37. Le bain

Le retour vers la gentilhommière ne s'était pas fait sans difficulté. Ni en silence. Il avait fallu négocier un moment avant que les deux Beynac ne daignent se séparer des équidés. Ils voulaient bien admettre qu'il était plus que temps de rentrer, mais s'étaient mis dans la tête qu’un poney pourrait faire un excellent animal de compagnie. Trop sonnée par ce qu'elle venait de vivre pour leur tenir tête ou même s'énerver, elle avait tout simplement démissionné en les renvoyant auprès du responsable du centre. Bien évidemment, ce dernier, incrédule, avait rejeté la requête, et depuis les deux immatures n'en finissaient plus d'exprimer bruyamment leur frustration. Plaintes et lamentations avaient agrémenté leur retour au bercail. Tant et si bien qu'en passant le seuil, Astrée n'avait plus qu'un seul besoin : l'isolement. 

Elle avait beau les aimer plus que de raison, l'instant était mal choisi pour leurs jérémiades. À fleur de peau, elle supportait mal toute forme de sociabilité, et ne serait-ce que forcer un sourire s'avérait être au-dessus de ses forces. Aussi abandonna-t-elle l'écho de leurs voix au rez-de-chaussée pour s'empresser de rejoindre le premier étage. Et sous le fallacieux prétexte d'une douche, Astrée s'assura une solitude temporaire. Pourquoi pas un bain, finalement ? Elle n'aurait qu'à tourner le verrou et peut-être aurait-elle droit à un moment juste pour elle ? Parfois elle avait le sentiment d'être dans la peau d'une mère de famille débordée dont les enfants auraient physiquement grandi plus vite que mentalement. 

Astrée poussa la porte de sa chambre en se délestant de son débardeur, et ce fut avec ce même débardeur au niveau des cheveux, façon Sœur Dominique qu'elle surprit le mouvement en provenance du bureau. Ou plutôt de la chaise de bureau qui, dos à elle, pivota brusquement dans sa direction.

— Je vous attendais, Mister Bond, entonna l'homme bien enfoncé dans l'assise, ses doigts caressant le pelage d'un chat sur la défensive.

— Pierre ! cria-t-elle de surprise en plaquant ses bras contre son soutien-gorge à découvert.

— Comme s'il y avait quelque chose à cacher, se moqua-t-il tout en poursuivant ses caresses sur la récalcitrante bestiole.

L'outrage dut être particulièrement visible sur les traits de la jeune femme, puisqu'il s'empressa d'ajouter, une main tendue dans sa direction :

— Non ! Je veux dire que c'est ravissant, et que ce serait dommage de priver le monde d'un tel enchantement, et que...

— La ferme ! bougonna-t-elle en ré-enfilant son débardeur à la hâte.

— D'accord.

— Qu'est-ce que tu fabriques dans ma chambre ? Et plus important encore, pourquoi martyrises-tu ce chat ? demanda-t-elle en occultant volontairement le fait qu'il n'arborait, en tout et pour tout, qu'une serviette nouée autour de la taille.

— Comme je te le disais, je t'attendais, et concernant le chat… Il m’adore, annonça-t-il dans un sourire très sûr de lui qu'il ne manqua pas de perdre instantanément lorsque le félin planta ses griffes dans son torse dénudé.

D'un bond, il se redressa, forçant le matou à un vol plané qu'il accomplit dans un miaulement des plus stridents.

— Mais t'es malade ? Pauvre bête ! s'indigna la jeune femme en ramassant la boule de poils qui s'en vint se pelotonner dans son cou. Tout va bien, le méchant monsieur ne te fera plus le moindre mal.

Un sourire niais aux lèvres, un de ceux qu'on ne lui connaissait que très rarement, elle flattait et rassurait le tout jeune félin.

— Le méchant monsieur ? s’étrangla Pierre, occupé à inspecter ses trois égratignures. C’est moi qui suis défiguré, moi qui suis la victime. Oh merde, ça transporte plein de maladies ces choses-là, en plus. 

Astrée laissa échapper un soupir face au mélodramatique de Pierre.

— Peut-être finiras-tu par comprendre la notion de consentement, répliqua-t-elle, le chaton toujours roulé en boule dans son cou. Et si tu me disais enfin ce que tu fabriques à moitié à poil dans ma chambre à coucher ?

