La petite plage de sable gris n’avait pas changé. Toujours les mêmes arbres, toujours les mêmes rochers, toujours le même clapotis. Toujours personne. Sélène s’avança sur le petit chemin. Elle avait un bouquet de fleurs sauvages à la main. Elle devait remercier quelqu’un.
Elle approcha de l’eau. Tant pis si ses baskets étaient mouillées. Elle plongea les yeux dans la mer. Elle cherchait Célestine, même si elle savait que l’ange gardien n’était pas dans l’océan.
– Il fallait que je te dise merci. Tu avais raison, finalement. Même si c’est encore difficile… Léo m’aime. J’ai du mal à le croire. Mais au fond, j’imagine que la vie, c’est avoir le courage de se reconstruire quand on a été détruit. Il faudra du temps, mais sans toi, ça ne serait même pas possible. Alors merci, Célestine. Merci pour tout.
Elle posa son bouquet entre deux rochers. Peut-être qu’un enfant le verrait. Peut-être que ça illuminerait sa journée. Peut-être que ça lui redonnerait espoir.
– Je ne t’oublierai jamais.
Elle se retourna en entendant le crissement du sable. Léo lui souriait.
– Oublier qui ?
– Célestine.
Elle n’avait pas réfléchi.
– Et c’est qui ?
Cette fois, elle ne répondit pas. Il n’avait pas besoin de savoir. Il s’approcha d’elle et lui entoura la taille. Elle posa la tête sur son torse. Battements de cœur. C’était si apaisant. Si rassurant.
– C’est grâce à elle que je suis là.
Et pour éviter toutes les questions, Sélène leva la tête et effleura maladroitement les lèvres de Léo. C’était nouveau, de faire le premier pas. C’était nouveau, de sentir le cœur de Léo s’emballer sous ses doigts. Sa tête tourna un peu, elle ferma les yeux. Elle ne s’en lasserait jamais.
<3
Plusieurs semaines passèrent. Elle apprit à lui faire confiance. Elle apprit à l’aimer sans craindre de le perdre. Parfois, elle voyait Sylane, et elle se détachait de Léo. Elle savait à quel point ça pouvait être difficile. Elle n’en parlait pas beaucoup. Ni à Norelia, ni à Maïwenn, ni à Léo. De toute façon, il savait. Mais ça ne changeait rien. Il était là, chaque matin, chaque pause, chaque soir. Elle pouvait s’endormir sans avoir peur d’avoir tout imaginé.
– Ouhou ! T’en penses quoi ?
Coralie passait la main devant ses yeux. Sélène n’avait rien écouté, comme d’habitude.
– Quoi ?
– Papa propose d’aller en fest-noz ce soir, y a Trisk qui a un concert par ici.
– Ah bon ?
– Pff, laisse tomber.
Son père intervint :
– C’est les Sherwood qui m’ont proposé, ça fait une éternité qu’on les a pas vus.
<3
Une demi-heure plus tard, Sélène franchit la porte d’une salle de sport. Elle aida Maëlys à suspendre son manteau et ôta le sien. Dessous, une robe bleu nuit. Du tulle qui caressait ses chevilles. Un buste brodé de fleurs de la même couleur. Une seule bretelle. Des ballerines assorties.
Elle s’avança dans la salle. Une estrade avait été montée pour l’occasion. Dessus, le groupe de première partie s’installait déjà. Un accordéon, une guitare, des percussions, une clarinette.
– Hey ! On est là !
Les cinq Sherwood étaient installés à une table, bière ou jus de pomme en main. Bruno coloriait avec application pour passer le temps, pendant que les autres discutaient avec Marine.
– Bonsoir bonsoir ! salua Lauren.
Chaleureuses embrassades. Sélène se tenait en retrait, comme d’habitude. Elle brûlait de s’approcher, de lui prendre la main, de l’embrasser. Elle rougit sous le regard de Léo, comme d’habitude. Elle était contente d’avoir choisi cette robe. Léo se leva pour aller remplir son verre. Au passage, il effleura sa main en souriant. Ça, c’était nouveau. Elle ne s’y habituerait jamais.
– Bon, on y va ? Ça va bientôt commencer, avertit Lauren.
Les adultes allèrent au centre de la piste. Coralie s’assit sur le banc de bois et commença à discuter avec Mathéo. Maëlys prit un crayon bleu et dessina des nuages dans le ciel rose de Bruno.
Sélène se leva et partit vers le bar. Heureusement qu’elle était petite. Elle se faufila parmi les futurs danseurs. Presque parvenue au bar, quelqu’un lui tapa sur l’épaule.
– Sissi ?
– Sam !
Ça faisait longtemps.
– En personne ! Comment allez-vous, Madame l’impératrice ?
– Mais bien ! C’est chouette de te voir !
– Voir qui ?
Léo l’avait retrouvée dans la foule, visiblement.
– Léo, voici Samuel. Vous vous êtes déjà rencontrés, non ?
Il fronça les sourcils, puis son visage s’éclaira.
– Ouais, je me souviens de toi. Le cavalier de Sélène.
Léo passa un bras autour de sa taille. Était-il… jaloux ?
– Effectivement ! rit Sam, pas du tout intimidé. Mais je crois que j’ai trouvé mon remplaçant.
– T’inquiète, y a sûrement d’autres demoiselles en détresse.
Il ajouta, plus bas.
– Va voir la fille près du bar, là, avec les cheveux noirs et la robe vert foncé.
Sélène tourna la tête. Dans la robe sapin, Sylane. Qu’est-ce que Léo avait en tête ?
– Elle est sympa ? s’enquit Samuel.
