37 - Ciel bleu

La pluie martelait les vitres, tintamarre incessant. Il faisait humide, dans le bus. Beaucoup dormaient, d’autres chuchotaient, clameur étouffée. Sélène suivait les traînées d’eau des yeux, sur la fenêtre. Elle adorait le faire avec son doigt, petite. Mais elle avait grandi… beaucoup de choses n’étaient plus pareilles.

À côté, Léo. Il chuchotait comme les autres, avec Julien et Noli. Son pouce caressait inconsciemment la paume de Sélène. Comme s’il voulait effacer les blessures. Mais elle savait que ça prendrait plus de temps. Elle savait qu’on ne pouvait pas tout faire disparaître d’un coup de baguette magique.

Elle avait du mal à y croire. Tout s’était passé si vite ! Elle avait peur. Peur de se réveiller et de comprendre que ça n’était jamais arrivé. Peur de voir Léo avec Sylane, demain, et tous les autres jours à venir. Peur d’espérer et de chuter. Soudain, même sauter de la falaise était devenu effrayant.

– Sélène ? Tout va bien.

Murmure parmi tant d’autres. Elle se détourna de la vitre. Il était là, juste là. Sa voix, son regard, ses mots, ses bras, ses lèvres, sa respiration. Aussi calme qu’un ours. Il pouvait la briser. Il pouvait la faire vivre. Elle agrippait ses doigts, fort, trop fort. Elle ne pouvait pas le laisser. C’était au-dessus de ses forces. Sans lui…

– Léo… Je ne suis pas sûre de pouvoir t’aimer. Enfin… de te laisser m’aimer. Je risque de te blesser. Après tout ce temps…

Elle se tut. Elle pensa à la falaise. À Célestine. Elle serait morte pour lui. Il était là… Mais combien de temps ? Peut-être qu’elle ne le méritait pas. Peut-être qu’elle aurait mieux fait de mourir, ce jour-là.

– On a le temps, tu sais. Et tout ça… ce n’est pas ta faute. C’est moi. Je l’ai vu sur la plage, je l’ai vu au fest-noz, je l’ai vu sur ce lit d’hôpital, je l’ai vu à l’après-midi jeux… Tous les jours, tu es là, quelque part. Même si j’ai failli te tuer.

Il fit une pause. Jusqu’où Célestine avait effacé sa mémoire ?

– Mais je veux vivre près de toi. Je veux te voir le matin et te souhaiter une bonne journée. Je veux t’embrasser sur le front, sur la joue, sur les lèvres. Je veux rire et sécher tes larmes. Je ne te laisserai plus jamais tomber d’une falaise, Sélène. Je te le promets.

Léo

Je m’arrête. Je respire. Elle tremble, laisse son regard fixé sur nos mains. Je ne peux pas lui en vouloir. Je dois juste être là, lui dire sans relâche à quel point je l’aime. Je sais qu’elle ne me fait pas confiance. Elle a peur. Moi aussi, j’aurais peur. Mais je ne l’abandonnerai pas. Jamais. Je ne veux pas qu’elle meure. Surtout pas à cause de moi.

Ses cheveux dégoulinent encore sur ses épaules. Mon pull bleu gris est trempé. J’avais oublié qu’elle l’a encore. Ça me rappelle le fest-noz du Nouvel An. Peut-être que c’est là que je me suis rendu compte à quel point elle a besoin de moi. Et que j’ai besoin d’elle. Elle n’était plus que débris de verre. Chaque éclat qu’elle prononçait me coupait un peu plus. Mais j’étais là. Mon cœur hurlait de la protéger.

