Judy arracha son pantalon à la tourbe avec un craquement. Elle enferma le monocle dans sa poche puis ramassa le pistolet de Mémé à côté de sa dépouille. Les rouages du pistolet étaient finement ciselés, en bronze et le ressort qu’on apercevait au travers des espaces couleur argent. Son père aurait pu en fabriquer. S’il avait élargi son commerce à d’autres objets comme celui-ci peut-être qu’ils n’en seraient pas là. Ça devait rapporter gros, ces bouts de camelot, en plus de leur permettre de se défendre.
Judy secoua la tête face à ses propres pensées. À peine Mémé avait-elle quittée ce monde que son esprit mal placé la contaminait.
Elle inséra le canon vers le bas entre son pull et sa veste qui, boutonnée, l’empêcherait de tomber.
Tu retrouveras Gaspard pour moi.
Elle ne le retrouverait pas que pour Mémé, mais pour elle aussi. Elle avait besoin de lui ; il représentait la dernière personne qui lui restait vraiment. La seule personne qui serait toujours là pour elle qu’elle ait déconnecté la Terre entière ou non, sa seule famille.
Au loin, un attroupement s’était formé autour de M. Olivertown. Jusque-là, il y avait toujours eu un évènement qui absorbait son attention. À présent, les marais alentours s’ouvraient à son regard, et les corps qui se fondaient avec la terre se dessinèrent nettement sur le sol, comme si leurs contours s’étaient faits plus foncés, en relief. Gaspard faisait-il partie de ces cadavres ?
Judy se précipita sur le premier cadavre en vue, dont les jambes dépassaient des herbes : un Lombric en robe noire, le visage livide, une lame de glace dans le front. Ses yeux étaient grands ouverts, l’image du ciel figé dans ses rétines. Elle ne se laissa pas le temps de chercher dans son imagination ce que cette personne avait été : si elle pensait, ça la détruirait.
Elle courut de cadavres en cadavres, mécaniquement, comme une horloge qui battait le temps. Elle retourna un membre des Chaussettes violettes en tirant sur sa manche. Celui-ci n’avait plus de visage, criblé de trous. Sa face n’était plus qu’un amas de boue et de chair rougeâtre. Un inconnu dans l’histoire et à jamais. Ne pas penser.
Elle fouilla la scène de bataille. Il avait dû être une vingtaine à se battre, une trentaine, peut-être, mais pas plus. On aurait pourtant dit que toute une armée avait combattu. Gaspard n’était pas là, elle en était presque sûre.
La dernière fois qu’elle l’avait vu, il se tenait devant l’entrée aux côtés de Valéria, sur le point d’être assassiné. Mais ils ne l’avaient pas assassiné. Avait-il fui ?
Judy se dirigea droit vers l’entrée de la cabane, ne se laissant pas le temps de faire marche arrière ni d’avoir peur. Elle devait le retrouver même si cela signifiait faire face à la réalité. À la mort.
Elle ne tourna pas la tête vers l’attroupement, mais elle ne pouvait pas s’empêcher de glaner la moindre information lui parvenant de son champ de vision périphérique. M. Olivertown ne pouvait plus marcher ; ils essayaient tant bien que mal de le hisser sur les épaules de Pierre. Cet homme qui un jour l’avait intimidée de sa stature impressionnante et sa moustache impeccable, ne remplissait à présent son cœur que d’amertume. Il n’avait pas su les aider, ni les sauver. Au fond, il n’avait jamais cherché qu’à éviter de perdre les Connexions. Il avait échoué. Il avait oublié qu’il n’était pas le seul à avoir raison.
En fait, M. Olivertown et Aster n’étaient pas si différents. Ils s’opposaient alors qu’en réalité, ils convoitaient la même chose.
