34. Fenore

Par Hinata

Quand Enza leur avait décrit l’Étendue, Fenore ne s’était pas imaginé un tel paysage. Ils ne se trouvaient pas simplement au bord d’un « grand lac plat ». Ses pieds foulaient un sable roux et lisse. Le vent qui jouait dans ses cheveux avait une odeur de sel et de lichen. Partout la surface claire d’une eau qui s’étendait jusqu’à l’horizon, où disparaissait lentement le disque rouge du soleil. Ce spectacle lui étourdissait les sens d’une façon délicieuse.

Elle n’avait jamais vu la mer Narda. Même si l’Étendue n’en faisait pas partie, elle imaginait à présent comment ce devait être. Se tenir à la bordure d’un monde, ou plutôt de deux mondes. Debout entre terre et mer.

Un soupir contrarié la tira de sa contemplation. Nesli scrutait elle aussi l’Étendue, mais son visage ne montrait pas le moindre enchantement. Voilà qui était très surprenant de sa part. À moins que ce paysage ne lui rappelle trop son royaume natal et la mer qui le séparait de ce continent. Mieux valait ne rien dire.

Pendant un moment, elles restèrent là toutes les deux, laissant le vent entraîner leurs cheveux lisses dans un ballet désordonné de filaments verts et blancs. Puis, sur un dernier froncement de sourcils silencieux, Nesli tourna les talons. Sa voix résonna plus loin dans son dos :

− Où est Atkos ?

Fenore se retourna. Ah, son amie ne s’adressait pas à elle, mais à Beherzt qui les rejoignait.

− Parti nous chasser des provisions avec Domy, répondit-il.

Nesli le dépassa sans mot dire. Depuis la plage, Fenore la regarda retourner à grandes enjambées jusqu’à leur campement. Ils s’étaient installés sur le dos d’une colline parsemée d’herbes rases et qui surplombait d’un côté la plage, de l’autre la Plaine. Nesli se pencha pour attraper quelque chose : sa lance, dont l’éclat argenté semblait aussi tranchant que l’acier.

− Qu’est-ce qu’il lui arrive ? demanda Beherzt lorsqu’il arriva à son niveau.

Fenore haussa les épaules. Sur la colline, leur amie s’était mise à pratiquer son Don, donnant des formes étranges à son bâton métallique. Assis en boule sur un rocher, Enza l’observait.

Fenore sentit tout à coup une vague plus forte que les autres lui lécher les chevilles. Elle ne put contrôler un mouvement de recul précipité.

− Ne me dis pas que tu as peur de l’eau, plaisanta Beherzt.

− Non, le rassura-t-elle. En revanche, je ne sais pas nager.

Les yeux de son ami s’agrandirent.

− Et c’est maintenant que tu le dis ?

− Ce n’est pas un problème parce qu’Enza a dit que l’eau n’arrivait jamais plus haut qu’une épaule naine. Nous aurons toujours pied, alors je pourrai marcher.

− Oui mais tout de même…

Beherzt fit jouer pensivement ses doigts bagués avec les petites tresses de sa moustache. Puis sans prévenir, il recula sur le sable sec et commença à retirer sa chemise.

− Tu vas nager ?

− Non, je vais te faire nager, toi.

Fenore se pétrifia. Vêtu de son seul pantalon, son ami la dépassa pour entrer dans l’eau.

− Allez viens, je vais simplement t’apprendre les rudiments. Tu as pied partout ici aussi.

Ses mains se mirent malgré elle à tripoter sa tunique. Elle ne put retenir un coup d’œil en arrière pour vérifier que Nesli et Enza n’étaient pas en train de les observer.

− Il faudra bien te déshabiller demain, lui fit remarquer doucement Beherzt. Les vêtements nous gêneront pour progresser dans l’eau.

Résignée, elle ôta ses vêtements, ne gardant que sa culotte et son maillot de corps. Sa peau frissonna au contact du vent. Le soleil avait presque complètement disparu, donnant au ciel des tons roses et violets. L’eau se révéla aussi froide que l’air du soir.

− Tu ne vas pas abandonner pour quelques frissons.

Beherzt lui envoya de légères éclaboussures qui lui arrachèrent un sourire.

