais je ne les regarde pas. Je fixe Sélène, sur la balançoire. Elle ne s’est pas retournée, mais je sais qu’elle m’a entendu. Ses mains se sont crispées sur les chaînes. Sa tête est inclinée, comme pour m’écouter. Elle est stressée. Moi aussi. Probablement beaucoup plus qu’elle, pour une fois.
– Bah vas-y ! s’exclame Maïwenn.
– Rien ne t’en empêche, continue Noli.
Elle a l’air sur la défensive. Comment pourrais-je l’en blâmer ?
– Fais gaffe, par contre, l’eau est gelée, me prévient-elle.
Elle n’a pas remarqué mes pieds déjà nus, rougis par le froid. Mais je sens à peine les pulsations douloureuses dans mes orteils. Je m’avance. Je m’arrête.
– Seul à seule.
Norelia soupire. Me jette un coup d’œil soupçonneux. S’avance vers moi.
– Fais attention à elle.
Puis elle repart, emmène Maïwenn avec elle. Je suis seul avec Sélène. Bien. Ne reste plus qu’à espérer.