— N'est-ce pas évident ?

Son oscillation de sourcils lui fit ouvrir la bouche de surprise, avant qu'il ne parte d'un grand rire moqueur. D’accord, il se moquait et elle faisait, une fois de plus, démonstration de son incroyable crédulité.

— J'étais sous la douche quand... Paf, plus d'eau chaude. J'ai fait le tour de toutes les salles de bain de notre côté, et en désespoir de cause j'ai fini chez vous, énonça-t-il en resserrant la serviette éponge autour de sa taille.

— Et ne trouvant pas plus d'eau chaude par ici, tu as décidé de patienter sagement dans ma chambre en espérant que je daigne rentrer un jour, c'est bien ça ?

— C'est à peu près ça, oui, admit-il dans un haussement d'épaules. Tu peux m'aider ?

— Je ne vais pas te laisser comme ça, souffla-t-elle, lasse, tout en l'observant de pied en cap, lui et sa serviette d'excellente qualité, lui et son impudeur, lui et son torse improbable. Mais avant ça, je vais te demander de me rendre un tout petit-riquiqui-infime service.

— Annonce, ordonna-t-il avec suspicion.

— Tu vas voir, c'est trois fois rien, il te suffit de descendre me chercher une pomme à la cuisine.

— Tu préfères pas quelque chose de plus copieux ? On a plein de pâtisseries dans la nôtre, de cuisine.

— Sauf que dans la vôtre, il n'y a pas deux idiots narcissiques. Va promener ton torse par là-bas, je te prie, ça leur fera le plus grand bien.

« Oh » fut sa dernière intervention alors que, satisfait, il passait la paume de ses mains sur ses pectoraux dont le dessin et le galbe frôlaient la perfection. Enfin, selon les critères de cette époque. Et des autres aussi, probablement.


 

*

 

Quelques instants plus tard, et alors qu'on entendait déjà les deux mâles Beynac compter à voix haute le nombre de pompes enchaînées, Astrée dirigeait le faisceau de sa lampe torche en direction des ténèbres au creux desquelles disparaissait l'escalier de pierre. La pénurie d'eau chaude n'avait rien d'inédit pour la jeune femme, la chaudière avait toujours eu des ratés. Il suffisait de relancer la flamme en réamorçant le gaz. Rien de très compliqué si on omettait que, pour ce faire, il fallait descendre au sous-sol. Aucune personne normalement constituée n'aimait particulièrement cela. Il y faisait toujours sombre et humide, c'était plein de meubles abandonnés, d'ombres menaçantes et d'angoisses issues de la petite enfance, mais c'était encore pire lorsque, comme ici, la cave ne se désignait qu'au pluriel. Une multitude de caves, un labyrinthe de caves, des grandes, des petites, des portes closes derrière lesquelles personne ne voulait savoir ce qui se cachait, et d'autres béantes laissant entrevoir les ruines de ce qui fut, un jour, cellules et autres petites choses très sympathiques. C'est pour cette raison que, bien qu'elle ne l'admettrait jamais, la présence de Pierre dans son dos, avait quelque chose de rassurant.

— C'est une habitude chez toi de te trimbaler à moitié à poil, ou bien est-ce un effort que tu ne fournis que pour moi ? interrogea-t-elle, concentrée sur le faisceau de sa lampe en arrivant au bas des marches.

— Est-ce que ça te ferait plaisir ? demanda-t-il à son tour, tout aussi distrait qu'elle, plus attentif à l'endroit où il posait ses rangers.

— Que tu te donnes autant de mal pour me plaire ? Je trouverais ça un peu triste.

— Je ne te plais pas ? Tu me fends le cœur, poursuivit-il sur le même ton, tout en récupérant la lampe torche pour ouvrir la marche à sa place.

— En pagne et rangers dans les sous-sols poussiéreux ? Tu suscites plus l'amusement que le désir.

— J'aurais fait des ravages dans la Rome Antique, rétorqua-t-il en lui tendant une main qu'elle s'empressa de saisir.

— Bienvenue au XXIème siècle, dégoulina-t-elle de sarcasmes, son regard scrutant les ombres alentour avec appréhension.

— Mais dis-moi, que me vaut cette si charmante humeur ? C'est ta défaite que tu as du mal à encaisser, ou bien autre chose ?

