- J'assurerai financièrement ! m'exclamai-je à brûle-pourpoint.
Je m'humectai les lèvres pour affermir mon assurance et précisai mon argument :
- J'assumerai tout. Même les frais vétérinaires. Le refuge n'aura pas un centime à débourser. Je lui demande juste d'accueillir mon cheval.
- Juste ton cheval ?
- C’est-à-dire…
J’étais retourné en courant aux écuries où, le vétérinaire étant parti, Eva demeurait seule avec Symphonie. Nonobstant le fait qu’elle était au téléphone, occupée à organiser l’accueil de la jument au refuge, je lui avais déballé ma proposition avant d’avoir le temps de changer d’avis, autrement dit avant de me mettre à penser à ce que je faisais. Quand elle comprit que je ne plaisantais pas, sa surprise gonfla ses joues, ses yeux et jusqu’à l’auréole de sa chevelure. Au téléphone, son interlocuteur continuait de prononcer des mots qui se perdaient dans le vide. Mon numéro avait suffisamment frappé la jeune femme pour qu’elle délaisse sa conversation, davantage inquiétée par l’urgence qu’il y avait à faire taire ma folie. J’avais réussi à la rendre confuse, ce qui, apparemment, ne lui arrivait qu’en de très rares occasions. Elle commença par m’opposer des chuchotements brefs et impérieux, puis monta progressivement le volume en découvrant ma résistance. La personne au bout du fil réalisa enfin que les paroles d’Eva ne lui étaient plus adressées. Elle essaya de capter son attention en l’interpelant tandis que, de mon côté, je redoublais d’effort pour garder la jeune femme concentrée sur mon idée.
- Ce serait avantageux pour vous, non ? plaidai-je, la voix forte et assurée.
- Qu’est-ce qui serait avantageux ? entendit l’agent du refuge.
Eva raffermit sa prise sur son téléphone. De l’autre main, elle me repoussa et, pour me forcer à la laisser tranquille, me tourna le dos.
- Rien du tout, répliqua-t-elle. Qu’est-ce qu’on était en train de dire, déjà ?
Mais à présent l’autre réclamait de savoir. Avec un soupir, elle marmonna des explications. Je serrai les dents presque aussi fort qu’elle-même : l’espoir invincible que jusque-là j’avais senti m’habiter vacilla soudain, soumis au jugement d’un inconnu. D’Eva, j’étais en droit d’attendre un peu d’amitié, liés que nous étions par une connaissance commune, mais la faveur que je demandais apparaissait tout de suite beaucoup plus déraisonnable présentée à une personne extérieure. Cependant, j’eus la surprise de sentir le collègue d’Eva alléché par mes promesses pécuniaires.
- Quoi ? Mais non ! s’écria-t-elle.
Avec une extrême vitesse, le balancier pencha pour moi du côté d'une immense déception :
- Rêve pas, il pourra pas sortir plus de cinq cents balles par mois. Il n’a aucune idée des sommes dont on parle. … C’est complètement ridicule, enfin, c’est une blague ! … Oui, voilà.
Le collègue m’avait trouvé amusant et, pour le bien de tous, Eva s’appliquait à mettre fin à la plaisanterie. Je suppliai, en désespoir de cause :
- Dis-lui que je pourrai au moins apporter un complément ! Peut-être que Symphonie pourrait avoir une meilleure prise en charge !
Pour être franc, je ne comptais pas sur elle pour faire passer mes arguments ; j’avais crié dans le but que l’autre agent saisisse mes paroles et, un instant plus tard, j’eus la satisfaction de constater que la discussion était relancée. Seulement, Eva aussi s’était faite plus véhémente :
- L’intérêt de la jument ? Quand bien même ! … C’est sûr que celle-là, on nous l’avait jamais faite. … Hum, évidemment, vu sous cet angle… … Quoi ?! Non mais il n’est pas question que je me mêle de ça ! … Bah oui, il l’air d’y croire, en plus ! … Ça t’amuse mais… Comme tu dis, c’est plutôt à lui que ça va pas rendre service. … Ben ouais. … Quoi ? Je sais pas, je le connais pas vraiment, moi. … Oh, pitié…
L’échange s’éternisait et les soupirs que poussait la jeune femme se faisaient de plus en plus nombreux.
- Bon, je commence à en avoir marre, là. … Ouais, j’ai qu’à faire ça, tiens… Franchement…
Et sans prévenir, elle raccrocha.
Mes muscles se raidirent. Elle faisait passer son poids d’un pied sur l’autre. Je savais bien qu’elle n’allait pas pouvoir me tourner éternellement le dos, et pourtant, sur le moment, je doutai presque de revoir un jour son visage. Mais enfin elle pivota dans ma direction, ramenant dans un grand claquement ses mains l’une contre l’autre. Ce fut comme si, abasourdie, elle avait eu besoin de ce bruit pour revenir à la réalité et m’annoncer :
- La discussion est close. Je crois que tu t’es assez excité pour ce soir. S’il te plaît, rentre chez toi.
J’entendais l’épuisement dans sa voix, une fatigue qui faisait écho à un poids similaire en moi-même. Eva disait vrai, j’étais complètement sur les nerfs. Je baissai la tête, soudain honteux de la scène que je venais de jouer. J’avais fait l’enfant pour rien. C’était « non ». N’importe qui l’aurait compris dès le début, sans avoir besoin qu’on le lui explique. Pourtant, j’avais encore de la peine à me détacher de mes illusions et de mes arguments sans valeur. Je restais planté là, sidéré, dans l’attente d’un retournement de situation. Eva m’observait avec une moue accusatrice, blessée. Elle-même semblait regretter ce qui venait de se passer, elle m’en voulait de l’avoir obligée à crier au téléphone. Je n’avais qu’un moyen d’atténuer ma faute : partir immédiatement.
