L’hippocampe avait grandi et était devenu plus courageux : il fonçait sur les esprits translucides pour les estomper. Il continuait à fuir les monstres décharnés, mais un progrès était un progrès. Aymée et Merle riaient tout en courant derrière lui. Son expression de terreur était franchement comique, d’autant plus maintenant que leur propre peur ne durait plus. Ils avaient compris que ce lieu était hanté, et pour cause, par des millions d’âmes de toutes espèces, et qu’il était normal d’y croiser des spectres sous quelque forme que ce soit.
Ils s’étaient aussi habitués à ce que le paysage change et avaient accepté de suivre leur instinct et des signes qu’ils collectaient pour parcourir le labyrinthe, plutôt que de s’acharner à chercher une logique immuable qui gouvernerait toutes les allées.
Cette solède-là, Merle eut les côtes douloureuses de tant rire avec sa sœur dans les Dunes. Quand ils émergèrent, le visage hilare, Diane les contemplait d’un air perplexe.
— Vous devriez travailler à l’Office du Tourisme de Läbim, on vous l’a déjà dit ?
Ils rirent d’autant plus que oui, on leur avait déjà dit.
Le soleil ne tarderait pas à se coucher. Aymée jeta un regard dépité à la grande bâtisse ; elle aimait de moins en moins y rentrer quand le soir venait.
— Et si on dormait dehors ce soir ? proposa Diane. On pourrait se raconter des histoires de constellations !
Merle eut immédiatement l’air préoccupé, tandis qu’il calculait la logistique et les conséquences possibles sur la santé d’Aymée.
— Grand frère, l’arrêta-t-elle avec un geste de la main, regarde-moi.
Il obéit. Autant dans les Dunes, elle était agile, rapide, jeune malgré ses cheveux blancs, autant ici elle avait encore maigri et bouger était de plus en plus difficile pour elle. On l’aidait à passer du lit au fauteuil et du fauteuil au lit. Elle ne se nourrissait pour ainsi dire plus, mais buvait du thé une fois qu’il avait refroidi.
— Tu comprends ? demanda-t-elle gentiment.
Merle partit droit vers la cure. Il traversa les couloirs et escaliers comme s’ils n’existaient pas, fixa le lit, essaya de le déplacer, puis appela Diane par la fenêtre. Ils échangèrent. Comme Aymée ne restait plus jamais seule, par son souhait, il lui tint compagnie tandis que Diane observait le fauteuil qu’Antoine et Andromède lui avaient apporté. À travers la toile, elle distinguait le sortilège qui le maintenait en l’air et le connectait à son occupant. Ce n’était pas exactement de la télékinésie, mais ça n’en était pas loin. Imiter de la télépathie ? Diane secoua la tête. C’était une magie si délicate.
— Tu n’as pas besoin que le lit lui obéisse, suggéra soudain Antoine. Juste qu’il soit dehors.
Diane faillit se frapper le front de la main tellement c’était évident. Elle se concentra sur la toile de nouveau pour débroussailler parmi la magie ce qui tenait vraiment de l’allégement d’objet. Les mailles de l’objet avaient été retissées avec de la cynée, pour altérer sa masse réelle.
— Fascinant, murmura-t-elle.
Elle parvint, après plusieurs essais, à reproduire cela sur le lit, et accepta l’aide d’Andromède et d’une guérisseuse pour basculer le lit sur le côté et le faire passer par les escaliers jusqu’au rez-de-chaussée, puis dans le parc.
Elle le posa sur la pelouse avec un sourire triomphant tandis qu’Aymée battait des mains.
— Vous aussi vous voulez dormir dehors ? demanda-t-elle à ses amis.
— Avec les insectes ? demanda Andromède en secouant la tête.
— Je n’adore pas l’obscurité, précisa Antoine.
Ils aidèrent cependant à déplacer la table de nuit, les outils de dessin, un livre, des parchemins, et la lamposphère. Des patients observaient par la fenêtre cette chambre extérieure qui se préparait. Aymée fut installée au milieu de tout ça et bordée, comme une reine.
— On attend un peu avant d’aller dîner ? chuchota-t-elle à Diane.
Tous leurs spectateurs semblaient si réjouis que la myfyr acquiesça avec une grimace souriante.
Le lendemain, Aymée insista pour que Merle et Diane se baladent — « ce n’est pas parce que je suis malade que vous devez arrêter de faire de l’exercice » — tandis qu’elle restait avec ses amis. Ils firent donc le tour de l’Ambré, électrisés par l’énergie surnaturelle de se tenir la main. Diane multipliait les plaisanteries et Merle lui montrait tout ce qui l’émerveillait dans la région. Entre splendeur et humour, ils s’apaisèrent.