Surprise, elle reporta son attention sur son regard en coin qu'elle devinait dans la lueur blafarde. 

— J'ai mené la course tout du long, on ne peut pas vraiment qualifier ça de défaite ! laissa-t-elle éclater son ego.

— Oui, d'ailleurs, faudra que tu m'expliques ce que tu as foutu sur le dernier tour.

— Oh, trois fois rien, tu vas rire. J'ai juste tenté de semer un fou furieux armé d'un taser.

— Pardon ?

Il s'était immobilisé au milieu du couloir sombre, et le faisceau dirigé vers le plafond, il la scrutait avec surprise, ses traits acérés renforcés par le contre jour.

— Non, ne fais pas ça !

— Faire quoi ? s'étonna-t-il sans, pour autant, cesser de froncer les sourcils.

— Ça ! Afficher cet air scandalisé comme s'il s'agissait d'autre chose que d'un concurrent un peu trop accro à la gagne.

— Mais... Astrée...

— Non ! Tais-toi et avance ! J'ai pas du tout envie d'avoir à argumenter une nouvelle fois là-dessus.

— Une nouvelle fois ? fit-il le choix d'insister en reprenant, malgré tout, la marche.

— Laisse tomber. Voilà la salle du chauffe-eau.

De sa main libre, elle désignait une petite porte sur la droite. Une porte à larges lattes de bois cerclées de fer dont les clous s'avéraient si gros qu'ils étaient gage d'une qualité totalement perdue en ce siècle. À l'intérieur, ils trouveraient l'anachronique chaudière, le compteur d'eau, un disjoncteur, et sur les étagères des plombs de tailles diverses et variées, et après quelques négociations houleuses, ils parviendraient à rétablir ce petit luxe de modernité qu'était l'eau chaude. Dix minutes plus tard, ils émergeraient à la lumière du jour, pas vraiment déçus de quitter les ténèbres poussiéreuses, et chacun pourrait retourner à ses occupations solitaires... Enfin, du moins, c'est ce qu'elle avait imaginé, voire espéré.



 

*


 

La lueur d'un soleil à l'agonie filtrait au travers des persiennes ancestrales. Il n'y avait pas réellement matière à se protéger des rayons directs du soleil, la fournaise de la mi-journée étant tombée depuis longtemps, mais Astrée aimait ce cocon d’intimité qu’elle créait en s’isolant du réel. Alors avant toute chose, son premier geste en pénétrant dans la petite pièce avait été de rabattre les persiennes qui laissaient passer les bruits d'un extérieur animé, mais la protégeait d'un de tout le reste. Désormais, la mousse l'encerclait de toutes parts, et elle parvenait à profiter de cette paix si méritée. 

Les pointes de ses trop longs cheveux dansaient autour d'elle, venaient chahuter une peau laiteuse dont l'eau ne faisait que renforcer la blancheur. Le silence régnait en maître, uniquement rompu par le clapotis que chaque infime mouvement provoquait sur la faïence de la vieille baignoire à pieds de lion. Les yeux clos, la tête penchée en arrière, elle savourait cette solitude, cet isolement inespéré, cet instant où livrée à elle-même elle pouvait s'attarder sur ses pensées, éjecter celles qu'elle ne souhaitait pas traiter, et s'attarder sur celles qui... Oula ! Non, pas celle-là... 

Le bas-ventre en surchauffe, elle préféra noyer son esprit en même temps que son corps, et se laissa encercler par cette eau savonneuse tandis qu'elle s'enfonçait jusqu'aux tréfonds de la baignoire. Joues gonflées et yeux grands ouverts, elle fixa le plafond jusqu'à ce que les boiseries fussent remplacées par les traits ondulants et l'expression curieuse d'un frère qui n'avait pas lieu de se trouver là. Elle crut à une hallucination, et décida de l'ignorer, jusqu'à ce que l'écho de sa voix s'insinue dans son cocon paisible.

— Il n'y a rien à voir Jacques, c'est noir et froid rien d'autre ! Y'a personne. Et moi je suis là, je suis vivante, et j'existe ! explosait-il de cette voix rendue sourde par l’immersion.

