37 - Message inattendu

Au lendemain de cette aventure, la vie reprit son cours, plus légère. J’avais proposé à Sacha de le présenter bientôt à Raph et de faire une sortie à trois pour qu’ils puissent sympathiser. Il avait accueilli ma suggestion favorablement. J’étais heureux d’être débarrassé de tous mes secrets. Ou presque. En sécurité dans une pochette, rangés au fond de mon sac, les papiers de Symphonie portaient encore mon nom.

Je me trouvais à la cafétéria lorsque je reçus un SMS d’un numéro inconnu. Ce ne pouvait être que le refuge d’Eva qui venait me réclamer les frais d’abandon. Je lâchai mon sandwich et serrai mon téléphone dans mes deux mains, poussé par le besoin de rassembler mes forces.

Le message que je découvris me laissa infiniment perplexe. « Bonjour Martin. On a discuté avec Eva. C’est Ok. On t’attend. »

Je m’étais préparé à ressentir un petit pincement au cœur, à la rigueur un brin de frustration. Ces quelques mots étaient étonnamment conciliants. On me donnait le feu vert, mais je n’étais pas sûr de comprendre pour quoi. Je pris une longue inspiration, tâchai de réfléchir, de sonder mes émotions. Seule m’apparut l’image d’un puits sans fond. Ni fièvre, ni joie : j’étais anesthésié, comme devant une peinture abstraite. J’eus bien l’idée de demander des précisions, mais j’avais toujours été gêné d’avouer mon ignorance aux amateurs de surréalisme. Ils avaient tendance à se moquer de mon inculture.

Deux jours s’étaient écoulés depuis les événements de l’hippodrome et j’avais prévu de raconter ce soir à Sacha ce qui m’était arrivé – en omettant le fait que j’avais piqué une crise pour essayer de garder la jument. Ce message, cependant, remettait tout en question. Je repoussai le moment de parler à Sacha. Il me fallait d’abord tirer l’affaire au clair.

Au début, le mystère ne m’inquiéta que très peu. Incapable de tirer des conclusions, je me conduisis comme si je n’avais jamais lu le message. Les hypothèses, toutefois, se multiplièrent avec les heures, et les doutes grandirent d’autant. Le mardi suivant, le trouble était devenu tel que je me jetai sur Eva à peine clôturée l’assemblée générale.

J’avais trépigné toute la séance. La jeune femme était arrivée en retard et j’avais craint un moment qu’elle ne viendrait pas. La nervosité que j’avais ressentie en la cherchant dans la salle, et en ne la trouvant pas, redoubla lorsqu’elle fit son entrée, au beau milieu d’un discours. J’aurais voulu me lever, l’attraper par le bras et l’entraîner dans un coin pour lui arracher des explications. À plusieurs reprises, je faillis manquer de patience, d’autant plus que l’argumentaire du jour était particulièrement mal ficelé.

Quand je pus enfin rejoindre Eva, elle ne parut pas surprise de me voir accourir. Depuis une demi-heure, je lui lançais des regards furtifs et, même si elle n’y avait pas répondu, j’étais certain qu’ils ne lui avaient pas échappé. Ce fut d’ailleurs elle qui lança le sujet :

- Toi, tu as reçu une bonne nouvelle.

La bonne nouvelle en question avait l’air de la dépiter.

- Qu’est-ce que ça veut dire ?

- Je crois qu’on peut essayer de convenir d’un arrangement provisoire…

Ce « je » semblait bien peu la désigner elle-même, mais je m’en fichais. Mon cœur avait bondi dans ma poitrine et j’écoutai, avide, ce qu’elle avait à dire sans prêter attention à sa mine défaite.

- La situation de la jument étant ce qu'elle est, on lui fera une place au refuge pour sa convalescence. Ça te laissera le temps de réfléchir. Par contre, il faudra vraiment que tu prennes une décision après cette période : soit nous la céder, soit trouver une autre pension.

Je restai sans voix. Ce fut le moment que choisit Raph pour nous rejoindre :

- Salut Eva ! La forme ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous faites ces têtes ?

La jeune femme lui résuma l’affaire en glissant dans ses explications une ironie à laquelle mon ami ne fut pas sensible.

- Sérieusement ?! Mais je croyais que c’était mort ?

La tête de Raph faisait des allers-retours entre Eva et moi et, chaque fois qu’elle revenait dans ma direction, je voyais son visage s’illuminer un peu plus.

- Il me semblait qu’on m’avait clairement répondu non, acquiesçai-je.

Et j’avais du mal à concevoir que cela ait pu changer. Raph, cependant, acceptait le revirement avec bien moins de difficultés :

- Alors tu vas vraiment pouvoir… ? C’est génial !

Eva croisa les bras sur sa poitrine. Je laissai mon ami à ses manifestations de joie, tâchant d’obtenir des informations avant qu’il ne la contrarie définitivement :

- Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

- Je n’ai pas changé d’avis, je pense toujours que c’est une idée de merde. Je ne comprends même pas que l’autre crétin entre dans ton jeu. Il a dit qu’il pensait justement embaucher quelqu’un et que tu pourrais lui être utile. Tu verras avec lui. Je lui ai passé ton numéro parce que je ne voulais pas être mêlée à ça. Que ce soit bien clair : moi, j’ai rien à voir là-dedans !

Je ne trouvai rien à ajouter. Le triomphe de Raph éclata tandis qu’Eva s’éloignait, laissant dans son sillage une froideur qui, pour une fois, tenait plus du ressentiment que de l’indifférence. Je ne savais que penser de tout cela. Ce n’était pas le cas de mon meilleur ami :

- Tu te rends compte, Martin ? Ça va se réaliser ! L’utopie qu’on a imaginée l’autre soir, elle va se réaliser !