On est restés longtemps, sur cette plage. Elle s’est endormie en pleurant dans mes bras. Elle était glacée. Je l’ai portée jusqu’à chez eux, j’ai pris la clef derrière le petit bateau, celle qui est toujours là. Je l’ai laissée se changer dans un demi-sommeil, pendant que j’attendais derrière la porte de sa chambre. Je la revois, avec le sable dans ses chaussures et ses yeux bouffis. Je ne veux plus jamais la voir comme ça. Je lui ai dit bonne nuit, mais elle dormait déjà. Elle avait gardé mon pull. Je suis resté près de son lit, dans le noir.

Elle avait l’air si paisible… elle venait de me dire qu’elle voulait mourir. Je n’ai rien fait. Je m’en veux tellement. Parfois, je me demande si sa chute y est liée. Je refuse de l’admettre… Mais une petite voix me murmure que ce n’est pas un hasard. J’ai envie de savoir. Peut-être qu’elle me le dira, un jour.

J’ai si peur qu’elle veuille encore mourir. J’espère qu’à ses côtés, je pourrai la protéger de cette chose qui a failli la tuer. J’espère qu’elle se sentira enfin à sa place.

<3

Léo s’empara d’une mèche de ses cheveux. Leurs souffles s’entremêlèrent. Son cœur s’emballa. C’était si nouveau, tout ça… Elle avait peur de ne pas savoir comment faire. Léo avait eu Sylane. Sélène n’avait fait que les regarder de loin, retenant ses larmes. Elle ferma les yeux. L’odeur de Léo la fit frissonner. Il était si proche. Il l’embrassa sur le front, tout doucement. C’était un rayon de soleil au printemps, c’était la berceuse des vagues en été. C’était si intime, si apaisant.

– Un jour, même les cicatrices se seront effacées, dit-il en remontant la manche de Sélène.

Elle voulut cacher ses mains couvertes de taches rouges et brunes, mais il l’en empêcha. Il passa son doigt sur chaque minuscule estafilade.

– N’aie pas peur. Je… je ne te ferai plus jamais de mal. Je me débrouillerai pour faire disparaître toutes tes blessures. Sur ta peau comme sur ton cœur.

Si seulement c’était possible ! Sélène n’en était pas certaine. Mais pour une fois… Elle décida de le croire. Après tout, peut-être, un jour, elle l’aimerait sans souffrir.

Elle posa la tête sur son épaule et somnola le reste du trajet. Elle sentait sa respiration, si régulière. Elle sentait son torse se soulever. Elle sentait les battements de son cœur. Ça la rassurait. Il était bien vivant. Il n’était pas qu’un rêve.

Le trajet passa beaucoup plus vite qu’à l’aller. Soudain, ils étaient de retour, dans ce petit village au fin fond de la Bretagne. Rien n’avait changé, mais tout paraissait différent. Les bourgeons semblaient plus verts, la pluie plus chaudes, les visages plus souriants.

Sélène sortit du bus. Sa maman l’attendait à la maison, sûrement avec des gaufres et une compote de pommes. Mais elle devait demander une faveur à Léo, avant. Elle ne savait pas par où commencer. Ça paraissait tellement étrange.

– Léo… On peut attendre avant de… d’en parler à nos parents ?

Sa voix était hésitante. Comment lui expliquer ? Tout semblait encore tellement irréel… Elle avait encore peur de tomber. Mais il acquiesça. Il comprenait. Elle sourit. C’était si fragile. Elle avait presque oublié comment faire.

Il sourit aussi.

– À demain, Sélène.

Mais elle ne voulait pas partir. Elle avait peur de retrouver le feu et le vide. Elle avait peur de sauter, parce que Célestine n’était plus là pour l’en empêcher. Mais elle n’avait pas le choix. Elle s’apprêta à tourner les talons. Quatorze heures, elle pourrait tenir.

– Attends !

Léo s’approcha et l’entoura de ses bras. Comme quand ils étaient petits. Comme à côté de la balançoire. Ça lui avait manqué.