Pâris, meilleur espoir masculin, ses deux grandes mains sur le rebord de la baignoire, plagiait une Rosanna Arquette au sommet de sa gloire. Le Grand Bleu. Il connaissait les dialogues par cœur. Surprise, effrayée, indignée puis furieuse, Astrée explosa en gerbes d'eau alors qu'elle refaisait surface.

— T'es malade ? commença-t-elle, hors d'elle, avant d'interrompre immédiatement sa tirade en percevant les deux autres individus dans le dos de son frère.

Benjamin se recoiffait dans le miroir au-dessus du lavabo, tandis que Pierre s’était immobilisé sur le seuil de la porte restée grande ouverte.

— Allez-y, faites comme si je n'étais pas entièrement nue là-dessous ! cracha-t-elle, les joues rouge carmin, tout en tentant de ramener un maximum de mousse sur les zones les plus délicates de son anatomie. 

— Je venais juste vérifier que tu respirais toujours... commença Pâris.

— Et moi, je m’ennuie profondément, acheva Benjamin dans un soupir à fendre l’âme.

Et alors que son regard furieux était passé de l'un à l'autre sans s'adoucir, il se teinta d'interrogation tandis qu'il atteignait un Pierre enfin habillé, contrairement à elle.

— Moi ? demanda-t-il en surprenant les regards convergents sur lui. Je n'ai fait que les suivre. J’ignorais que… Je suis désolé. 

Un lapin pris dans les phares.

— Que la notion d'intimité les dépasse, eux, je veux bien, ils ne m'ont jamais considéré comme un individu à part entière... s'entendit-elle lui rétorquer en faisant l'effort de conserver un semblant de calme. Mais toi, Pierre, ta mère t'a jamais appris la correction ? Et puis merde, qu'est-ce que tu fabriques encore là ?

— Disons que... voulu-t-il répondre, mal à l’aise, avant qu'elle ne le coupe sans ménagement.

— Face contre mur ! lui ordonna-t-elle d'un index impérieux. Pâris, serviette !

Un ton qui ne laissait présager rien de bon pour quiconque se montrerait désobéissant. Aussi, et très rapidement, Pierre pivota sur ses talons, nez contre les murs blanchis à la chaux, tandis que Pâris, rendu maladroit par l'urgence, s'y reprenait à plusieurs fois pour récupérer une serviette et la tendre devant le corps ruisselant de sa sœur sortie des eaux.

— Je t'écoute, c'est quoi ton excuse, reprit-elle en posant un pied humide après l'autre sur le dallage inégal, ses doigts s'activant sur le nouage de la serviette au-dessus de sa poitrine. 

— Très bien... hésita-t-il, toujours face contre mur et mains dans le dos. Alors... Pour ma défense, je ne savais pas qu'on se rendait dans une salle de bain jusqu'à ce que j'y sois. Concernant le fait que je préfère votre compagnie à celle de mes deux colocataires initiaux, la raison me semble évidente. Tu n'imagines pas à quel point ça manque de joie de vivre de l'autre côté du mur.

— Ce sont tes amis, tu savais à quoi t'attendre.

Ses cheveux trempés qui lui dégueulaient sur les épaules, Astrée s'en alla ouvrir les persiennes pour redonner un peu de clarté à cette pièce désormais trop petite pour accueillir autant de monde.

— Non, Charlotte n'a jamais été mon amie, ce n'est qu'une pièce rapportée, rétorqua-t-il sans jamais se détourner du mur.

— Oh, je t'en prie. Ne fais pas celui qui ne la connaît pas alors que tu la visites intimement régulièrement...

La réaction de Pâris et Benjamin ne se fit pas attendre. «  Quoi ? » avaient-ils tonné à l’unisson dans un regard mêlant surprise et vénération en direction du grand costaud. Ce dernier en profita pour se retourner, estimant probablement qu'il avait suffisamment fixé le mur, et après un bref coup d'œil aux deux autres qui attendaient les détails, il reporta son attention sur la jeune femme qui bataillait avec ses mèches humides pour les ramasser en un chignon très approximatif.

— Pour ton information je ne l'ai pas visitée depuis un long moment, et... Ça n'a rien à voir. Tu peux coucher avec une fille sans pour autant te sentir proche d'elle de quelque manière que ce soit. C'est juste un plan cul... Pas vrai ?

D'une main il sollicita l'avis des deux autres mâles de la pièce qui, de concert, hochèrent de la tête comme ces chiens en plastique qu'on croise encore, parfois, sur les plages arrières de voiture.

