36 - Une balançoire sous la pluie

Léo

Je suis à côté de Sélène, et j’hésite, et je ne sais pas quoi dire. Nous sommes seuls avec cette vieille balançoire, son bois humide, ses poutres craquantes. J’ai peur. Peur de tout ruiner encore une fois, peur de créer de nouvelles blessures parmi ses cicatrices. Savoir que tout est ma faute est pire que ce que je pensais. Mais c’est ma dernière chance. Je ne peux pas la laisser passer.

Je m’approche de Sélène, qui ne bronche toujours pas. Elle s’agrippe à la balançoire comme à une bouée de sauvetage. Je me place entre elle et la mer, de l’eau jusqu’aux chevilles. Sélène lève enfin les yeux vers moi. C’est vide, à l’intérieur. Ses lèvres sont violettes.

J’ai peur. Je suis terrifié. Et si je fous définitivement tout en l’air ? Non. Ne pas y penser. Surtout pas. Je ne sais toujours pas quoi dire. Mais je dois le faire. Je dois lui dire. Que c’est elle, et pas une autre. Que c’est elle, pour mille et une raisons.

Elle ne dit rien. Elle me fixe de ses yeux océan. Je m’y noie. Ils sont magnifiques. Ils me donnent le courage dont je manque cruellement.

– Sélène… Est-ce que tu m’aimes encore ?

À la seconde où je prononce ces mots, je sais que c’est une erreur. Je tombe, tombe, tombe, encore plus vite qu’avant. Je chute vers les abysses, et Sélène n’esquisse pas un geste pour me retenir. Mais c’est trop tard. Plus rien ne peut me rattraper.

<3

Avait-t-elle bien entendu ? Tout était pêle-mêle. Les mots, le cœur. Elle ne comprenait rien. Elle refusait d’y penser. L’espoir avait disparu il y a bien trop longtemps. Elle va mentir, et demain, elle va mourir. Ce sera si facile.

C’est sans compter l’inconnu de la balançoire.

Léo. Elle brava le tourbillon de feuilles mortes. Elle s’y noie, d’abord. Elle a envie de pleurer. Il n’avait pas le droit de lui demander ça. Pas après tout ce temps. Elle entrouvrit les lèvres. Elle voulait dire non. Ce serait plus simple pour lui, après. Il pourrait l’oublier. Il souffrirait moins. Mais elle réfléchit. Elle n’était plus très sûre. Il avait le droit de savoir, non ? Elle pourrait lui dire la vérité. De toute façon, elle n’avait pas réécrit sa lettre d’adieu. Il saurait qu’elle lui avait menti. Il souffrirait pareil. Peut-être même plus.

Sélène voulait comprendre pourquoi. Pourquoi tout à coup, ça importait à Léo de savoir. Elle chercha dans le tourbillon de feuilles d’automne. Elle ne trouva pas beaucoup de choses. Seulement cette expression perdue. Seulement des regrets. Seulement Léo.

– Oui, souffla-t-elle.

Ça faisait mal, de l’admettre. Ça avait failli la tuer. Ça la tuerait à nouveau. Mais elle l’aimait.

Sélène ne comprit pas tout de suite. Elle se retrouva dans ses bras si puissants, si rassurants. Elle se moquait éperdument du froid sur ses chevilles, du sable entre ses orteils. Tout semblait bien trop irréel. C’était impossible. Ce n’était qu’un rêve. Elle ne voulait plus souffrir encore. Elle se réveillerait, et elle pourrait mourir. Enfin.

Sélène recula d’un pas. Léo la laissa faire, mais ne lâcha pas sa main. Il chuchote à son oreille :

– Ne pars pas…

Mais elle a envie de partir. Plus rien ne la retient en haut de la falaise.

– J’ai quitté Sylane.

Les mots de Léo retentissent par-dessus le rugissement des vagues. Elle s’arrête. Retient son souffle.

– Sélène, je… je suis désolé. Je suis désolé de t’avoir blessée. Désolé d’avoir été un ami aussi horrible. Désolé de t’avoir abandonnée quand tu avais besoin de moi. Désolé d’avoir été aussi con ! J’aurais dû comprendre. Mais je savais pas. Je t’ai dit non parce que je pensais que tu n’étais que ma meilleure amie, mais je tiens beaucoup trop à toi, Sélène. T’es le putain de soleil qui illumine mes journées ! Et je peux même pas imaginer ce que ça fait de vivre sans toi. Quand t’étais à l’hôpital… J’ai cru que j’allais devenir fou. Et ses marques sur tes mains… Je veux pouvoir te prendre dans mes bras sans te briser encore, je veux t’embrasser pour oublier le monde autour, et tu sais quoi ?

Léo s’arrêta enfin. Il plongea dans ses yeux océan. Il n’avait pas fini. Son cœur était entièrement nu.

– Je t’aime.