Quand ils revinrent, Aymée portait une couronne de fleurs en plus de sa large robe de chambre blanche et rose. Pardo était passé et mangeait ses viennoiseries, avec l’aide d’Andromède et d’une guérisseuse qui se présenta comme Lucile. Elle était nouvelle et regardait Pardo avec une insistance amusante.
— Je dois aller voir si les enfants dorment encore, soupira-t-elle soudain, manifestement déprimée de devoir s’éloigner du si beau boulanger.
— J’y vais ! se proposa Diane. Au fond du troisième étage, à droite, c’est ça ?
Dans le couloir, la myfyr fut rassurée de n’entendre aucun bruit suspect. Elle marcha à petits pas silencieux jusqu’à la porte du dortoir, l’ouvrit au ralenti, et ouvrit la bouche de stupeur.
Tous les enfants étaient endormis, mais il ne faisait pas sombre dans la pièce, malgré les rideaux tirés. Posé par terre, il y avait un manège magique. Diane n’avait pas besoin de s’approcher pour savoir que Merle l’avait façonné. C’était l’écosystème de Madeira, qu’il avait recréé de mémoire. La forêt de Landamæri bondissait et se déployait sur les murs de la chambre tandis que le manège tournait. Diane voyait les lièvres, renards, belettes, chênes, tilleuls, saules. Il y avait même les huttes des révérends.
— C’est prodigieux, lui souffla-t-elle lorsqu’elle revint auprès des autres, qui s’esclaffaient sur une pitrerie d’Antoine.
— J’avais besoin de dire au revoir à ma façon, répondit-il à voix basse en lui serrant la main.
La nuit, Aymée et Diane parlèrent de chaque étoile qu’elles connaissaient et inventèrent le nom de toutes celles dont elles ne savaient pas le nom. Elles inventèrent une épopée entre Draculonis la Magnifique, une reine qui aurait succombé à la folie de chagrin de ne pas réussir à se transformer en dragon, et Mathias le Valeureux, un chevalier qui était mort en essayant de lui rapporter une écaille véritable pour lui prouver son amour. Elles riaient si fort qu’un patient ouvrit sa fenêtre pour leur demander de baisser d’un ton.
— Pardon, c’est moi, dit Diane à Aymée.
— Merci d’être venue, lui souffla-t-elle en réponse, profitant du fait que Merle s’était absenté quelques instants. Pas tout le monde ne l’aurait fait.
— Comment ça ?
— On n’a pas tous envie de voir mourir nos amis.
Diane acquiesça silencieusement. Il n’y avait rien à répondre. Aymée posa sa main sur la sienne, juste un instant. Ses doigts étaient froids. Diane ne retint pas les larmes qui coulaient, parce qu’il n’y avait pas de sens à cacher sa tristesse. Aymée lui sourit.
— Pour quelqu’un qui fait toujours semblant d’être forte… commenta-t-elle pour plaisanter.
— Je sais, je ne sais pas ce que j’ai avec vous deux, je suis un ectoplasme.
— Avec Basile aussi, non ? Et Oren ? Et Félix, sa cynée soit parmi nous ?
Diane resta pensive et lui accorda ce point. Certes, elle avait rencontré tous ces mages loufoques dans des circonstances particulières. Ça avait été plus facile de s’ouvrir à eux de cette façon-là. Mais est-ce qu’elle n’avait pas changé ? Est-ce qu’elle n’était pas, de fait, devenue un ectoplasme multicolore et ancré ? Parviendrait-elle enfin à trouver les mots et planter des racines ?
— Je voulais te dire que… commença Diane.
Trouver les mots. Parfois, on avait le temps, des voltes, à chercher, à tâtonner. Et puis, parfois, on savait que c’était le dernier moment pour les dire. Alors ce n’était plus une question de pudeur.
— Je voulais te dire que je suis vraiment désolée que tu n’aies pas pu vivre plus longtemps. Que si j’avais pu trouver une façon de te sauver, où qu’elle soit dans le monde, s’il y avait eu quelque chose, je l’aurais fait. Que tu vas me manquer et que je tenterai de mon mieux de faire honneur à la vie pendant le temps qu’il me reste. Que tu es une amie formidable, meilleure que j’aurais pu l’imaginer.
Les larmes se précipitaient trop dans la gorge de Diane pour qu’elle puisse continuer, et de toute façon cela était assez.
Cela était assez.
Aymée acquiesça doucement, recevant ses mots. Le silence de la nuit les enveloppa.
— Je vais rester avec mon frère maintenant, d’accord ? finit-elle par dire tout doucement.
Diane se leva avec sa tête qui bougeait de haut en bas pour dire que oui, bien sûr, et ses yeux vers la pelouse et puis le lac et puis le ciel, et il fallait qu’elle réussisse à s’éloigner en sachant que plus jamais elle ne verrait Aymée, et c’était comme si une main étouffait ses poumons à dessein.