− Viens, je vais t’aider à avancer, moi.

En comparaison de l’eau glacée, la main que Beherzt lui tendit semblait agréablement chaude. Lorsque l’eau leur arriva aux genoux, ils s’allongèrent doucement dans l’eau et il commença à lui expliquer les mouvements de base.

Fenore croyait entendre son grand frère. Lorg se mettait souvent en tête de lui donner des leçons particulières. Cela allait d’une technique de corps à corps à la meilleure manière d’éplucher une pomme. Une fois il avait voulu lui donner des conseils en matière de baisers mais les parents étaient tout de suite intervenus pour couper court à son enseignement.

− Tu as une coordination parfaite, apprécia Beherzt. Je pense que tu arriveras à te débrouiller en cas d’imprévu.

Si on oubliait le froid qui engourdissait les muscles et le sel qui picotait la peau, c’était plutôt agréable de nager. Son corps lui semblait incroyablement léger, et puis les gestes n’étaient vraiment pas compliqués.

Lorsqu’ils se remirent debout pour regagner la plage, elle remarqua sans mal que Beherzt grelottait autant qu’elle, voire plus. Une idée lumineuse la traversa.

− On fait la course ?

Beherzt ne répondit rien, puis sans prévenir il se mit à courir avec un rire triomphant. Fenore s’élança aussitôt derrière lui. Le boucan monstrueux de leurs éclaboussures donnait à cette course un ton presque épique. Elle eut tôt fait de rattraper l’avance de Beherzt et comme il s’accrochait à son bras pour la ralentir, elle n’eut aucun remords à le pousser dans l’eau. Il protesta à moitié entre ses éclats de rire. Fenore aussi se sentait hilare, presque enivrée.

Elle perdit du temps à repérer ses vêtements et les ramasser, donnant l’occasion à Beherzt de revenir courir sur ses talons. Mais il trébucha à mi-parcours et elle arriva finalement la première en haut de la colline. Son cœur battait à la chamade, ses lèvres restaient étirées dans un grand sourire et elle n’avait plus du tout froid.

Au milieu du cercle de leurs affaires, il n’y avait que Nesli, qui préparait à manger. Fenore terminait de se rhabiller quand Beherzt apparut à son tour au sommet de la butte, les cheveux plus ébouriffés que jamais et du sable collé partout sur son torse et son pantalon. Il haletait comme un bœuf et ne tarda pas à se laisser tomber par terre.

− Un feu ne serait pas de refus, expira-t-il.

− J’attendais justement Fenore pour le faire, répondit Nesli. Les autres sont partis chercher plus de bois.

Leur amie semblait avoir retrouvé sa bonne humeur. Fenore utilisa son Don pour enflammer les branchages humides qu’ils avaient trouvé aux abords de la plage. Dès qu’elle fut de retour, Domy posa son fagot et d’un petit mouvement du poignet, se chargea de disperser la fumée. Enza, qui lui emboitait le pas, ne cacha pas sa fascination.

Cet homme avait beau être économe en mots, on lisait vraiment en lui comme un livre ouvert. Depuis qu’il avait appris l’existence de leurs quatre Dons, son attitude craintive avait laissée toute la place à l’émerveillement. Il n’avait plus aucun doute sur leurs capacités à atteindre la ville du désert et à mettre fin à la guerre. Même si Beherzt s’accrochait à une approche rationnelle de la situation, il fallait avouer que cet optimisme les avait tous plus ou moins contaminés.

Bon dernier, Atkos atterrit près du tas de bois, les bras chargés de combustibles.

Lorsqu’’ils furent tous assis en cercle, Enza interrogea timidement Nesli de son timbre caverneux :

− Tu ne t’es pas baignée ? Je croyais que les nymphes aimaient l’eau.

− Et je croyais que l’Etendue était un lac, lui répondit Nesli. Mais ce n’en est pas un, n’est-ce pas ?

− C’est comme une cuve de sable que la mer remplit quand elle est haute, mais qui ne se vide jamais complètement, expliqua Enza en mimant approximativement la chose avec ses grandes mains noueuses.

