36. Splendor

La lune avait déjà eu le temps de croître puis de décroître entièrement. Le siège de Sard durait depuis un mois très exactement. Dès le début, émissaires et messages n’avaient cessé de se promener, passant des assiégeants aux assiégés sans répit ni repos. Les elfes de Lignum avaient tout tenté.

 Les questions. Que revendiquaient ces nains venus de nulle part ? Demandaient-ils des rançons pour les otages qu’ils détenaient depuis des semaines ?

L’intimidation.  Tous les elfes de Lignum étaient prêts à se battre pour défendre leur royaume. Chaque villageois, chaque femme, chaque homme s’était entrainé toute sa vie durant dans ce but. 

La provocation. Quelle sorte d’adversaire se cachait derrière de hautes murailles sans montrer son visage ? Que raconteraient ces envahisseurs ? Qu’ils avaient attendu patiemment comme des lâches que leurs assaillants meurent d’ennui ?

Les menaces. Splendor exterminerait ces traîtres jusqu’au dernier. Puis il trouverait leurs familles et elles subiraient le même sort.

Mais aucune de ces paroles n’avait eu le moindre effet. Splendor ne savait toujours pas pour qui se battaient ces nains mystérieux, car ils ne portaient aucun blason, ni celui de l’Edelstein, des seigneuries naines ou de qui que ce soit. Et le roi ne savait toujours pas pour quelle cause, car ils restaient muets. « Connais ton ennemi, et tu vaincras » disaient les grands stratèges. Splendor ne le connaissait pas, et la victoire lui semblait plus lointaine que jamais.

Un mois. Un mois d’attente et d’interventions plus inutiles les unes que les autres. Sard n’était que la première cité-marchande. Construite à l’extrême sud de Lignum, elle s’élevait, comme les six autres, à la lisière de la forêt, à la frontière du royaume elfique.

Splendor et ses généraux avaient opté pour une reconquête progressive de leurs sept cités-marchandes : de Sard jusqu’à Asgoth, au Nord. Mais Oumia, U’rias, Manda, Liserone, Catane, Asgoth : toutes ces villes devraient attendre, car l’armée du roi n’était même pas capable de reprendre Sard.

« Votre Majesté ! »

Il leva les yeux des cartes et des schémas qu’il scrutait du matin au soir. Sous les arbres de la lisière, un garçon d’une quinzaine d’années s’avançait vers lui. Affublé d’une armure légère, l’adolescent s’était, comme beaucoup d’autres, improvisé messager. Il guidait vers le roi et ses généraux une jeune naine épuisée, sans doute une cavalière à en juger par sa tenue.

La naine tendit sans un mot une missive au roi Splendor qui s’en saisit tout aussi sobrement.

– Elle vient d’Arogh, crut bon de préciser l’elfe qui accompagnait la jeune naine.

Oui. évidemment qu’elle venait d’Arogh. Splendor savait encore reconnaître l’enclume et les clefs qui ornaient le blason de l’Edelstein et de la Mère des nains. L’un de ses généraux fit au messager le signe de filer et le garçon s’en fut aussi rapidement qu’il était venu, non sans jeter sur eux un dernier regard plein de curiosité.

Le roi brisa le sceau de cire et déplia le papier.

À tous les Dirigeants d’Archangelsk,

Reine Salysse, Dirigeante d’Helmer

Dominant Dziats’ul, Dirigeant de Galfinir

Roi Splendor, Dirigeant de Lignum

Sage Taaro, Dirigeant de la Ruissolvie

Salutations,

Nous savons tous que depuis plus d’un mois, les clans de Galfinir sont violemment attaqués par des bataillons d’humains, tandis qu’une armée de nains a pris le contrôle des sept cités frontalières de Lignum.

Je suis persuadée que la simultanéité de ces deux attaques, aussi fulgurantes qu’efficaces, ne vous aura pas échappé. Mes plus grands penseurs, historiens et stratèges se sont, un mois durant, penchés sur la question. Je veux vous présenter ici une éventualité qui apparaît chaque jour plus probable.

Vous vous souvenez, j’ose espérer, de Valkan, cet humain qui souleva, il y a cinquante ans, des foules entières contre le Dirigeant qui régnait alors sur Helmer, déclenchant ainsi la Grande Guerre. Vous vous rappellerez sans mal la sentence qui fut réservée à ce traître : l’exécution, et à tous ses partisans : l’exil. Bannis dans l’Étendue, elfes, humains, hybrides et nains confondus furent condamnés à y mourir en parjures. Nous devons aujourd’hui supposer qu’une partie au moins de ces exilés a malencontreusement survécu au bannissement.