Elle marcha jusqu’à sa maison, enfin seule. Elle avait besoin de réfléchir, savoir si elle ne faisait pas une immense erreur. Mais le chemin était trop court. Déjà, Maëlys lui sautait au cou. Elles l’avaient attendue pour prendre le goûter.

– C’était comment, Guérande ?

Bouchée de gaufre. Elle mastiqua. Avala.

– Génial. Il faudrait quand même qu’on aille, une fois.

Maëlys surenchérit en poussant des cris de joie.

– T’as trouvé des jolis coquillages pour moi ?

Sélène sortit deux bouts de verre poli et quelques coquilles vides de son sac. Bien sûr, qu’elle y avait pensé.

– Et vous avez fait quoi ?

Adeline coupait des légumes tout en buvant du café. Coralie mordait dans sa dernière gaufre. Comment Sélène avait-elle pu penser les abandonner ?

– On a visité la vieille ville avec un jeu de piste, et hier il y a des guides qui nous ont montré les marais salants.

– Et les choirs ? demanda Coco, la bouche pleine.

– Karaoké et Loup-Garou. C’était marrant.

Enfin… jusqu’à devoir chanter devant tout le monde. Jusqu’à voir Léo disparaître. Jusqu’à être à nouveau réunis par Cupidon. Il lui manquait déjà tellement. C’était comme revenir avant, quand elle le cherchait en fest-noz. C’était comme perdre le mode d’emploi pour réparer son cœur. Heureusement qu’elle le retrouverait.

– T’as chanté quelque chose, au moins ?

– Dancing queen, répondit-elle.

Mais elle était ailleurs. Près de la balançoire, sous la pluie. Le vent du large, les grains de sable. Peut-être que Célestine avait raison, finalement. Peut-être qu’elle pourrait être heureuse.

<3

Il l’attendait près de la grille, sous la grisaille d’avril. Il discutait avec Norelia et Julien. Sylane n’était nulle part en vue. Bien. Au moins, ça, ça n’avait pas été un rêve.

– Sélène ! Comment ça va ?

D’abord, la tempête de bonheur qu’était Noli. C’était moins insupportable que d’habitude.

– Salut !

Ça aussi, c’était habituel. C’était Julien. Aussi immuable qu’un rocher.

– Hey.

Ça, par contre, c’était nouveau. Elle baissa la tête mais s’approcha de lui, timidement. Tintamarre de son cœur. Léo l’obligea à croiser ses yeux. Ils n’avaient pas changé. Tourbillon de feuilles mortes. Il souriait. Elle aussi.

– Bien dormi ?

– Oui, souffla-t-elle.

Pour une fois, c’était vrai.

– Il faut qu’on y aille, les avertit Norelia. On va être en retard.

Ils marchèrent jusqu’au grand bâtiment. Elles avaient français. Eux, histoire. Leurs chemins se séparaient.

– On se voit tout à l’heure, lui promit Léo.

Mais d’abord, Sélène devait parler à Madame Gasser.

– Bonjour à tous ! J’espère que ça vous a plu, ses journées à Guérande. Je vous laisse raconter le camp dans votre carnet créatif.

Bruissement de feuilles. Stylos qui grattent. Éternuement. À la fin du cours, Sélène rejoignit Madame Gasser à son bureau. Dans sa main, un porte-clef.

– Voilà, Madame. Je n’en ai plus besoin.

Elle lui tendit le demi-cœur. Sa prof sourit.

– Je m’en doutais. Donc… tu vas bien ?

Pour une fois, elle réfléchit à la question. Mais… oui. Ça faisait longtemps.

– Oui. Je crois que ça va. Vraiment. C’est étrange, mais… J’ai enfin l’impression d’être à ma place.

– Tu n’as pas besoin de lui pour avoir une place, Sélène. Mais je peux comprendre. Sois courageuse. C’est difficile, mais ça rend plus heureux.

– Merci, souffla Sélène, les larmes aux yeux.

Elle serait courageuse. Elle l’aimerait malgré tout.

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