Beherzt hocha la tête et conclut :

− Il y a des marées, mais on ne peut pas rejoindre le large en bateau.

− Et l’eau est salée, compléta tristement Nesli.

− Et alors ?

− Alors ça ne va pas être une partie de plaisir pour moi. Le sel nous irrite la peau. Et nous empêche de respirer sous l’eau, accessoirement.

Fenore n’avait jamais entendu parler du danger que représentait le sel pour les nymphes. Visiblement, il en allait de même pour le reste de ses amis. Ce n’était pas si surprenant à vrai dire : personne de ce côté de la mer ne savait grand-chose de ce peuple isolé du continent.

− Mais ce n’est pas grave, se ragaillardit Nesli. Après tout, cette traversée ne sera facile pour aucun d’entre nous. 

Son regard glissa vers Atkos. Fenore ne put s’empêcher de l’imiter. Leur ami affichait un air serein, mais ses plumes légèrement hérissées disaient autre chose. Certes, il se fatiguerait sans doute le moins pendant la traversée, puisqu’il pourrait alterner entre la marche et le vol. D’un autre côté, avec autant d’eau à proximité, la probabilité pour qu’il mobilise son Don malgré lui devenait très élevée.

Atkos lui avait fait part de la discussion qu’il avait eu avec Nesli à l’Observatoire. Surtout, il avait confié à Fenore comment cette nuit-là l’avait brutalement ramené à la réalité. Il s’était laissé distraire par Nesli de toutes les horreurs qui lui étaient arrivées. Il avait essayé d’oublier, et pendant un temps, cela avait fonctionné. Mais à l’Observatoire, tout lui était revenu de plein fouet.

Ajouté aux pulsions de vengeance qu’avait réveillées en lui les secrets d’Enza, ce tumulus d’émotions pouvait conduire facilement à un débordement de son pouvoir. Fenore avait réussi sans trop savoir comment à lui donner des conseils pour se canaliser au mieux. Mais elle-même ignorait si les progrès d’Atkos résisteraient aux deux prochains jours.

Fenore se concentra beaucoup sur le feu pour oublier ses inquiétudes. Tiens, c’était étrange de se dire que son propre Don était maintenant pour elle source de réconfort. Elle comprenait mieux ce que Domyrade lui avait raconté, au début de leur rencontre, de ces moments passés à jouer dans le secret avec son élément pour échapper momentanément à son quotidien. Son amie était d’avis qu’elle aurait eu plus de réticences à quitter le royaume des humains sans la présence rassurante de ce pouvoir singulier niché au creux de ses mains. Parfois, Fenore se demandait à quel point leurs Dons anormaux étaient liés à leur exil respectif…

Enfin, quelle importance ? Elle bascula la tête en arrière pour se noyer dans la mer d’étoiles qui constellait le ciel.

 

***

 

Nesli les réveilla tous à l’aube. La marée montait encore, mais ils avaient besoin de temps pour être prêts à partir lorsqu’elle commencerait à descendre. Même à moitié endormie, Fenore réussit à raviver les braises d’un geste de la main, et ils s’accordèrent un copieux petit-déjeuner. La première chose à faire fut ensuite de se déshabiller. Quelque chose se bloqua dans sa poitrine.

− Tu vas encore attraper un coup de soleil si tu te mets torse nu, glissa Domyrade à l’attention de Beherzt.

Leur ami s’arrêta dans son geste.

− Elle a raison, déclara tranquillement Enza. Il vaut mieux garder sa chemise et enlever le bas. C’est le pantalon qui gêne pour marcher dans l’eau.

Beherzt ronchonna quelque chose sur ses jambes ridicules mais fit comme on lui disait. Fenore ne savait pas ce qu’il leur trouvait de ridicule, à ses jambes : elles étaient parfaitement proportionnées au reste de son corps et aussi musclées qu’on pourrait le souhaiter. Pas comme les siennes, tellement épaisses et informes qu’on aurait dit deux troncs d’arbre noueux.

La voix de Domyrade la fit sursauter :

− Ouah, comme tu es musclée, laissa échapper son amie en la voyant dans son maillot de corps.