— Je ne vais même pas relever l'absurdité d'une telle réflexion, sinon je vais encore me faire taxer de niaise shootée aux Disney, leur opposa-t-elle.

Agacée, elle n’avait de cesse de défaire pour refaire pour la troisième fois, ce foutu chignon trop lourd.

— Elle ne peut pas comprendre, affirma Pâris à l'attention de l'intrus. Le mec qui lui a pris sa virginité, elle est restée sept ans avec, et ils viennent juste de se séparer. Je ne crois même pas qu'elle ait jamais embrassé un autre que lui.

— C'est faux ! s'emporta-t-elle.

Il disait vrai, mais il avait tort. Il avait tort depuis un peu moins de deux heures. Sauf qu'il ne pouvait pas le savoir, évidemment. Détail qu'elle ne réalisa que trop tard.

— Qui d'autre alors ? 

Son frère n’était pas dupe.

— Ronan, 5ème B ! 

Pas complètement vrai, mais pas totalement faux non plus. S'il y avait eu bisou, il avait été très furtif et uniquement motivé par un pari stupide entre gosses.

— Et qu’est-ce que vous faîtes encore là ? Foutez le camp de ma salle de bain, ajouta-t-elle en s’emportant.  

— Laissez tomber, les gars, conclut Pâris en sonnant la retraite. Ma sœur est une nonne.

D’une main il poussa Benjamin dans le couloir, avant d’inviter Pierre à les y suivre. 

— Quel gâchis, répondit ce dernier dans un dernier clin d'œil en direction de la brune avant de tourner les talons. 

— Là-dessus, t’as pas tort, lui rétorquait Pâris depuis le couloir. Même avec Baptiste c’était du gâchis. Elle n’a fait que se laisser embarquer dans cette relation. Je ne suis même pas sûr qu’elle l'ait vraiment désiré un jour. Elle était juste trop sympa pour dire non. C'est son plus gros problème, elle ne sait pas dire non.

Sonnée, elle recula pour aller se poser sur le rebord de la baignoire. Elle n'était pas tant surprise par la réflexion poussée de son frère, que par le sérieux avec lequel il l'avait exprimé. Elle devait bien avouer que ça avait du sens. Beaucoup de sens. Il disait vrai, encore une fois. Elle avait aimé Baptiste, et elle gardait encore une profonde affection pour lui, mais elle n'avait jamais été que passive. Elle s’était laissé faire, s’était laissée embarquer par cet amour trop inconditionnel qu'il lui vouait. N'avait-elle pas rompu de nombreuses fois, cherchant à mettre un terme à cette asphyxie qu'elle subissait, avant de faire preuve de faiblesse en cédant à nouveau, incapable de le voir malheureux de la sorte, victime d'un énième abandon qu'il ne supportait pas ? Était-ce à cause de son père totalitaire et de sa mère l’ayant abandonné très tôt que Baptiste avait voulu grandir trop vite, se caser trop vite, aimer trop vite, trop fort ? 

— Mais maintenant que tu as enfin pris le large... reprit son frère, parfaitement conscient qu’elle l’écoutait par-delà la porte entrebâillée. Tu devrais en profiter pour vivre un peu, sans plus te soucier du lendemain. Tu réfléchis trop, Astro. T'es pas obligée de tomber amoureuse du prochain mec que tu mettras dans ton lit.  

— Je ne suis pas née dans le bon siècle... répondit-elle songeuse, soucieuse. Je refuse d’être un jouet. 

Et voilà le véritable nœud du problème. Voilà pourquoi, pour la première fois, elle tolérait cette conversation et ne leur imposait pas un tout simple et radical « vous êtes des porcs » avant de tourner les talons. Aujourd'hui, elle voulait savoir, elle voulait comprendre ce qui lui était arrivé.

— Qui aurait l’envie d’être un jouet ? entendit-elle soupirer Benjamin. Le jouet, c’est le désir. Les joueurs sont toujours au moins deux.

— Et si l’autre n’a pas envie de jouer, hein ? s’agaçait-elle depuis son rebord de baignoire.

— Justement, Astro, ce serait pas mal que tu te contentes de juste jouer un peu, rétorqua son frère. Tu viens de t’extirper de sept longues années d’emprisonnement, tu ne vas pas me faire croire que tu voudrais re-signer de suite, quand même ?

