La tension ne quitte pas Marie alors qu'elle marche d'un pas hésitant dans le couloir. Les messages qu'elle a vu sur les réseaux sociaux tournent dans sa tête. Elle savait ce qui allait se passer. Elle était préparée à une communauté hostile. Et pourtant, tous ces commentaires ont fait mal. Et comme Liem l'avait prédit, ce ne sont pas ceux qui la visaient qui étaient les plus douloureux. Non, ce sont ceux qui ciblaient Katy et Jiya. Elle a toujours du mal à digérer la façon dont Liem s'y est pris, mais elle sait qu'il avait raison sur le fond. Et elle a beau savoir que c'est ce qu'elle doit faire, elle appréhende.
Mais elle a besoin de restaurer sa relation avec son support. Depuis une semaine, ils ne courent plus ensemble. Ils ne passent plus leur matinée à disséquer les parties pour que Marie assimile les rotations à la perfection, ce en quoi elle doit reconnaître qu'elle a beaucoup progressé. Mais il leur reste deux semaines avant la LAN et leur coopération est au plus bas. Et même Jiya pense que c'est à elle de faire le premier pas.
Alors elle frappe à la porte de Liem d'un ton hésitant. Le « Entrez » qui s'en suit est calme, mais comporte une once de surprise. Sûrement que ce n'est pas l'heure à laquelle Jiya – il est trop tard – ou Blinks – trop tôt – viennent le voir. Elle pousse la porte lentement.
Elle n'est jamais venue dans sa chambre. À quoi elle s'attendait, elle l'ignore. Peut-être à ce qu'il soit en train de lire un livre, ou de vérifier ses mails sur la tablette.
Mais certainement pas à ça.
Liem est assis à un bureau, dans la pénombre. Devant lui, dans un halo de lumière blafard, des notes s'accumulent, des schémas qui ne doivent faire du sens que pour lui. Sur un coin du bureau, un ordinateur portable qu'elle ne soupçonnait même pas est allumé. Une musique douce s'échappe d'une petite enceinte. Et Liem la regarde, une paire de lunettes qu'elle n'avait jamais vu sur le nez. Des lunettes rondes qui donnent un aspect inhabituel à son visage.
Il nous demande d'y aller mollo. Il nous rappelle que c'est un marathon. Jusqu'à quelle heure fait-il ça après les douze heures de pratique qu'il fait dans la journée ?
Elle se rend compte qu'elle ne le connaît pas aussi bien qu'elle le pensait, et cela la déstabilise. Il coupe la musique d'un geste de la main. Il enlève ses lunettes lentement et les pose sur le bureau. Il lui sourit, mais le sourire ne remonte pas jusqu'à ses yeux, qui conservent une once de surprise.
– Je suis désolée, je ne voulais pas t'interrompre », commence-t-elle maladroitement.
– Un souci ? », demande-t-il avec son calme habituel.
Marie ne sait pas quoi répondre. Mais son regard doit parler pour elle, car Liem hoche la tête et lui montre le bord du lit de la main. Elle s'assoit lentement, continuant à observer le décor autour d'elle. Elle ne l'avait pas remarqué, car le reste de la pièce est sombre, mais il y a plusieurs cadres accrochés dans la pièce. Des artworks, mais également, au dessus de son lit, un mur de photo. Des images de son passé. Chaque photo semble avoir une petite citation attachée en-dessus. Elle ne voit pas les détails, et détourne rapidement le regard de peur d'être impolie. Son regard retourne sur le bureau, à toutes ces notes qui malgré leur désordre semblent faire un tout, même si elle ne saurait expliquer pourquoi. Liem surprend son regard et semble l'interpréter de travers :
– Tu n'es pas toi aussi venue me dire que je travaille trop ? », demande-t-il d'un ton légèrement rieur.
Elle secoue la tête :
– Non, même si je vois que tu ne vis pas au standard que tu nous imposes. »
– C'est parce que vous, les joueuses mécaniques, vous brûlez plus de calories que nous, les théoriciens. »
Il laisse une pause, puis comme elle ne répond pas, il reprend, son regard dans le vide :
– Quand je rentre dans ma chambre le soir, mon cerveau bouillonne. Il y a plein de choses que je garde encore pour moi. Pleins de stratégies, de combinaisons, d'idées. Elles traînent dans ma tête tant que je ne les expurge pas sur le papier. Alors tous les soirs, je vide mon esprit. De toutes façons, tant que je ne l'ai pas fait, je suis incapable de dormir. Je pourrais faire ça à l'étage, mais j'ai besoin d'être seul et dans une ambiance tamisée. Blinks préfère la lumière et les tableaux blancs, donc je lui laisse la pièce. »
Marie hoche la tête lentement. On sait tous que le jeu nous poursuit jusque dans nos rêves, mais pour certains c'est encore pire que ça. La pensée la fascine, et son regard s'arrête sur les lunettes.