Sa voix se fêla. Sélène laissa ses larmes s’échapper. Elle se rapprocha de lui. Elle s’abandonna à ses bras, elle avait besoin de le sentir, proche, proche, proche. Elle avait besoin de sa présence et de son odeur. Elle était à l’abri, avec lui. Elle voulait se sentir vivante.

Il s’accrocha à elle. Ses mains, dans son dos, dans ses cheveux. Léo semblait pouvoir se briser à tout moment. Sélène avait besoin de lui comme il avait besoin d’elle. Elle écouta les battements de son cœur, elle sentit son menton s’appuyer dans ses cheveux. Il était là, et elle aussi. Elle ne pouvait plus partir.

Quelques gouttes de pluie s’écrasèrent sur leurs épaules.

– Tu trembles, chuchota Léo.

Mais elle n’avait pas froid. Pas entre ses bras. Célestine avait raison, finalement. Il y avait encore de l’espoir.

– Léo… Tu es sérieux ?

Sélène avait besoin d’en être absolument certaine. Son cœur mourrait d’une blessure de plus. Ça ne pouvait pas être un rêve. Et bizarrement, ça avait de l’importance.

– Sélène. Regarde-moi.

Elle s’exécuta. Le tourbillon de feuilles mortes l’avala encore une fois.

– Je t’aime. J’aime ton sourire un peu trop grand, tes yeux qui rigolent, le tremblement de ta voix. J’aime que des choses idiotes te rendent heureuse, j’aime ta façon de prendre soin des gens. Je t’aime avec tes cicatrices et l’assurance dont tu n’as même pas conscience, je t’aime même avec ton enthousiasme débordant, ajouta-t-il avec sa fossette moqueuse. J’ai été beaucoup trop con pour voir l’évidence… Je t’aime tout entière, Sélène.

Elle posa sa tête contre le torse de Léo. Elle sentait sa poitrine se soulever doucement. Ça apaisait son cœur.

– Fais-moi confiance.

Elle laissa ses larmes couler, couler, glisser jusqu’à tremper le pull bleu-gris. Pour la première fois depuis bien trop longtemps, elle se sentait en sécurité. Léo la protégeait de ses pensées tourbillonnantes, du vide et du feu qui la rongeait.

Le temps passa. Secondes, minutes, heures ? Il pleuvait de plus en plus. Au loin, on s’agitait. Sélène releva la tête. Elle avait besoin de voir Léo, voir son visage, ses yeux, ses lèvres, tout. Leurs souffles s’entremêlèrent. Il se pencha jusqu’à effleurer ses lèvres. C’était différent de la plage. Plus doux, plus timide. Moins impératif. Tellement maladroit.

Un instant, tout disparut. Les vagues qui mouillaient son pantalon, les gouttes de pluie dans ses cheveux, les embruns de plus en plus insistants. Il y avait ses lèvres douces, réconfortantes. Ce baiser avait le goût de l’océan. Larmes de soulagement.

Léo

La silhouette en bas du gouffre me sourit à travers ses larmes. Nous sommes enfin… ensemble. Elle aurait pu dire non. Elle aurait pu me laisser tomber. Mais elle est là, elle m’aime. Malgré ses cicatrices. Malgré tout ce que je lui ai infligé.

Sélène frissonne contre moi. Il pleut à grosses gouttes, maintenant. Ce n’est plus notre crachin habituel. On sursaute quand le ciel gronde, au loin. Les nuages noirs sont là, mais peu importe. Sélène ne s’éteindra pas, cette fois. Elle brille. Je distingue vaguement les profs qui gesticulent. Tout le monde à l’abri dans le camping.

– On devrait peut-être y aller.

Elle hoche la tête contre mon cœur, et se détache de moi. Aussitôt, il fait vide, il fait froid. Je prends sa main. Je ne peux pas la lâcher. Sur la plage, les couvertures et nos affaires ont disparu. On est trempés. Ça colle sur nos peaux, ça dégouline dans nos cheveux, ça empâte le sable sous nos pieds. C’est pas grave.

On retourne à l’accueil avec les derniers retardataires. Tout le monde court sauf nous. Une petite bande s’est formée. Norelia, Maïwenn, Chloé, Julien, Félix. On les rejoint. Elles ont l’air surprise. Pas Julien. Bien sûr qu’il savait ! Tant pis. Sylane n’est nulle part en vue. J’espère qu’elle ne souffre pas trop.

– Vous étiez où ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Sélène sourit. Elle a l’air fragile… mais heureuse. Presque comme avant. Il y a les cicatrices sur ses mains. Il y a l’éclat incertain dans ses yeux. Elle a changé. Beaucoup. Je l’ai tellement brisée…

Mais je peux le faire. Je peux lui rendre son sourire, je peux effacer les blessures, la tristesse, la douleur. J’ai de la chance, au fond. Elle aurait pu me laisser tomber. Elle aurait pu sombrer. Elle aurait pu mourir.

Elle sert mes doigts. Les siens sont glacés. Mais elle n’a plus à avoir peur. Je ne la lâcherai pas. Jamais.

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