Les yeux inquisiteurs d’Aster la suivaient, et Judy dut lutter contre ses émotions ambivalentes qui lui hurlaient d’un côté de le détruire et les autres mélancoliques qui lui rappelaient qu’ils partageaient les mêmes gènes. Il avait perdu toute sa superbe, ligoté sur le sol, les cheveux gras et les vêtements semblables à des haillons.
Elle referma la porte derrière elle.
La cabane suintait. Judy ne s’aventura pas dans la cuisine. Elle savait ce qu’elle y trouverait : deux Lombrics morts. Elle enfonça la seconde porte du vestibule. La porte se détacha sans résister, révélant une volée de marches. Elles craquèrent sous son poids, mais ne se dérobèrent pas. Deux pièces entrouvertes illuminaient le passage.
Une voix d’homme marmonnait.
— Position trente degrés Nord, quarante degré Ouest. Oui, à côté de Roche…
Il entendit le bruit mat de ses chaussures sur le bois. Ou peut-être avait-il deviné le froissement du tissu contre les rouages du pistolet.
— Ne me tuez pas.
Il leva les bras sans même la voir, le dos tourné, la tête dans une armoire béante, enroulé autour d’une machine qu’elle n’avait vu qu’une fois au chalet de M. Olivertown entre les mains de Lunaé. Les premiers prototypes de radiodiffusion étaient sortis quelques mois auparavant. Le Cabinet des Inventions en avait fait tout un tintouin, et la garde verte en avait pris le monopole avec leur chaîne unique d’informations.
L’homme était vêtu d’habits noirs, mais il n’était pas un Lombric.
— Vous avez prévenu Dertella, dit Judy.
Ç’aurait pu être une question, toutefois, l’inflexion dans sa voix ne laissait plus place au doute. Elle ne pouvait pourtant pas le savoir factuellement.
Le garde hocha lentement la tête et finit par se retourner.
— C’est trop tard. Ils arriveront dans moins d’une heure.
— Assez tôt pour disparaître, dit Judy en haussant les épaules.
Qu’est-ce qu’elle allait faire de ce garde maintenant qu’elle le tenait au bout de son pistolet ? Pistolet, d’ailleurs qui pouvait être autant chargé d’encore trois balles ou complètement à sec. La menace suffirait, mais combien de temps ?
La pièce dans laquelle ils se trouvaient étaient une chambre. La carcasse des deux lits était encore debout. Judy en fit le tour, laissant le calme de la cabane prendre possession de ses gestes. Une peluche gisait sous le cadre d’un des lits. Une petite baleine bleue. Elle lui rappela l’obsession de Gaspard pour les baleines. Les journaux découpés qui traînaient partout dans l’horlogerie dont les gros titres affichaient en général « océan ».
Elle la saisit délicatement avec une autre certitude inexplicable dans le cœur. C’était sa peluche.
Elle se rendit compte que le garde la dévisageait.
— Je ne suis pas venue pour toi, rétorqua-t-elle, sur la défensive.
Il se détourna, comme escompté, le regard vers sa radio portable.
— Tu la cachais là depuis longtemps, ta radio ?
Il hocha à nouveau la tête. Il ne cherchait pas à lui cacher des informations. Peut-être sentait-il qu’elle ne lui ferait rien et qu’elle ne l’empêcherait de rien ?
— Tu n’es pas venu pour moi, dit-il après un silence. Mais tu es venu pour quelqu’un.
— Pour quelqu’un ? répéta Judy.
— Il y a un blessé dans l’autre pièce. Il a rampé pendant presque une heure dans les escaliers. Ce serait un miracle qu’il respire encore.
— Un blessé.
Ça ne pouvait être que Gaspard. Ça ne devait être que Gaspard, parce que si ça n’était pas lui, alors elle ne le retrouverait jamais. Elle se dirigea vers « l’autre pièce » en s’efforçant de ne pas s’y précipiter. Elle ne voulait pas donner raison au garde qu’il avait vu clair dans son jeu. Elle voulait paraître curieuse. Elle ne douta pas une seule seconde de son piètre jeu d’acteur en entrant dans la chambre voisine.