Selon nous, les descendants des bannis sont revenus sur nos terres pour achever ce qu’ils avaient commencé sous les ordres de Valkan, il y a cinquante ans. Cette explication peut vous paraître invraisemblable, mais c’est la plus susceptible d’expliquer les drames qui ont frappé successivement Galfinir et Lignum. Si cela s’avère, alors Archangelsk et tous ses territoires libres sont en danger.

Si les nains et les humains se révèlent aussi disciplinés et doués au combat que me le rapportent Lignum et Galfinir, nous devons partir du principe que le reste de cette armée le sera également. Nous nous devons en effet de supposer le pire : à savoir que d’autres races ont survécu au bannissement, et prendront part sous peu à l’invasion qui a commencé.

Tant que nous ne savons pas où se cachent le reste des bannis, la priorité est de régler leur compte à ceux qui se sont déjà dévoilés. Si nous les réduisons en poussière, le reste des troupes pourrait bien renoncer à poursuivre leur conquête.

J’ose espérer que Lignum récupèrera au plus vite ses sept cités et que, dans cette perspective, Helmer viendra soutenir les elfes à leur frontière. L’Edelstein est prêt à allier ses forces à celles du peuple hybride pour mettre fin au plus tôt à la menace qui pèse en Galfinir. La Citadelle a déjà lancé la mobilisation des nains de l’Edelstein pour reformer l’armée dissoute après la Terrible Guerre. Cela peut malheureusement prendre du temps, mais nous savons l’urgence de la situation et considérons le danger que courent les populations des royaumes oppressés comme s’il était le nôtre.

Au Dirigeant de la Ruissolvie, que j’ai quitté tout récemment, je tiens à rappeler les propos qu’il m’a tenu en personne : « Il faut y croire. Croire que nous saurons éviter le conflit à tout prix. Les royaumes sont étroitement unis. »

Le peuple des nymphes peut s’avérer un véritable soutien aux quatre royaumes continentaux, aussi le prié-je de réfléchir dès maintenant à la part qu’il compte prendre à la guerre qui vient, bien malgré nous, d’être déclenchée.

Car en effet, bien que cette vérité soit une immense douleur, il nous faut bien comprendre qu’Archangelsk, jusqu’à ce que soit défait l’ennemi, est à nouveau en guerre.

Gwalyn, Mère des nains

Dirigeante de l’Edelstein

Splendor resta muet. Cela faisait beaucoup d’informations à assimiler. La Mère des nains avait misé sur une concision à laquelle Splendor n’était pas habitué.

Comme il n’était pas non plus dans ses habitudes de lire à haute-voix les lettres qui lui étaient remises en personne, Splendor tendit le papier à ses généraux qui se hâtèrent d’en prendre connaissance. Pendant ce temps, il congédia poliment la messagère de l’Edelstein, lui assurant qu’elle pouvait se reposer aussi longtemps qu’elle le souhaiterait avant de repartir. La jeune femme acquiesça, et après une légère inclinaison du buste, disparut dans le campement.

Splendor se pencha de nouveau sur les cartes et son regard se tourna vers le sud-ouest, vers la région qui jamais auparavant n’avait été l’objet de son attention : les terres désolées, inhabitables, hostiles même, que l’on n’avait même pas pris la peine de nommer officiellement. Entre cette contrée et le reste du monde, s’étalait l’Étendue, dont Splendor ne savait pas grand-chose hormis l’obstacle presque infranchissable qu’elle constituait.

Ce territoire n’était pas considéré comme faisant partie des cinq royaumes libres d’Archangelsk. On l’appelait parfois le royaume du Banni, car on y avait par deux fois envoyé mourir des condamnés, mais cette appellation n’était finalement qu’un nom écrit à l’encre sur du papier. Jusqu’à présent.

Ces bannis avaient donc vécu clandestinement pendant tout ce temps. Ils avaient osé respirer le même air que lui tout en complotant dans son dos. Comment avaient-ils pu laisser l’ennemi croître pendant des décennies sans même se douter de son existence ! Désormais ils savaient. On ne se moquerait plus des Dirigeants impunément.

Cela étant, savoir que ces nains venaient d’une contrée sauvage au sud d’Archangelsk n’allait pas faire avancer son siège. Au moins il n’avait plus à se soucier d’une tentative d’annexion de la part de l’Edelstein. Au fond de lui, il savait depuis le début que Gwalyn était innocente des machinations dont il était forcé de l’accuser. Elle était de loin une des personnes les plus intègres qu’il connaisse.

De leurs côtés, au lieu de s’échanger accusations et justifications, Galfinir et Helmer pourraient s’allier pour chasser les intrus de la Plaine. Mais Splendor n’avait pas le loisir de s’intéresser à cette affaire-là. Il avait son propre combat à mener, et loin de courir dans l’herbe, ses ennemis restaient là, bien immobiles, juste sous son nez.

Sard devait tomber et elle tomberait. Splendor récupérerait les sept cités elfiques, à commencer par celle qui se dressait devant lui.