— Je ne parle pas de moi.

Evidemment qu’elle parlait d’elle. Mais Pâris marquait un point. Elle n’envisageait absolument pas une quelconque relation sérieuse. Elle ne fantasmait aucunement sur l'idée du couple. Pas plus que sur celle de coup d’un soir. Alors, que désirait-elle, finalement ? Elle ne le savait plus très bien.  

— Et tes amies, elles en disent quoi ? demanda innocemment Pierre.

— Elle n’a pas de copine, murmura Benjamin.

Un murmure qui n’échappa pourtant pas à Astrée. Une accusation à peine voilée qui lui fit perdre son dernier gramme de patiente. D’un bond, elle quitta le rebord de la baignoire pour se projeter jusqu’à cette porte qu’elle ouvrit en grand.

— Je n’ai plus d’amie, nuança-t-elle sans parvenir à desserrer ses mâchoires. Car ces deux crétins, ici présents, ont brisé le cœur de chacune d’entre elles, et ce depuis l’école primaire. Alors, désolée, mais mes seules références féminines sont les nanas qu’ils ramènent, et… Charlotte !

— Oui, très mauvais exemple, confirma Pierre. Ça fait presque une décennie qu’elle s’accroche à un mec qui ne la regarde pas, tout en se tapant son meilleur pote. Niveau cohérence, on a vu mieux. 

Bien que le fait d'avoir la confirmation que Charlotte n'avait d'autre ambition dans la vie que de mettre Syssoï dans son lit ait quelque chose de très irritant, ce n'était pas l'objet de sa réflexion. Sur le seuil de cette porte, Astrée semblait en immersion totale dans ses pensées. Si le danseur n'avait souhaité qu'assouvir une pulsion, une envie égoïste et impersonnelle, alors pourquoi aurait-il jeté son dévolu sur elle ? Si ses lèvres le démangeaient, n'aurait-il pas dû faire le choix d'aller cueillir n'importe quelle touriste consentante plutôt qu'elle ? Et si ce baiser avait une signification, alors quelle pouvait-elle être ? Ce contact avait été bien trop long et trop délicieux pour que ce ne soit que l'objet du feu de l'action. Et puis quelle action ? Ils avaient commencé par s'engueuler, puis il avait cherché à se faire pardonner. Était-ce sa vision des excuses ? Cela aurait été bien présomptueux. Pouvait-il être à ce point imbu de lui-même pour considérer un échange bucco-dentaire comme gage d'excuses recevables ? Et voilà qu'elle se mettait à le maudire à nouveau, lui et sa foutue arrogance, son physique trop douloureusement parfait, et cette satanée faiblesse qu'il faisait naître en elle. Elle le détestait. Elle le détestait à en chialer.

— Allez, partez d'ici ! Foutez-moi la paix un moment, j'ai besoin de m’habiller, ordonna-t-elle en s’animant brusquement à nouveau.

Un changement si soudain d'attitude que les trois se mirent en mouvement, Pâris et Benjamin prirent, les premiers, la direction des escaliers, tandis que Pierre s’attardait encore un peu dans le couloir.

— Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais s'il n'est pas capable de te respecter, alors il ne mérite pas d'occuper tes pensées, lui offrit-il dans un sourire léger alors que l'écho des voix masculines se faisait déjà entendre à l’étage inférieur.

— Qu'est-ce qui te fait dire qu'il s'est passé quelque chose ? demanda-t-elle sur la défensive.

Sans se départir de son sourire tendre, il rangea ses mains dans les poches du jean qu'il avait enfilé après sa douche, et haussa les épaules. Il n'en dirait pas plus, mais ne se laisserait pas berner non plus. Est-ce qu'il savait ? Est-ce qu'il ne faisait que se douter vaguement ? Peu importe, elle ne se confierait pas, ni à lui, ni à personne. Au-delà de la mise en garde de Jeanne, sa fierté l'en empêchait. Elle ne voulait pas être un nom de plus sur la longue liste des pauvres folles hypnotisées par ce type, elle refusait d’être une Charlotte.

— Et d'ailleurs, pourquoi tu me parles de respect ? reprit-elle en avançant un peu plus sur le seuil de cette porte qu'elle maintenait ouverte. Ne venez-vous pas, justement, d'argumenter sur le fait que le jeu du désir n'était pas un manque de respect en soi ?