J’avais fini par me dire que cette lubie n’était qu’un joli rêve et, qu’en fin de compte, elle faisait bien de le rester. Le songe était doux, mais affreusement compliqué à mettre en œuvre. Cela revenait à déplacer une montagne. Une montagne cachée dans les nuages : à cet instant, je ne percevais que très mal ses contours. Mais Raph, à côté de moi, brandissait une pelle.

- Je donnerais cher pour être à ta place !

J’avais envie d’être aussi heureux que lui. Cependant, quelque chose me retenait. La raison me soufflait que je n’avais pas le droit de me laisser aller.

- J’ai l’impression qu’une déferlante vient de s’abattre sur ma vie.

- Normal. C’est un truc de fou.

- Je vais me noyer.

- Non. La déferlante ne t’arrive pas dans la gueule. C’est toi la déferlante.

Sa main effectua une vague dans les airs, fougueuse, déterminée, pareille à mon attitude dans les écuries de l’hippodrome. Il n’avait pas tort. J’avais moi-même provoqué cette situation. J’élevai ma propre main au niveau de mon visage, mais non dans le but de reproduire le même geste. Seulement pour me ronger l’ongle du pouce. J’avais peur de ne pas être à la hauteur du cadeau qu’on me faisait.

- Tu crois que je vais réussir à affronter ça tout seul ?

Ce n’était pas une question très honnête : j’espérais une certaine réponse. Mon meilleur ami m’en offrit une plus belle encore :

- Tu n’es pas tout seul, m’apaisa-t-il. Je viendrai voir ton cheval tous les week-ends, tu peux me faire confiance. Et puis…

Il souriait, comme si la suite était évidente. Foutus surréalistes.

- Et puis quoi ?

- J’en connais un qui va être content.

Sacha.

Je n’avais pas besoin d’en entendre plus. Le dernier barrage céda. Un sentiment d'exultation s’empara de moi, incontrôlable. Je quittai la fac en crevant d’envie de courir, de sauter, de m’envoler. Au cœur du marasme parisien, je jouissais d’un bonheur secret, si intense qu’il en devenait indécent. C'était, au milieu de tous ces tristes habitués des transports en commun, de toutes ces gueules désabusées buveuses de gaz d'échappement, l'excitation d'avoir un cheval. Pas n'importe quel cheval. Celui de Sacha. Bien sûr, ce n’était pas le même que dans son enfance, mais ça n’enlevait rien au fait que, dorénavant, il serait à lui.

À peine passée la porte d'entrée, je sautai au cou de mon compagnon, impuissant à cacher la fièvre qui m'animait.

- Qu'est-ce que t'as ? s'étonna-t-il.

- Tu m'as manqué.

Ce fut la seule explication que je lui servis en l'embrassant à pleine bouche. Il l'accepta, gagné par les effets de mon bonheur. Je lui communiquai mon sourire, nous passâmes la soirée dans une gaieté inexplicable. Sacha avait l’air sincèrement content de me voir comme ça. Il n’y avait pas eu une telle légèreté entre nous depuis longtemps. Je ne me contenais plus, j’outrepassais les limites que je m’étais efforcé de respecter.

Nous nous mîmes au lit très tard, mais j'avais le cœur toujours aussi pétulant. La fatigue m'avait déserté, chassée par l'attente irrépressible des jours à venir. Comme je tournais et me retournais dans le lit, larguant le train du sommeil et surtout tirant chaque fois un peu sur la couverture, Sacha, malgré sa bonne humeur, finit par se rebeller. Il ralluma brusquement la lumière et rouspéta :

- Tu vas arrêter, un peu ? 

Je lui fis les beaux yeux pour qu'il ne me gronde pas trop.

- Dis-moi ce que tu as, enfin ! exigea-t-il.

- C'est une surprise.

- Quoi comme surprise ?

- C'est…

Je ne pouvais pas la lui révéler tout de suite. Mais je m'emballai en y repensant, en la revoyant hennir dans ma mémoire.

- C'est merveilleux ! C'est purement incroyable !

- Vraiment ?

Je pris entre mes mains le visage de Sacha.

- Oui, je te le jure ! Oh, mon amour, si tu savais !

Mon exaltation dut amener à ses pensées des monstres d'imagination car il resta médusé, les yeux brillants, tout ronds, la bouche ouverte. Et je persistai à encourager de mon sourire perpétuel des fantasmes de pégase. Comme un parfait imbécile.

- Attends. Comment tu m'as appelé, là ?

- Hein ?

Je n'avais pas fait attention. Je ne m'en rappelais pas.

- Comment je t'ai appelé ? répétai-je, désarçonné.

- Tu as dit : « mon amour » ?

Sacha posait la question avec un mélange de stupeur et d'euphorie.

- Euh… Je crois, confirmai-je, non moins ébahi.

- Répète !

- Non !

- Pourquoi ?

- Parce que !

- S'il te plaît.

Détournant le regard, je finis par obtempérer :

- Mon… Mon amour…

La curiosité me poussa à jeter un coup d'œil furtif à Sacha et je le vis agenouillé sur les draps, sa poitrine se soulevant et s'abaissant à un rythme soutenu, son visage empourpré. La sensualité du mot le touchait profondément. Il avait l'air de s'en délecter d'une manière qui n'avait rien de chaste.

- Mon amour…

Cette fois encore, la spontanéité m'avait rattrapé.

- Tu le penses ?

- Bordel, oui, je le pense.

Je l'attirai contre moi et mes caresses intarissables lui répétèrent les mots qui lui plaisaient autant de fois que tiquèrent les secondes dans le berceau de la nuit.

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