Sa remarque invita bien sûr tout le monde à la regarder également. Une violente envie de remettre son pantalon et sa tunique l’assaillit, mais l’admiration dans les yeux de son amie la retint. Les autres détournaient déjà le regard, occupés à boucler leur paquetage.

− Un jour, je serai comme toi, affirma Domyrade en se penchant à son tour sur ses affaires.

Fenore avisa rapidement sa morphologie actuelle : des membres fins, une silhouette sèche et étroite. Même à son âge, elle n’avait pas du tout cette apparence-là. C’était absurde que Domyrade veuille lui ressembler. Même si elle continuait d’apprendre l’Entraînement, cela n’arriverait pas. Leurs corps étaient bien trop différents.

− Non, tu seras toi, voilà tout.

Oui, de la même manière que Fenore était juste…elle. Elle n’avait peut-être pas la silhouette longiligne de Nesli, mais elle avait sculpté son corps au fil des années, et elle continuait lentement de le modeler, à partir de ce que la nature lui avait donné. Elle ne voulait pas de celui d’une autre, cela n’aurait aucun sens.

− Du nerf, la rabroua Beherzt, la marée ne va pas ralentir pour nous.

Tout le monde réussit à caler paquetage, vêtements et chaussures sur ses épaules, ainsi que les provisions nécessaires d’eau et de nourriture pour les deux jours à venir. Au lieu d’être exempt de chargement comme Fenore l’avait suggéré, Atkos décida au contraire de prendre le plus de choses possibles pour alléger les marcheurs.

Quand Enza repéra le changement de marée, leur groupe était prêt. L’ordre de marche avait été convenu d’avance : Enza en tête, Fenore, Domyrade derrière elle, puis Beherzt, et enfin Nesli qui fermerait la marche. Atkos leur laissait prendre un peu d’avance et resterait par la suite le plus près possible des marcheurs.

Non loin de la plage, l’eau atteignit le niveau des genoux.

− Elle ne montera pas plus haut pendant un certain temps, déclara Enza. Profitez-en bien.

Marcher dans l’eau se révéla vite beaucoup plus épuisant qu’elle ne l’aurait cru. Loin de la légèreté de la nage, il lui semblait que ses mollets pesaient trois fois plus lourds que d’habitude. Surtout, la désagréable impression de faire du surplace lui embrumait l’esprit. Régulièrement, Fenore se retournait et cherchait des yeux la rive qu’ils avaient quittée. Elle se rassurait de voir la ligne des collines s’éloigner peu à peu. Ils avançaient bel et bien, et chacun de leur pas remuant l’eau et le sable autour d’eux les rapprochait donc du rivage opposé.

Au bout de plusieurs heures, le niveau de l’eau monta petit à petit jusqu’à atteindre sa taille et se stabilisa de nouveau. De petites vaguelettes venaient parfois lécher son nombril découvert. Ça ne la dérangeait pas. Le soleil dardait des rayons brûlants entre les nuages et la marche achevait de leur donner chaud.

Atkos les rejoignit vers midi. Il avait parcouru d’une traite la distance les séparant de la plage et profita de la pause-repas des marcheurs pour reprendre son souffle.

Au moment de se remettre en route, Beherzt lui fit passer son sac pour pouvoir nager. L’eau lui arrivait bien au-dessus du nombril : dans ces conditions, marcher le fatiguait davantage qu’une brasse. Ce n’était pas le cas de Domyrade, qui n’était pas meilleure nageuse que Fenore. Le front luisant sous son épais chignon de boucles, elle persévérait pas après pas. Fenore aurait aimé la soulager du sac à dos qui lui faisait courber l’échine, mais elle devait déjà porter un chargement conséquent. De toute façon, son amie n’aurait sûrement pas accepté le moindre acte de charité.

Fenore ramena son regard droit devant elle, le laissa errer au-delà de la silhouette rassurante d’Enza en tête. La situation était tout de même à peine croyable, quand on y pensait. Elle était au beau milieu de la mer, mais sans bateau, et sans avoir à nager la tête à peine hors de l’eau. Non, elle fendait les flots de tout son buste, et les terres étaient loin, si loin qu’on ne les voyait plus nulle part. Jamais elle n’aurait pu imaginer une telle chose en quittant la forêt. Son vœu le plus cher, à cet instant, était de pouvoir un jour rentrer chez elle, et raconter toutes ces merveilles à sa famille.

