Paris, printemps 2013. – Point de vue d'Émilie.
Ça y est, les fleurs éclosent partout. L'air sent le printemps. Les oiseaux pépient, c'est la saison des amours partout, même sur Facebook. Surtout, sur Facebook... Mon ancienne promotion est en stage pratique, et inonde la toile de leurs photos romantiques ou carrément érotiques. On dirait que le vent a tourné, les prudes d'hier s'affichent sans fard. Elise et Costis se sont lancés dans l'exhibition de leur sexualité débutante sur les réseaux.
Il fallait les entendre, l'année dernière, jouer les offusqués pour un peu d'exposition entre deux couloirs sombres : couvrez ce sein que je ne saurai voir. Puis une fois que le chat est parti, les souris dansent ! Peu importe, avec Prune on va au jardin des plantes dessiner les organes sexuels des angiospermes. C'est sexy aussi... enfin, je crois. L'aquarelle occupe mes journées comme les feux de l'amour semblent occuper Facebook. Tout paraît mieux se passer sans moi. Comme si j'étais bel et bien l'élément perturbateur, le grain de sable déraillant dans l'engrenage de leur vie affective.
Alexis et Ariane s'embrassant sur fond d'étoiles, le générique des péripéties amoureuses des autres apparaît sur l'écran de ma vie sans histoire. Prune me dit que tout ça paraît un peu trop simple. C'est vrai que c'est même simpliste. Quelque chose de pourri dans ce royaume universitaire me souffle la voix qui s'évertue à enchaîner les références littéraires douteuses dans ma tête.
Je me sens loin de tout ça, j'ai l'impression de respirer un air enfin respirable. Cet espace laissé vacant par l'interruption de mes études nous a permis à Prune et moi de discuter de tout, et de rien, et de réussir à se comprendre, enfin ! Après plusieurs années d'approximations, à essayer de mettre en commun nos réflexions sans pour autant parler le même langage, sans définir les objets de la même manière, à croiser des concepts mal exprimés, et à ne pas les reconnaître. Comme dirait Anne Sylvestre, à notre rescousse, « chacune sur notre planète, ce qu'on a pu tourner en rond ». Ce qu'on s'est dit, c'est que tant pis si on tourne en rond, on tourne en rond – mais en hélice – comme l'ADN. C'est-à-dire qu'à chaque tour, on avance un peu plus loin, comme si on gravissait l'escalier en colimaçon de la compréhension du monde social.
En disant ça, j'ai l'impression que Camille, la binôme d'Alexis, a déteint sur moi avec toutes ces notions scientifiques saugrenues. Plus le temps passe et moins je la trouve inhumaine, finalement. Prune aussi a une base d'études scientifiques, et elle vient d'une famille de scientifiques, c'est ce qui rend son attrait pour le domaine artistique de l'ordre d'une certaine survie identitaire. Moi, c'est un peu l'inverse. On se demande toutes les deux assez souvent si on ne nous a pas échangées à la naissance, vu qu'on est chacune à notre manière l'intrus dans notre famille.
Un matin, je me réveille la tête dans le brouillard, Prune dort encore dans le lit à côté de moi, et je consulte mes messages privés sur Facebook. C'est Loubna qui m'écrit pour me dire que Roméo manipule tout le monde et qu'Ariane a embrassé Alexis, mais qu'elle l'a laissé tomber et qu'il est triste. Elle voudrait que je fasse quelque chose. Du fond de mon lit, là comme ça, je vais avant tout me faire un café et préparer un petit déj' pour le réveil de Prune.
Bon, c'est plus rigolo qu'autre chose cet appel à l'aide de Loubna. En tout cas, on se comprend Prune et moi et on a retrouvé notre complicité. Alors qu'avec Solène, je crois que je ne me suis jamais sentie plus éloignée de son monde qu'en ce moment. Elle n'a pas voulu m'avouer qu'elle s'était mise en couple avec Valentin, elle avait soi-disant peur que ça en rajoute trop sur mon état psychologique de le savoir. Avec tout ce que j'ai encaissé, si j'étais en sucre ça se saurait.
Projet de couverture du livre : Loubna à la place du Page de Deniers du tarot Rider-Waite. Il évoque quelqu'un d'ouvert aux enseignements et aux expériences qui peuvent conduire à la croissance et à la prospérité. Vengeur masqué représente l'hypocrisie et la traîtrise.