Elle plongea une dernière fois ses yeux dans ceux de son amie, puis partit.
Quand Merle revint auprès de sa sœur, il fut pris de panique un instant de la voir seule, avant de comprendre.
— Ah, c’est cette nuit ? demanda-t-il d’une voix posée.
— À l’aube, je pense, devina Aymée.
Elle lui fit de la place sur son lit pour qu’il s’assoie près d’elle, les yeux vers le lac, tandis qu’allongée, elle regardait les constellations.
— Tu ne m’attends pas aux Dunes, d’accord ? dit Merle doucement. Si tu trouves ta porte, tu ne te fais du souci pour personne. Je montrerai aux autres comment faire. Toi, tu peux y aller tranquillement, quand tu veux. D’accord ?
— D’accord.
Sa voix était comme endormie déjà. Merle posa sa main par-dessus la sienne pour qu’elle sente, les yeux fermés, le contact de quelqu’un qui l’aime.
— Je vois l’eau, chuchota-t-elle.
— Il y a des baleines ?
Elle ne répondit pas, mais elle respirait encore, faiblement. Elle ouvrit les yeux, vit les étoiles une dernière fois, puis ses paupières se fermèrent pour ne plus se rouvrir. Elle respirait encore, juste un petit peu.
— Le ciel et l’océan sont pareils, murmura-t-elle.
Merle voyait le reflet des astres dans le lac et acquiesça. Il posa les yeux sur le visage d’Aymée, qui ne présentait plus aucune expression. Seules ses paupières bougeaient encore ici et là, comme si elle regardait quelque chose là-bas, dans les Dunes. Il hésita à la rejoindre, mais comprit que ce n’était pas un voyage qu’ils feraient ensemble, cette fois.
— Je t’aime, petite sœur, dit-il.
Elle cessa de respirer.
Quelques heures plus tard, le soleil se leva.
Merle était sur le lit, face à l’aube, près d’Aymée.
Quand les guérisseuses vinrent, elles enveloppèrent son corps de magie pour qu’elle garde cette apparence sereine jusqu’à l’arrivée de sa famille.
Son corps fut déplacé dans une chambre mortuaire de la cure, où on pouvait lui rendre visite et lui dire au revoir, pour ceux qui n’avaient pas encore pu le faire, ou voulaient rajouter quelque chose.
Le lit, la table de chevet, le fauteuil furent ramenés à l’intérieur.
Les parchemins, les cartes, les dessins, les livres, les vêtements furent entreposés dans la malle familiale et ramenés à la boulangerie.
Merle et Diane se partagèrent son minuscule lit d’enfant et dormirent peu, appesantis par la tristesse, riant de souvenirs heureux.
La famille arriva vite. Ce fut Pardo qui les récupéra à la frontière, avec l’acte de décès pour prouver qu’ils venaient pour des funérailles.
On leur fit de la place dans la maison de Hortense, qui se fit discrète mais redoublait d’attentions pour chacun. Ludivina prenait des mains, multipliait les pains et viennoiseries et gâteaux et sortait même des fruits et légumes crus et soupes et jus.
Merle avait peur que les siens fassent des reproches, des plaisanteries, des commentaires hors de propos. À la place, il fut désarçonné par leur sobriété. Ils grignotaient sur la terrasse, parmi les anciens du village, marchaient autour de l’Ambré, parcouraient le parc qu’Aymée avait tant aimé, rencontraient les patients et guérisseuses de la cure. Merle les accompagnait partout et racontait, à leur demande, les dernières lunaisons.
Le seul moment où ses parents perdirent leur calme fut à leur découverte de l’exposition des cendrés. Ils étaient soudain confrontés au monde qui avait dévoré leur fille. Il fallut de la patience à Merle pour leur expliquer que ce n’était pas un endroit mauvais. C’était un lieu de passage. Il ne parvint pas à les convaincre que les dragons n’étaient pour rien dans la souffrance d’Aymée, mais il ne leur en voulut pas.
Tandis qu’elles mettaient de l’ordre dans la maison, remplissaient l’eau, préparaient le repas, Diane et Hortense restaient silencieuses la plupart du temps. Pourtant, la myfyr sentait que les mots se précipitaient enfin. Maintenant qu’elle avait réussi à en prononcer certains, d’autres cascadaient.
— Je suis désolée, articula-t-elle lorsqu’elles débarrassèrent le dîner et que la famille de Merle partit se coucher, d’être partie comme ça. Je te voyais avec Pardo et j’avais l’impression de ne pas avoir ma place. Que tu avais choisi. Que j’étais punie pour avoir été trop proche de papa.
Hortense frotta le comptoir avec un torchon mais elle était attentive.