Éblouie par les reflets éclatants du soleil sur l’eau, Fenore abaissa légèrement ses paupières et se laissa bercer par le balancement monotone de son corps et la caresse des courants.

 

***

 

Bien plus tard, comme le crépuscule commençait à s’installer, la lumière s’adoucit et Fenore rouvrit grand les yeux. Autour d’eux, le paysage n’était plus seulement impressionnant mais splendide. On se serait cru dans un royaume du bout du monde, tout près de la demeure des fées, là où l’astre du jour venait dormir pour laisser le ciel aux étoiles.

Les nuances roses, oranges et bleues du ciel et de l’eau confondus, hypnotisaient le regard. Elle en oubliait presque le mouvement de plus en plus laborieux de ses jambes. C’était comme un rêve ; un songe où elle n’aurait jamais encore mis les pieds mais qui l’accueillait à bras ouverts.

Fenore fut extirpée de ses douces rêveries par une déclaration caverneuse d’Enza :

− On change de cap.

Atkos répéta le message aux deux derniers du cortège. Quelqu’un marmonna quelque chose. Sûrement Beherzt, que le vent empêchait de se faire entendre jusqu’à l’avant de la file. Atkos se chargea une nouvelle fois de transmettre :

− Beherzt demande si ça ne va pas nous faire avancer contre le courant de la marée.

− Si, justement, répondit Enza en pivotant vers l’arrière. Il faut nous éloigner d’ici et gagner les bancs de sable qu’elle va faire apparaître plus loin.

Malgré le ton plein d’assurance de sa voix qui portait en dépit du vent, Enza avait l’air quelque peu inquiet. Pour ne rien arranger, le niveau de l’eau s’était remis à monter. Son ventre avait disparu sous la surface. Tandis qu’Enza leur faisait changer de direction et partait vers l’ouest, Fenore en profita pour jeter un œil à ses amis plus petits. Beherzt, qui n’était pas assez fou pour tenter de nager contre le courant, avait reposé les pieds sur le sable. Il était désormais immergé jusqu’aux épaules, de même que Domyrade. Ils se faisaient tous les deux surveiller de près par Atkos et Nesli.

Le premier indicateur de leur brutal changement de direction était le soleil. Il se trouvait à présent face à eux, réduit toutefois à un mince arc-de-cercle orangé, fuyant un ciel gagné peu à peu par la nuit. Le second, c’était la résistance de l’eau à chaque pas qu’ils faisaient. Si jusqu’à présent le courant les avait fait dériver de côté, Fenore ne s’en était pas rendu compte. En revanche, l’influence de la marée qui les tirait désormais en arrière ne passait plus inaperçue. Chaque marcheur devait lutter contre cette force invisible. Heureusement ce n’était rien d’insurmontable…pour l’instant.

Au bout d’un moment, Fenore se surprit à grogner en avançant péniblement sa jambe nue dans l’eau. Soit ses forces diminuaient, soit les courants devenaient plus puissants. Le bon côté c’est que dans le même temps, plus ils progressaient, et plus le niveau de l’eau baissait. Un regard par-dessus son épaule lui confirma que Beherzt et Domyrade ne risquaient plus de boire la tasse à la moindre vague.

− Courage, s’écria Enza. Nous allons bientôt atteindre le banc de sable.

Fenore ne savait pas comment il pouvait en être aussi certain. Comme depuis le début de cette expédition, elle ne voyait autour d’elle qu’une surface uniforme. Ne s’étaient-ils pas tout compte fait perdus dans la mer ? La rive qu’ils cherchaient à atteindre existait-elle seulement ?

Fenore regrettait le soleil. La lumière était devenue grise. Les couleurs se refroidissaient, mais aussi les courants. Atkos passa près d’elle dans un grand battement d’ailes et elle frissonna de ce mouvement d’air. Le faune ailé les distança rapidement. Son endurance la sidérait : il volait contre le vent et portait en plus du sien, les bagages respectifs de Beherzt et de Domyrade. Ah, mais la connaissant, si Domy avait abandonné son sac, elle devait compenser avec autre chose, en aidant Atkos avec son Don de l’air par exemple. Beherzt s’en était certainement rendu compte, mais il ne disait rien. Personne ne disait rien, ils n’en avaient pas la force.