– Ouais. Elle a son caractère, mais elle est gentille au fond.
Elle avala de travers et faillit s’étouffer. Mais c’était sans doute vrai.
– Eh bien, au revoir, Sissi l’impératrice. Passe une bonne soirée !
– Bye bye, Sam. Contente de t’avoir revu.
– Elle s’appelle Sylane, au fait ! lui lança Léo par-dessus les premières notes d’une mazurka.[1]
Il ajouta en chuchotant à son oreille :
– Tu viens ? On va danser.
Ils tournoyèrent avec les autres danseurs au son de la clarinette. C’était magique. Elle se sentait vivante. Elle était à sa place. Léo lui marchait parfois sur les pieds, comme quand ils étaient petits.
– Maintenant que vous avez perdu votre souffle, annonça le chanteur du groupe, on va enchaîner avec un plinn[2], histoire de chauffer vos mollets.
Quelques rires fusèrent dans la salle. De longs serpents se formèrent lors de l’appel au violon. Sélène se raccrocha au bras de sa mère, Léo à sa suite. Puis leurs frères et sœurs, et James, et Lauren. On sautait, tapait sur le sol en rythme, certains décidés, d’autres maladroits. Puis un cercle circassien[3]. Elle dansa avec Léo, avec son père, avec James, avec Samuel, avec beaucoup d’inconnus, aussi. Chaque fois, elle brûlait de s’échapper pour aller rejoindre les bras de Léo et l’emmener loin, très loin, là où ils ne seraient que tous les deux.
– On fait une pause ?
Sélène acquiesça, à bout de souffle. Elle avait soif.
Ils retournèrent près de Bruno, qui coloriait toujours son dessin au ciel rose.
– À boire ? proposa son père.
Ils hochèrent la tête, et Loïc partit au bar.
– Coucou ! Je t’ai pas vu, avant !
– Marine ! Ça fait longtemps !
Léo se leva pour étreindre sa marraine. Elle souriait d’une oreille à l’autre. Sélène aussi sourit. Elle aimait bien le voir aussi heureux.
– Et comment ça va, toi ? Et Sélène ?
Elle ne l’avait pas revue depuis qu’elle l’avait appelée. Ça faisait bizarre. Mais finalement, maintenant, tout allait mieux. Léo lui jeta un regard interrogateur. Voulait-il… ?
– Marine, on… eh bien, on est ensemble, maintenant.
Sélène ne réagit pas tout de suite. C’était tellement étrange, dans sa bouche. Ils ne l’avaient jamais dit… Et pourtant, c’était vrai.
– Tu veux dire… en couple ?
– Oui.
– Eh bah, quelle nouvelle ! C’est pas trop tôt !
Oui. Quelle nouvelle ! Intimidée, elle se recroquevilla sur elle-même, mais Léo lui tendit la main. Il y avait un éclat, dans ses yeux… Un joyeux tourbillon de feuilles mortes. Un tourbillon rempli d’amour. Elle se laissa submerger. Cette fois, ça ne faisait pas peur. Cette fois, ça ne ferait pas ressurgir le feu. Cette fois, elle pourrait enfin l’aimer.
Léo
Marine nous regarde encore, abasourdie. Sélène s’assied sur mes genoux et se blottit contre moi. Je la chatouille, elle éclate de rire. Je devrais le faire plus souvent. Elle s’illumine comme un soleil. Mon soleil. Marine m’ébouriffe les cheveux comme quand j’étais gamin. C’est incroyable. C’est être mille fois vivant. C’est la meilleure soirée de ma vie.
Papa et Maman arrivent avec Loïc et les boissons. C’est le moment de leur expliquer. Sélène se raidit entre mes bras quand elle les aperçoit. Mais j’ai confiance en Marine. Je sais qu’elle peut faire des miracles.
– Vous étiez au courant, vous ? lance-t-elle justement.
Elle sait que c’est difficile pour nous. C’est la meilleure marraine la bonne fée du monde.
– Savoir quoi ?
– Léo et Sélène.
Cacophonie d’exclamations. Surprise, joie. Enfin je crois. J’ai oublié le monde autour. Il n’y a que Sélène, qui s’est tournée vers moi. Elle a peur. Je hoche la tête. Tout va bien se passer. Je ne t’abandonnerai pas. Plus jamais. Notre lien est trop fort.
Mathéo s’approche de nous. Il a pas l’air de vouloir fermer la bouche.
– Et t’as fait quoi de Sylane ?
– Ça fait des semaines qu’on n’est plus ensemble, Mat. Laisse tomber, nan ?
– Mais…
– Elle est avec Samuel, intervient Sélène.
– Donc dans l’armoire de ta chambre… Vous étiez déjà ensemble ?
– Non. Laisse tomber, Mat. Tu finiras par comprendre.
Techniquement, c’est pas vraiment à moi de dire ça, mais c’est pas grave. Au moins, j’ai réussi à récupérer toutes mes conneries ou presque. Sélène m’a pardonné.
– Viens, on va danser.
Elle se lève, me tend la main. On s’incruste dans un an dro[4], nos petits doigts liés. On danse, danse, danse. On s’oublie, on se retrouve. Trisk prend le relais. Enfin, la harpe égrène les premières notes de leur valse. Je prends Sélène par la main. On s’embrasse dans la lumière tamisée. Je l’aime tellement. Je ne pourrai jamais la serrer assez longtemps dans mes bras.
– Je t’aime, Léo.
Je frissonne. C’est la première fois qu’elle me le dit de vive voix. C’est beau.
– Moi aussi, je t’aime.
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