Mais j’étais toujours cloué sur place, incapable de trouver les mots pour prendre congé. Pas une excuse, pas un salut ne me venait. Les mots n’étaient pas seuls en cause, le simple fait d’user encore de ma voix, après ce qui s’était passé, me semblait terriblement déplacé. Alors, Eva me donna un dernier coup de pouce. Elle se détourna simplement de moi, reportant son attention sur la jument, me chassant de son champ de vision, de son esprit, de son univers. Je pouvais disparaître, me dissiper comme un filet de fumée, ce que je fis après avoir lancé un dernier regard à Symphonie. Symphonie à qui, je devais bien l’avouer, je n’avais pas vraiment pensé tout le temps qu’avait duré mon cinéma.
La jument était toujours sous l’effet des calmants. Elle se tenait les yeux mi-clos, les oreilles tombantes. Sa léthargie tranchait avec notre agitation.
Eva l’avais prise comme confidente, collant son visage au sien :
- T'as pas de chance, ma fille. Ils sont pas bien tes maîtres. Tu tombes que sur des dingues. Mais ça va aller, t'en fais pas.
Elle caressait tendrement son chanfrein comme on berce un enfant. Je fus touché par la douceur de sa voix qui révélait d’elle une facette réservée aux animaux innocents. Elle n’avait fait que son travail en me dissuadant de céder à un rêve né d’une pulsion. Je n’étais pas fâché, au contraire, je me sentais coupable, mais surtout démuni.
Je ne peux pas dire que la lucidité me revint en m’éloignant du champ de courses. Il me fallut attendre d’être à la maison, dans cet endroit stable et familier, pour doucement reprendre pied. Je m’enfermai dans la salle de bains où je fixai longuement mon reflet dans le miroir. Ce dernier ne me reconnaissait pas. Il me dévisageait, les yeux écarquillés, comme découvrant de nous une version déformée, avec trois bières dans le nez. Je lus sur mes lèvres un reproche teinté de soulagement :
« T’as bien failli faire une connerie. »
Ce n’était que du bon sens. Qu’aurais-je fait si je m’étais retrouvé avec un cheval sur les bras ? Toute cette histoire était totalement folle, il allait me falloir plusieurs jours, peut-être même plusieurs semaines pour la digérer.
- Est-ce que ça va ? me demanda Sacha lorsque je le rejoignis, à peine rafraîchi.
Je passais mes bras autour de son cou, déposai mon menton sur le haut de son crâne. Je n’allais pas pouvoir garder une telle aventure pour moi, mais je ne me sentais pas la force de tout lui raconter ce soir. À la place, je décidai de lui parler d’une autre chose toute aussi importante, une chose qui le concernait directement :
- J’ai tout dit à Raph. Je lui ai expliqué qui tu étais, comment on s’est rencontrés, notre vie ensemble dans ce petit appart… Je te demande pardon de ne pas l’avoir fait plus tôt.
Sacha se dégagea de mon étreinte pour mieux m’observer et essayer de comprendre ce que signifiait ce brusque revirement.
- Qu’est-ce qui t’a décidé ?
Il n’avait pas l’air fâché de ce que j’avais fait, plutôt inquiet. Inquiet de mon état. Cela me serra le cœur. Il semblait craindre que quelque chose de grave ne me soit arrivé et il ne pensait même pas à s’offusquer que j’aie agi sans le consulter.
- Il s’est passé… des trucs, commençai-je, hésitant.
Comment devais-je tourner mon explication pour garder à part l’histoire du cheval ? J’étais gêné de ne pas en parler immédiatement : c’était une cachotterie supplémentaire. Bien sûr, j’avais l’intention de révéler les faits le lendemain, ou le surlendemain au plus tard, quand bien même cela m’obligerait à dévoiler mes illusions ridicules. Dans moins de trois jours, Sacha saurait quel costume de héros je m’étais cousu en rêve avec les morceaux de son passé. Avant la fin de la semaine, j’aurais tout dit, promis. Oui, promis.
Je fronçai le nez et les sourcils, comme si je venais de respirer du poivre. Sacha crut que je fermais les yeux de douleur et il n’insista pas pour connaître le contexte. La culpabilité que je ressentais s’accentua encore un peu plus, mais cela me permit au moins de poursuivre sans trop me prendre la tête :
- Raph a toujours été là pour moi. C’est un ami en or et je n’ai même pas été foutu d’être honnête avec lui. J’ai senti que j’allais finir par le perdre si je continuais comme ça. J’avais l’impression de le trahir. Alors je…
- Tu lui as expliqué que je vivais avec toi.
- Oui.
- Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Un sentiment de gratitude m’envahit.
- C’est vraiment le meilleur. Il m’a fait comprendre que j’avais été con d’en faire un secret, mais il a accepté mes excuses.
- Tant mieux. Je suis content pour toi.
Sacha aussi était le meilleur. Je chassai une mèche de cheveux de son front. Une ombre resta quand je retirai ma main.
- Qu’est-ce qu’il pense de moi ?
Je ne compris pas tout de suite ce qu’il voulait dire.
- Ce qu’il pense de toi ? Rien. Il ne te connaît pas. Il ne t’a jamais vu.
- Il a pas besoin de m’avoir rencontré pour avoir son avis. Tu sais très bien de quoi je parle.
Je poussai un soupir.
- Tu n’as pas à t’en faire pour ça. Raph est très ouvert. Il ne méprise que les bourgeois.
Mais Sacha restait tendu.
- Oh, allez ! Tu pourrais rigoler quand je fais de l’humour.
- C’est pas de l’humour. Tu es très sérieux.