− Regardez ! lança tout à coup Enza à la ronde.

Il pointait du doigt la silhouette d’Atkos qui revenait vers eux… les mains vides.  

− Vous y êtes presque.

Il proposa à Nesli de la porter jusqu’au banc de sable où les attendaient déjà leurs sacs. Comme Atkos la soulevait dans ses bras, Fenore aperçut la peau rougie de son amie, d’ordinaire si laiteuse.

Atkos ne tarda pas à revenir. Fenore plissa les paupières pour essayer d’apercevoir Nesli sur le banc de sable, mais en vain.

− Pourquoi moi ? Tu n’as qu’à prendre quelqu’un d’autre !

Derrière elle, Atkos se maintenait dans les airs au niveau de Domyrade qui refusait d’un air têtu les bras qu’il lui tendait.   

− Arrête de faire la gamine, la réprimanda Beherzt. 

Ces mots eurent sur Domyrade l’effet d’un coup de fouet. Elle ouvrit les bras à Atkos qui vint enserrer sa taille et dans une bourrasque de vent soudaine, ils s’envolèrent dans les airs.

Beherzt eut un petit rire victorieux en les regardant s’éloigner. Il dut redoubler aussi d’efforts dans sa marche car Fenore le vit arriver à son niveau. Ils marchaient désormais côte à côte dans le dos d’Enza, lui-même guidé par les grandes ailes blanches d’Atkos tranchant sur le gris crépusculaire. Est-ce que Beherzt allait finir par la dépasser ? Elle ne voulait pas fermer la marche. L’attraction du courant dans son dos l’effrayait. Il y avait sûrement une falaise terrifiante, loin là-bas, à la limite de l’Étendue et de la mer Narda. Peut-être même des monstres marins.

− Et alors, Fenore, tu ne vas pas laisser un nain maigrichon te dépasser ?

Alors qu’ils luttaient à corps perdu contre les forces de la nature, Beherzt lui souriait. Elle sentit ses propres lèvres s’étirer, mais cette esquisse de sourire se brisa quand son pied dérapa sous elle, et tout à coup Fenore se retrouva sous l’eau.

Elle en ressortit aussitôt, remplissant avidement ses poumons, son cœur battant la chamade dans un sursaut de panique. Mais quoi ? Ses jambes ne la portaient plus, comme si après ce sursis, son corps ne voulait plus se remettre à marcher. Elle avait encore pied, mais à chaque pas, elle retombait dans l’eau, se rattrapant du mieux qu’elle pouvait sur le sable. La voix de Beherzt lui parvenait par saccade. Impossible de comprendre ce qu’il disait.

À défaut d’avancer, elle parvint enfin à maintenir sa tête hors de l’eau. Son sac imbibé la tirait en arrière. Où était Beherzt ? Son souffle se bloqua dans sa poitrine quand elle vit la distance qui la séparait de lui. Les mains en porte-voix, son ami lui cria des encouragements, lui promettant qu’il ne bougerait pas d’un pouce tant qu’elle ne l’aurait pas rejoint.

Fenore aurait voulu lui demander de venir la chercher. Elle n’arrivait ni à marcher ni à faire les mouvements de nage qu’il lui avait appris. Une peur glaciale la faisait trembler des pieds à la tête. Elle avait froid, elle n’en pouvait plus. Son corps tenta de se porter vers l’avant mais à la place, elle se sentit arrachée du sable et emportée en sens inverse.

Tout à coup, quelqu’un appela son nom. Atkos apparut dans un éclair d’ailes blanches. Il avait l’air étrangement déterminé, comme s’il avait volé à Domyrade son expression favorite.

− Ta main !

Elle réussit à sortir un bras de l’eau pour le lui tendre. Atkos l’attrapa à deux mains. Il tremblait et semblait avoir du mal à voler. Elle eut peur de recevoir un coup d’aile ou de sabot. Tout à coup, l’eau se mit à bouillonner autour d’elle. Fenore se sentit soulevée à la fois par son ami et par le dos rond d’une vague. Puis Atkos l’entraîna avec lui vers l’avant, et en même temps, la vague roulait en dessous d’elle et la poussait avec force sans la submerger.

