36 : La vérité

  — Non !

Le hurlement Nathanaël déchira l’espace. Si le désespoir avait une voix, ce serait la sienne. Il avait toujours été la voix de l’espoir et la bienveillance. Entendre son cri, c’était entendre son cœur être démoli à coups de massue. Pourrait-elle un jour se le pardonner ?

Il s’agenouilla entre les herbes, en larmes.

La paix n’était qu’un mirage. La culpabilité qu’elle craignait ressentir – le poids du monde en personne – s’assit sur ses épaules.

Pierre évitait soigneusement son regard, ombrageux, et posa une main sur l’épaule de Nathanaël.

C’est fini. Elle se détourna vers la cabane, là où, sa vie avait commencé. Peut-être que ce tas de bois sur pattes avait bien un jour ressemblé à une maison. Des silhouettes s’agitaient là-bas, les habits gonflés par la brise : Lunaé et Kateline libéraient Eustache et M. Olivertown, si ce dernier était encore vivant.

— Tu ne bouges pas, dit Damassieu, dans son dos.

Les rouages de la sécurité du pistolet cliquetèrent.

— Vous avez promis de rendre les prisonniers à Léna, rétorqua Judy, les cheveux dressés sur sa nuque.

— Morts ou vivants, cela n’était pas précisé dans le contrat.

Vraiment fini.

La détente crissa. PAN. Judy serra fort les paupières. PAN.

Les rouvrit. 

En se retournant, elle découvrit un nuage de fumée s’échappant du pistolet que tenait Mémé devant les deux corps inertes de Den et Damassieu.

— Ils pensaient s’en sortir comme ça, dit-elle en secouant la tête. On leur donne la main, ils prennent le bras.

— Mémé, dit Judy, hébétée.

— Judy, répondit Mémé avec l’ombre d’un sourire taquin.

L’espace d’un instant, Judy retrouva la Mémé des galeries qu’elle avait toujours connue et aimée. Puis Mémé s’effondra, le visage déformé par la douleur. Elle s’allongea lentement. Jouait-elle la comédie ? C’était pour le moins étrange de s’adonner à une telle stratégie quand on était la personne qui contrôlait la situation depuis le début.

Pierre et Nathanaël les observaient. Ils scrutaient Judy à l’affût de sa réaction qui signifierait tout : oui ou non, était-elle de mèche avec Léna ? Ils lui laissaient une dernière chance de se racheter… peut-être. Ils avaient été ses amis, et Mémé sa grand-mère de substitution. Elle était probablement en train de mourir.

Judy s’agenouilla à côté de Mémé.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

La peau de Mémé avait viré à la couleur du lait tourné. Dans son champ de vision périphérique, les silhouettes de Nathanaël et Pierre s’éloignaient en direction de la cabane.

— J’ai payé ma dette, dit Mémé avec un calme déstabilisant. Je vais enfin pouvoir partir.

Judy prit la main livide de Mémé dans la sienne, celle qui avait tenu le pistolet qui lui avait sauvé la vie.

— T’es qui, Mémé ?

Son regard étincela.

— Mémé. Mélaine Gimotto. Hélène Ottomi. Elena Olivertown. Hélène Jim. Léna Jim. Mais mon premier nom était Clastfov, celui du premier corps qui m’a portée.

Mémé se tut – parce que pour Judy, elle serait toujours « Mémé » –, poussant ses yeux vers le bas de ses paupières pour contempler Judy. Pour la première fois, Mémé ne sembla pas savoir ce qu’il y avait dans sa tête. Elle attendait son approbation. À elle, la petite Judy. « Sa grande. »

— Je te crois, Mémé.

Mémé serra sa main, avec la force d’un espoir auquel elle ne croyait plus, désespoir transformé en gratitude.

— Promets-moi, Judy, de… de creuser. Sous les roseaux. Dans la tourbe. C’est la tombe de mon frère. Tu trouveras un carnet. C’est la vérité.

— La vraie vérité ?

— La vérité qui t’expliquera pourquoi les Esprits… nous ont tout repris, alors que l’Histoire raconte qu’ils nous ont tout donnés. Les Esprits m’appellent, Judy. Et pour une fois, ce n’est pas pour me rappeler que j’ai péché. Je peux te demander quelques derniers services ?

Judy hocha la tête.

— Ce que tu veux, Mémé.

— Tu retrouveras Gaspard, pour moi ? Tu lui diras… tu lui diras qu’il était comme un fils pour moi.

Mémé se tut, perdue dans une longue réflexion, puis la regarda avec un air très sérieux.

— Une dernière chose… sur ma tombe, tu ne graveras pas Mémé, hein ?

— Non, Mémé. J’écrirai Léna Clastfov.

Judy laissa un petit rire la secouer, les lèvres pincées pour ne pas se mettre à pleurer, et ignorer que les doigts de Mémé ne serraient plus les siens.

Sa respiration se fondit avec le bruissement du vent et l’agitation du monde autour d’elles, que Judy avait oublié l’espace de ces quelques paroles. Elle aurait aimé l’oublier pour toujours.

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