Sur un vieux tapis, un amas de vêtements de forme humaine s’étendait. Judy le reconnut par la couleur de ses habits et de ses cheveux noirs. Il aurait dû être le vrai. Même physiquement, il lui ressemblait davantage.
— Papa ? dit-elle, d’une petite voix.
Il ne répondit pas. Elle s’agenouilla en maîtrisant les tremblements de ses bras. Il ne pouvait pas être mort… Pas après la mort de Valéria, ni après avoir survécu jusqu’en haut de ses escaliers. Quelques heures encore, et ils pourraient le sauver.
— Réponds, papa, dit-elle en le secouant légèrement. Regarde, j’ai retrouvé ma peluche. Je suis sûre que tu la connais.
Il ne répondit pas, les paupières résolument fermées, cachés par des longs cheveux gras et une barbe, témoins des mois éprouvants de prison. Il devait respirer.
Elle passa sa main sous son nez et attendit. Au début, rien. Puis elle écouta : un petit sifflement brisait le silence. Elle fit attention : un souffle venait rebondir sur ses doigts.
Il était vivant. Plus pour longtemps. Survivrait-il à une heure de plus ?
Judy retourna dans la chambre.
— Toi, dit-elle au garde.
— Oui ?
— Comment tu t’appelles ?
— Luc.
— Ils arrivent dans combien de temps ?
— Quarante-cinq minutes environ.
— Tu t’y connais en médecine. Ils vous forment pour ça, non ?
— Un peu.
— Pourquoi tu ne l’as pas aidé ?
Il la considéra, perplexe.
— Si les Lombrics m’avaient surpris, je…
— Il est encore en vie.
Elle rechercha la moindre trace de décision sur son regard. Aurait-elle besoin de le supplier ? Ne l’avait-elle donc pas convaincu ?
Après quelques secondes interminables, il se détacha enfin de son poste de radio, ferma les portes de l’armoire qui la cachait et rejoignit la chambre adjacente. Il s’accroupit devant Gaspard et l’examina avec des gestes précis, en prenant soin de le déplacer le moins possible.
— Il devrait s’en sortir. Il n’est pas véritablement blessé, à part quelques égratignures. C’est la faim, l’épuisement. La soif, peut-être. Il a perdu connaissance pour le moment. Je ne pense pas qu’on puisse l’aider sans l’intervention du corps médical de la garde.
Elle ne pouvait pas attendre ici. Elle devait retrouver le carnet avant qu’ils arrivent, car, arrivés sur les lieux saccagés de cadavres, ils l’empêcheraient de déterrer la vérité. Et si elle n’avait pas la preuve de la vérité, alors personne ne la croirait jamais.
— Il survivra une heure ? demanda-t-elle, implorante.
— Normalement.
— Luc, tu les amèneras ici pour qu’il le soigne ?
Le regard de Luc passa de droite à gauche comme s’il avait du mal à choisir auquel des deux yeux de Judy il allait répondre.
— C’est toi qui nous as tous déconnectés ?
Le garde ne devait pas punir son père pour ses erreurs à elle. Elle ne pouvait pas mentir, alors elle se tut et attendit.
— Oui, je les amènerai pour qu’il le soigne, répondit-il.
— Merci, Luc. Merci. Une dernière chose. (Elle lui remit la peluche dans les mains.) Tu lui donneras ça quand il se réveillera. Tu leur diras qu’ils ne la lui enlèvent pas.
Sur ces mots, elle s’enfuit, dévalant les escaliers. Elle s’arrêta dans le vestibule. Il devait y avoir dans cette cabane, des outils pour travailler dans les marais. Elle ouvrit les placards dans le vestibule et les manches à balai lui tombèrent sur la tête. Tous des balais, ou presque. Parmi eux, une pelle.