Cette présence surnaturelle avait quelque chose d’inquiétant. Fenore enroula ses doigts autour des poignets d’Atkos et se jura de ne plus le lâcher avant d’avoir posé un pied sur le banc de sable.

Ils progressaient vite. Son ami leur fit prudemment contourner Enza et Beherzt et elle ne tarda pas à apercevoir Nesli et Domyrade, debout sur une longue traînée blanche. Alors qu’ils allaient arriver, elle sentit l’eau se dérober sous elle. La vague s’était tout à fait résorbée. Fenore leva les yeux et découvrit son ami les yeux mi-clos, comme au bord du malaise. Elle aurait dû lâcher ses poignets mais se sentit au contraire l’agripper avec plus de force. Ils s’écrasèrent tous les deux sur la surface et des gerbes salées vinrent lui piquer les yeux. La rencontre de ses jambes avec le sable lui enflamma l’épiderme. Tremblante, Fenore se redressa à quatre pattes dans l’eau peu profonde qui bordaient le banc de sable.

Atkos avait roulé non loin et Domyrade courait vers lui dans de grandes éclaboussures. Elle l’aida à se relever et ils pataugèrent tous les trois jusqu’à Nesli. Par chance, leur ami n’avait pas perdu connaissance, il était simplement à bout de forces. Domyrade se chargea de l’interroger sur son état pendant que Nesli allait chercher dans leurs sacs de quoi boire et manger. Fenore n’osa croiser le regard de personne. Par sa faute, Atkos s’était dramatiquement épuisé. Peut-être qu’il n’arriverait plus à porter Nesli. Le pire, c’était qu’elle-même ne se sentait plus si fatiguée que ça. Si elle s’était bougée plus tôt pour rejoindre Beherzt…

− Fenore, tu vas bien ?

Plus petit que jamais à côté d’Enza, Beherzt la sondait d’un regard inquiet. Elle acquiesça mollement.

 − Qu’est-ce qui s’est passé ?

− Atkos en a trop fait, répondit Domyrade. Il va avoir besoin de se reposer un minimum.

− Il peut, répondit Enza, mais nous autres devons continuer.

− On ne peut vraiment pas s’arrêter pour la nuit ? Ce serait plus prudent…

Son regard émeraude passa sur Fenore.

− Non, bien au contraire, trancha leur guide. Ne pas respecter les délais de l’itinéraire serait dangereux. Il va même falloir accélérer pour profiter le plus possible de la marée basse. Désolée, mais le repos se fera de l’autre côté.

Ils se contentèrent donc de se sustenter rapidement, d’étirer un peu leurs épaules. Fenore réussit à remercier discrètement Atkos d’être venu à son secours.

− Tu aurais fait pareil pour moi.

Ces quelques mots et son regard bleu déjà plus alerte qu’auparavant lui ôtèrent un peu de sa culpabilité. Puis les marcheurs se mirent en marche vers le sud, prenant de l’avance sur Atkos qui restait un peu plus longtemps sur le banc de sable.

Au-dessus d’eux, le ciel s’était couvert de constellations magnifiques. Les étoiles leur serviraient de guide jusqu’au matin.

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_HP_
Posté le 24/10/2020
Coucouuuuu !

Il faut bien que je rattrape tous ces chapitres :p

Ca devait être vraiment beau, au coucher du soleil et tout 😍
Le pauvre Atkos, tu m'étonnes qu'il était fatigué x) Il en a fait beaucoup !
Je sais jamais quoi dire, dans mes commentaires xDDD Mais c'était encore un très bon chapitre, et je vais de ce pas lire le suivant <3
Hinata
Posté le 25/10/2020
Saluuut !!
Contente de te revoir par ici !!

ouii je me suis fait plaisir avec le paysage pour le coup héhé ^^
Aaah mais t'inquiète tes commentaires sont parfaits *-*

Xendor
Posté le 30/09/2020
Hey ! Un chapitre sympathique. C'est vrai que Fenore paraît si musclée aux yeux des autres, et pourtant si fragile. Je trouve que l'idée de montrer à la fois sa force et sa faiblesse dans ce chapitre était une bonne idée.