Lèvres pincées, il sembla réfléchir un instant tout en reculant d’un pas dans ce couloir où, machinalement, elle finit par le suivre.

— Disons que ce schéma ne peut s'appliquer à toi, affirma-t-il dans un sourire discret. 

— Et pourquoi ça ?

Mains sur les hanches, elle s'était immobilisée à son tour, et le toisait avec amusement. Humeur qu'il avait le mérite d'être parvenu à faire naître en elle malgré les circonstances qui ne s'y prêtaient absolument pas.

— Avec toi, on prend son temps, on en savoure chaque seconde. On le fait durer une éternité, lui dit-il alors.

Ses doigts virent récupérer une mèche humide pour la glisser derrière une oreille sans qu'elle n'émette la moindre objection, trop surprise pour réagir. Une absence de réaction de courte durée avant qu'elle ne laisse entendre un éclat de rire franc et spontané.

— Mince, t'es doué ! s'esclaffa-t-elle. Vraiment doué !

— Ton manque de foi en moi en est à peine vexant chaton, se plaignit-il sans pour autant parvenir à se défaire de son sourire.

— Pauvre de toi, le plaignit-elle en le gratifiant d'une caresse sarcastique sur la joue. Condamné à si peu de crédit... Cela dit, je te remercie de la démonstration, c'était très instructif. 

— Tout le plaisir fut pour moi. Je n'ai d'autre but dans la vie que de vous contenter et vous divertir, ma Dame, se fendit-il en même temps que d'une révérence assez bien interprétée. D'ailleurs, en parlant de contentement et divertissement, dépêche-toi d'aller t'habiller, je doute que le port de serviette soit très bien accueilli au banquet. 

— Quel banquet ? commença-t-elle.

Astrée oscillait entre perplexité et horreur, lorsqu'elle se trouva brusquement interrompue par un raclement de gorge en provenance de sa droite. Discret mais néanmoins volontairement sonore, ce dernier était accompagné de l'attitude qui allait avec. Enfin, si le corps restait statique et les traits inexpressifs, le regard quant à lui, ne trompait pas, et désapprouvait purement et simplement la scène qui se déroulait sous ses yeux.

— Soïa ? s'étonna Pierre en le découvrant à son tour. Qu'est-ce que... ?

— Je ne voulais pas vous déranger, répondit l'autre d'un ton monocorde réfrigérant. Charlotte m'a dit que je te trouverais ici.

Jamais son regard ne touchait ou ne serait-ce que frôlait celui d'Astrée. Pour autant, il ne lui donnait pas l'impression d'être invisible, juste dérangeante. Surprise, gênée, elle passa rapidement en mode agacée puis furieuse tout en resserrant la serviette autour de sa poitrine, avant d'entreprendre de la lisser comme si cela pouvait la pousser à s'agrandir, s'élargir et pourquoi pas couvrir un peu plus de chair qu'auparavant.

— J'ai peut-être un peu trop forcé sur mon genou, j'aurais besoin que tu... poursuivait-il sans qu'elle ne parvienne à réellement se concentrer sur ce qu'il disait.

— Mais c’est quoi, ça ? l’interrompit Pierre en découvrant le passage secret sur le seuil duquel Syssoï se tenait toujours. Comment tu connais ce passage ?

Il s’adressait toujours au Russe. Astrée se trouvait à la porte de la salle de bain, une simple et trop légère serviette éponge autour du corps, tandis que les deux hommes s'entretenaient presque normalement dans le couloir de son premier étage. Et ça ne choquait personne ?

— La porte n’est pas dissimulée de notre côté, répondait Syssoï dont la neutralité apparente dissimulait bien mal son agacement.

— Et ça ne t’est pas venu à l’esprit de simplement passer par la porte d’entrée ?

De la part de l’homme qui l’avait attendu à moitié nu dans sa propre chambre, le reproche était osé. Mais Pierre avait raison sur ce point. Pourquoi diable, le danseur venait-il de signifier à la maison entière l’existence de cette porte cachée et sa propension à l’utiliser ? Puisqu’il cherchait Pierre, n’aurait-il pas eu plus de chance dans la cuisine ou le salon ? Comment savait-il qu’il se trouverait au premier étage ?