– Je ne savais pas que tu en avais besoin ? »
– Ce sont des lunettes de confort. Je n'en ai pas besoin en journée, mais le soir ma vue fatigue, surtout que je ne me mets dans les conditions de luminosité optimale comme tu peux le voir. C'est comme ça, mon cerveau fonctionne mieux avec une lumière focalisée. »
– Je vois. »
Le silence s'installe entre eux. Ce n'est pas le silence confortable des semaines passées, celui de leur course à pied dans la forêt, alors que leurs souffles et leurs pas sont les seuls bruits qui viennent perturber la nature. Ce n'est pas non plus ce silence confiant dans le jeu, quand tout déroule et que les adversaires en face perdent peu à peu du terrain. Cet étrange silence où il ne leur est pas nécessaire de se parler pour synchroniser leurs attaques et pousser l'ennemi dans ses retranchements. Ce n'est pas non plus le silence méditatif du début du dîner, quand chacun est encore en train de se repasser sa partie pour voir ce qu'il peut en apprendre. Non, le silence entre eux est celui des non-dits. Et j'en ai marre. Je veux retrouver les silences parfaits.
– Je suis désolée », commence-t-elle.
Il relève la tête, alerte. Son regard est intense et focalisée sur elle. Puis il hoche la tête, et lui sourit. Cette fois, ses yeux s'illuminent. D'un coup, elle comprend. Ces quelques mots étaient les seuls nécessaires. Liem n'attend aucune explication, il a déjà compris. Il ne pouvait juste pas laisser passer cet éclat sans qu'ils se confrontent. Et il n'a jamais refusé la confrontation, mais elle n'était pas prête à l'avoir. Alors il a attendu. Il est dans ma tête.
Et tout d'un coup, le silence semble à nouveau naturel. Liem retourne à ses schémas, à ses notes. Pendant un moment, elle ne bouge pas. Elle reste là à le regarder. Elle est bien. Elle se lève et vient jeter un œil par-dessus son épaule. Il n'y semble pas opposé. Liem utilise plus d'une dizaine de couleurs pour codifier ses notes, et elle n'arrive pas à en faire sens. Mais en focalisant sur une feuille, elle remarque des timings, des flèches qui désignent très probablement des mouvements sur la carte, des acronymes qui désignent très certainement les héros. Dans sa tête apparaît leur dernière partie. Il y a trois pages de notes qu'elle parcourt avidement. Elle lit des phrases comme « gain manqué », « micro-interaction », « avantage positionnel », et comprend peu à peu. Ce sont des micro-mouvements tactiques qu'ils auraient pu effectuer pendant la partie, des avantages de leur combinaison de héros, des éléments qu'ils auraient pu exploiter chez l'adversaire.
– Pourquoi tu gardes tout ça pour toi ? », lance-t-elle d'un souffle.
Il s'arrête d'écrire et tourne son regard vers elle. Il est calme, souriant, confiant. Comme n'importe quelle phase de lane jusqu'à la semaine dernière.
– Parce que si je noie l'équipe dans ces détails maintenant, on va rater les éléments essentiels », commence-t-il, et elle voit dans son regard que ce n'est pas un reproche. « De plus une bonne partie de mes réflexions est à mettre à la poubelle après triage. Certaines ne sont pas valables. D'autres, notamment une partie de celles qui te concernent viendraient perturber tes mécaniques et ton instinct. »
Elle le regarde intensément. Les derniers mots sont prononcés avec un respect incroyable. Non, avec admiration. Il est sincèrement convaincu que je suis capable de le faire. Elle essaie de soutenir son regard, mais elle le détourne. Comme s'il comprenait ses pensées, il attrape son poignet avec délicatesse.
– Marie, dans les semaines qui viennent, tu vas douter de la gentillesse du monde entier, peut-être même de tes capacités. Je te souhaite que le contact avec la communauté se passe bien, mais je suis sûr qu'il va être rude. Il ne le sera pas toujours, et pas avec tout le monde. Mais il y a une chose dont je t'interdis de douter. »
Il lui tire légèrement sur le bras pour qu'elle baisse son regard.
– Moi je ne doute pas de toi, Marie. Tu es déjà probablement dans le top 50 des botlaner européen, et tu progresses de jour en jour. Ton entraînement est structuré, tes instincts hors du monde. Alors si un jour tu doutes, sache que tu peux toujours te tourner vers moi. Je suis là. »
Un sourire apparaît au coin de ses lèvres quand il termine :
– Même quand tu me passes un savon. »
Il lâche sa main avec douceur. Il n'y a rien de plus à dire. Elle reste là un moment, alors qu'il finit ses notes, puis part se coucher, l'impression que son lien avec son support est plus fort que jamais.
Je suis content que ça continue à te plaire. Merci pour ta fidélité !
Merci pour ton retour !
LX