— Et puis, tu étais si triste, dit Diane. Tu étais si triste, et j’ai vu papa partir, et je n’ai rien fait pour l’arrêter. J’ai cru qu’il reviendrait. Et je ne savais pas quoi faire de ta tristesse en plus de la mienne. Et je me sentais coupable, et c’était emmêlé. Je me suis emmêlée.
Hortense ne répondit rien ce soir-là, car elle ne s’était pas attendue à ce que Diane disait. Elle avait cru que sa fille l’avait haïe d’être celle qui avait fait fuir sa personne préférée. Elle avait cru que sa fille était partie pour la punir. Elle n’était pas bien plus forte avec les mots que Diane, alors elle se contenta de la prendre dans ses bras pour lui signifier qu’elle avait entendu et qu’elle l’aimait.
Avec Pardo, Diane échangea des mots plus sobres. Ce fut lui, de fait, qui lui demanda si elle comptait rester à Ilyn ou si elle repartait. Elle répondit qu’elle n’en savait rien. Après un silence, elle ajouta qu’elle s’imaginait vivre là, près d’eux, et peut-être, si ça l’intéressait lui, de travailler avec lui au cabinet. Ils avaient voulu être vétérinaires ensemble, après tout. Il se contenta de la regarder longuement, puis de partir travailler. Diane prenait l’habitude des dialogues à demi. Elle comprenait que parfois, il fallait juste les commencer, et qu’avec le temps la suite s’écrirait d’elle-même.
Ils respectèrent les coutumes de Madeira.
Un soir, les deux familles partirent avec le corps d’Aymée dans la forêt dense entre l’Ambré et l’Azur. Ils enterrèrent sa silhouette sous un arbre millénaire et posèrent chacun une main sur le tronc.
— Veille sur notre fille, toi qui nous as précédés et nous survivras.
Chacun répéta ces mots en chœur.
Tandis que le vent bruissait dans les feuilles, Maximilien, Maxime et Maxence soutinrent leur père, leur mère et Merle. Maladroitement, ils se tenaient ainsi comme une constellation. Une étoile avait cessé de briller et ils s’accrochaient les uns aux autres pour rendre son absence supportable, pour que la lumière perdure.
Ils n’échangèrent pas de mots d’amour ou de réconciliation. Ils s’assirent plutôt parmi les arbres et y restèrent même après que Diane, Hortense, Ludivina et Pardo soient partis.
Ils ne mangèrent pas et ne dormirent pas.
Ils ne dirent que quelques mots, parfois, eurent un rire ou deux. Ils s’entendirent pleurer mais c’était lointain.
Quand enfin ils sentirent le moment venu, ils caressèrent la terre sous laquelle Aymée reposait, puis quittèrent la forêt.
Style : Je n’ai pas très bien compris l’enchaînement des événements entre « Merle eut immédiatement l’air préoccupé » et « ils échangèrent ». Chez moi un ectoplasme c’est un fantôme, mais pas forcément un fantôme qui pleure ? Et le mot est réutilisé juste après, je n’ai pas bien saisi.
Histoire : les enfants existent ou pas selon les chapitres. Ce serait pas mal de les faire exister tout le temps ;)
« Merle et Diane se partagèrent son minuscule lit d’enfant et dormirent peu, appesantis par la tristesse, riant de souvenirs heureux. » : hein, quoi, ils dorment ensemble dans un lit minuscule et tu nous l’annonces comme ça, au milieu d’un passage aussi chargé en émotion ? Sa mère la regarde de travers quand ils se tiennent dans les bras, mais dormir ensemble ok ?
Rythme : il y a toujours ces petites ellipses qui me perturbent légèrement, mais le corps du chapitre est si fort que ce n’est pas bien grave.
Monde : un petit peu de magie pour la lévitation du lit, ma tête d’ingénieur qui imagine la magie comme quelque chose qui coûte de l’énergie se demande : mais pourquoi donc ? Pourquoi ne pas avoir un lit à roulette, tout simplement ? Et ma tête de pas ingénieur me dit : mais tais-toi, c’est joli, et on aime bien quand c’est joli.
Thème : arf. La mort est là. Je pense que je continue à penser que la maladie d’Aymée gagnerait à être mieux développée. Un peu comme un personnage en fait, il faut qu’elle ait quelque chose à dire, plus que « et là, Aymée a tel et tel symptôme ». Vu la qualité du chapitre (et du précédent), je suis ultra convaincu que tu sauras faire un truc super.
Perso : c’est tout bien. Tout juste. Diane, Aymée, Merle. La famille à la fin. Tu as voulu qu’ils restent digne, et je pense que c’est bien.
Merci pour ce partage.
PS : Je me dis qu’effectivement, on a bien besoin d’un chapitre en plus, parce que finir sur ça ce serait quand même plombant, après toutes ces aventures. <3