— Mon genou, éluda-t-il dans un nouveau raclement de gorge.

La conversation avait beau sembler anodine, il y avait autre chose de sous-jacent, de latent qui s'échappait des deux mâles, quelque chose que chacun faisait semblant de ne pas percevoir malgré le malaise évident.

— Je t'avais pourtant dit qu'il était trop tôt pour reprendre l'entraînement ! Tu ne m'écoutes jamais, tempêta l'autre en s'écartant de la jeune femme pour rejoindre son ami. On se retrouve sur place, mon ange ?

Elle mit un certain temps avant de comprendre qu’elle était l'ange en question. Et alors qu'elle s'apprêtait à lui répondre qu'elle n'avait aucunement l'intention de se rendre à quelque banquet que ce soit, le Russe lui offrit son premier et unique regard. Un regard furtif qui lui permit d'entrevoir le brasier ardent sévissant sur ses deux grands lacs gelés, avant qu'il ne se détourne avec répugnance.

— Oui, avec plaisir, s’entendit-elle répondre à la place par pur esprit de contradiction et provocation.

Qu'il aille se faire voir avec ses sautes d'humeur et son éternelle indécision ! Ce soir elle savourerait la compagnie de ceux qui savaient apprécier la sienne. Qu'avait dit Pierre, déjà ? Avec elle on prend son temps, on en savoure chaque seconde, on le fait durer une éternité...

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Notsil
Posté le 22/05/2021
Coucou !

Sacrée Astrée ! Elle prend cher dans sa salle de bain - qu'elle devrait mieux verrouiller d'ailleurs :p - et la gent masculine se montre sacrément sans gêne ^^

Surtout Pierre, qui déjà a le culot de l'attendre dans sa salle de bain (comment savait-il qu'elle irait là ? ça n'aurait pas été plus rapide de trouver Jeanne, ou de l'appeler elle pour réparer la chaudière ?.

En plus du coup il la drague ouvertement devant Syssoï, qui fait genre de rie (sauf s'ils ont une sérieuse discussion lors de la séance "genou" ^^). Astée qui accepte juste pour provoquer Syssoï, bon c'est classique mais normal de vouloir le rendre jaloux.

Par contre à sa place je passerai une soufflante aux gars :p (enfin, une autre ^^). La pauvre elle n'a aucun répit.

"Dix minutes plus tard, ils émergeraient à la lumière du jour, pas vraiment déçus de quitter les ténèbres poussiéreuses, et chacun pourrait retourner à ses occupations solitaires... Enfin, du moins, c'est ce qu'elle avait imaginé, voire espéré."
-> alors après ce passage au conditionnel, j'ai cru que leur descente dans la cave allait connaitre une suite inattendue et du coup j'ai bloqué un peu sur la suite dans la pièce aux persiennes ^^ Avec le recul je pense que c'est son moment de calme solitude qui s'envole mais sur le moment j'ai pensé qu'il leur arriverait un truc ^^

"les persiennes qui laissaient passer les bruits d'un extérieur animé, mais la protégeait d'un de tout le reste." -> un petit " d'un " en trop je pense ici.

Se dirige-t-on vers un triangle amoureux ?Va-t-elle se faire piéger par Pierre après avoir été avertie de ne pas s'en rapprocher ? ^^

Pauvre Astrée, elle n'est pas au bout de ses peines :p
OphelieDlc
Posté le 28/05/2021
Oula, désolée de ma réponse plus que tardive à ton commentaire, mais grosse grosse semaine de mon côté (comme beaucoup, j'imagine.)

Alors, je t'avoue que ce passage dans la salle de bain me chiffonne un peu. Il préexistait dans le précédent jet, et j'avais besoin de cette conversation, mais la présence de tous ces mecs dans l'intimité de cette jeune femme sans qu'aucun ne se prenne un coup dans les parties, ça me dérange un peu aujourd'hui. Je pense donc réinventer cette discussion ailleurs lors du prochain retravail de ce chapitre. Parce que là, même en atténuant grandement l'aspect intrusif, ça me dérange toujours.

Et non, pas de triangle amoureux. Pierre semble sympathique, mais Astrée ne nourrit rien de ce type à son propos. Même si elle le voulait, elle ne le pourrait pas. héhé ;)
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