Ensuite, concernant le scénario, la question m'est revenue en lisant : Pourquoi font-ils tout cela ? À la base, ils n'étaient même pas sensés être au courant de tout ce qui se trame dans le pays. Avec du "recul", je me dis que le fait que tout le monde se soit embarqué dans ce périple sans qu'il y ait eu plus de protestations ou débats que cela, ça me laisse songeur. (J'ai bien mis entre guillemets "recul" parce que je sais bien que c'est le but, je me demande juste si c'est cohérent par rapport à chacun des personnages, ses buts et sa justice.)
Hinata
Posté le 30/09/2020
Salut !
Ton commentaire sur Fenore me fait plaisir ^^

Alors, c'est vrai que dans la première version, il y avait tout plein de discussions entre eux sur la question d'aller ou pas à Uh'ak. Suite à de gros changements sur le personnage d'Enza, j'ai enlevé tout ça à la réécriture, et j'ai choisi de ne pas m'attarder sur ce débat. Je pars du principe qu'ils ont tous bon fond, du courage, et un grand désir d'agir suite à l'attaque dont ils ont été les témoins/victimes impuissant.e.s
Bien sûr, ça ne veut pas dire que cette décision plutôt spontanée (et favorisée par leur unité de groupe et une bonne dose d'optimisme) ne va pas être remise en question par chacun d'eux individuellement dans les chapitres suivants. Tu as bien fait de me faire part de ton questionnement, c'est vrai que je ne dois pas oublier d'évoquer tout ça (la thématique de l'héroisime, finalement, qui est d'ailleurs hyper importante pour moi dans cette trilogie)
J'espère que ce que je dis te semble censé haha

Merci pour tes retours ! :)
Xendor
Posté le 30/09/2020
Oui ! C'est même complètement sensé ! C'est juste que comme je suis en train de me poser la même question sur mes propres écrits, elle m'est venue naturellement en-tête. Je comprends mieux maintenant 🤔

De rien 🙂
Notsil
Posté le 29/09/2020
Coucou !

Oh la belle promenade ! Un joli décor et une marée traitre. Je me demande pourquoi Fénore n'a pas réussi à reprendre pied.
Atkos a géré, éclaireur, porte-bagage, sauveur... tu m'étonnes qu'il soit crevé ! (question : tu t'es déjà demandé la charge maximale avec laquelle il pouvait voler / décoller ? ^^).

En coquilles, j'ai vu qu'il te restait des "puces", au lieu du tiret de dialogue ça affiche des ronds, je ne sais pas si ça vient de ton traitement de texte ou du copiage sur PA.

"Ce n’est pas un problème qu’Enza a dit que l’eau n’arrivait jamais plus haut qu’une épaule naine" -> il manque peut-être un "parce" ou tu as modifié la phrase en en laissant un bout ? ^^

"Le sel nous irrite la peau. Et on nous empêche de respirer sous l’eau, accessoirement." -> le "on" en trop peut-être ?

Voilà voilà, on voyage en tout cas, et c'est chouette ! (c'est voulu le 34 après le 35 ou bien ? ^^).
Hinata
Posté le 30/09/2020
Hey ^^

Ouiii, je me suis régalée avec le paysage =D Je suis contente que ça te plaise !
Ach, tu as raison : je me suis fait vite fait la réflexion que le "dérapage" de Fenore était un peu extrême et incohérent avec sa forme physique, même si on ajoute le manque de confiance en elle... Peut-être bien que je vais nous rajouter une petite piqure de poisson pour donner un peu plus crédibilité à l'incident héhé...

Merci pour les coquilles !
Ah mince, je les connais bien ces puces, c'est à cause d'un réglage automatique de mon traitement de texte ! Je sais comment régler le problème !

Alors non haha, le 34 est bien placé avant le 35, mais j'ai changé un peu l'ordre en cours de publication, d'où un petit couac ^^" Désolée pour ça

Un grand merci pour ton retour, ça me motive bien !
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