Une main crispée dans ses cheveux trop longs, et l'autre dans la nuque de sa sœur, Pâris se retenait de lever une énième fois les yeux au ciel.
— C'était vraiment obligatoire ?
— Ne recommence pas, le prévenait-elle en avançant avec détermination.
A ses côtés, en plus de Pâris, Benjamin veillait à ne fouler qu'un pavé sur trois en sautant les deux autres.
— Mais pourquoi l'amener au banquet ?
— Comme si j’avais le choix, soupira-t-elle.
Pour illustrer son propos, Astrée s’immobilisa, immédiatement imitée par la boule de poils qui la suivait depuis la Gentilhommière. Toujours ce même chaton qu’elle retrouvait partout chez elle ou dans la cour depuis le tout premier jour. Il semblait l’avoir adoptée. D’un mouvement preste, elle s’en alla le cueillir sur les pavés pour le ramener tout contre elle.
— Donne-lui un vrai prénom au moins, poursuivait Pâris en approchant le bout de ses doigts de la docile bestiole.
— C'est un vrai prénom.
— Bidule ? Sérieusement ?
— Bygull, le reprit-elle.
— Tu sors ça d'où, de la notice d'un meuble Ikea ? renchérit son frère.
— De la mythologie nordique, affirma Benjamin en sautant toujours de pavé en pavé.
— Quoi ? Absolument pas, le détrompa-t-elle avec surprise.
Elle n’y connaissait rien en mythologie. Elle avait déjà du mal avec celle concernant son propre prénom, alors la nordique…
— Ton chat à Paris se nomme Tregull, commença à énumérer Benjamin. Tu en trouves un ici que tu t’empresses de baptiser Bygull. Et tu voudrais me faire croire que c’est sans rapport avec les deux chats tirant le char de la déesse Freya, Tregull et Bygull ?
— Exactement, tenta-t-elle avec aplomb malgré la panique qui enveloppa ses prunelles un court instant.
— Et c’est qui cette déesse Freya ? interrogea Pâris.
— Demande à ta sœur.
— Arrête avec ça, je t’ai dis que je n’en savais rien, Benjamin. Quel intérêt j’aurais à mentir sur un truc pareil ?
— A toi de me le dire, répondit-il avec suspicion.
Elle s’apprêtait à s’indigner face à cette accusation à peine voilée lorsqu'un cri aussi strident qu’angoissant sembla jaillir de la foule de la place pour se projeter jusqu'à eux, accompagné d'une traînée multicolore à dominante fushia. Dans la panique, Pâris avait reculé et Benjamin avait raté huit pavés. Et à présent, tous deux se tenaient immobiles les yeux rivés sur la chose gesticulante qui venait de s’accrocher à la taille d’Astrée.
— Comment une si petite créature peut produire un tel vacarme ? s'interrogeait Pâris.
— À qui appartient ce mini-humain ? demandait Benjamin à la foule trop loin pour l'entendre.
— Les garçons, voici Rose, la petite-fille de Jeanne, lança la jeune femme en libérant une de ses mains pour s'en aller câliner la petite tête blonde. Rose, je te présente mon frère, Pâris, et mon cousin, Benjamin.
Sortant son nez de la blouse d'Astrée, la petite jeta un coup d'œil intimidé aux deux garçons, avant de, brusquement, percevoir la boule de poils coincée contre la jeune femme. Un hurlement d'excitation plus tard, elle tendait les bras en piétinant sur place.
— Comment il s'appelle ? Comment il s'appelle ? répétait-elle pendant que la brune lui cédait le félin.
— Bygull, c'est...
— C'est trop beau !
Ah, d’accord. Moins d'une minute plus tard, la petite chargée du chat rebroussait chemin et cavalait vers son frère, Jules, pour lui montrer sa trouvaille. Les courtes pattes du petit garçon n'avaient pas réussi à le propulser aussi vite jusqu'à eux.
— D'accord, maintenant je comprends l'intérêt du chat, lâcha un Pâris toujours immobile, le regard rivé sur les deux enfants qui s'agitaient et s'extasiaient sur le félin.
— Maintenant je suis tranquille pour la soirée, renchérit-elle d’un air triomphant. On va danser ?
*
Les longues tables avaient été dressées tout autour de la Grand Place cernée de lampions. Contrairement à la dernière fête, on ne dansait plus sur l'herbe, mais sur le sable qu'on avait étalé pour le tournoi. Demain, le service de nettoyage municipal allait devoir se lever tôt. Le long des façades médiévales et sur les axes menant jusqu'à la place, des stands temporaires avaient éclos. Artisanat local de qualité, mais aussi attrape-touristes, divertissement populaire, on trouvait de tout dans ses échoppes, du mug à blason jusqu'à la diseuse de bonne-aventure armée de tout l'attirail.
Astrée les avait évités et se contentait de danser sur la place, flanquée de ses deux hommes, enchaînant danses traditionnelles et danses plus inédites. Pierre n'était pas encore arrivé que déjà, Benjamin avait disparu, vite remplacé par Rose, Jules et le chat. Pâris qui culminait à une ou deux années de plus que Jules, mentalement parlant, n'avait pas tardé à se trouver des affinités avec ce dernier. Après lui avoir fait faire l'avion, la toupie, l'hélicoptère et autres pendant plus d'une heure, le grand chevelu avait fini par rendre les armes, et avait abandonné sœur et enfants au centre de la piste, pour disparaître dans la foule en s'épongeant le front.
Jules l'avait suivi, et Rose après quelques démonstrations de jupe qui tourne, avait finalement accédé à la requête d'Astrée, celle d'aller s'asseoir et boire. Sur une des longues tables, entre un couple d'amoureux et une famille de touristes, les deux jeunes filles s'étaient fait une petite place, le chat roulé en boule sur le bois du tréteau. Rose voulait le ramener chez elle, et Astrée lui avait assuré que ce serait le cas si elle obtenait l'accord de ses parents. Ce que la petite entreprit de faire en sautant à pieds joints sur le banc afin de surplomber la foule pour les repérer. Au lieu de quoi, ce fut Benjamin qu'elle remarqua. Un cousin qui déposa son séant lourdement sur le banc après avoir forcé le couple d'amoureux à se décaler.
— La pêche fut-elle bonne ? l’interrogea Astrée dans un discret sourire en coin.
Elle connaissait la réponse. Sa présence, si tôt, à ses côtés prouvait qu’il rentrait bredouille.
— Tu pourrais m’apprendre quelques rudiments d’italien ? J’essaye de communiquer avec ces jolies touristes qui ne parlent pas un mot de français ou d’anglais.
— Je croyais que l’amour était une langue universelle ? se moqua-t-elle en peinant à empêcher son sourire de s’élargir.
— Au moins une phrase d’accroche. S’il te plaît, Astrée… Après je n’aurais plus qu’à laisser mon charme opérer.
— D’accord, se résigna-t-elle devant cet air de chien battu qu’il maîtrisait à la perfection. “Ciao ragazze, se avete poco tempo libero, io vengo subito.”
Benjamin la fit répéter plusieurs fois, se concentra un long moment afin de bien mémoriser les mots, leur ordre, et leur prononciation avant de mettre le voile et fendre la foule en direction d’un groupe intégralement féminin aux abords de la piste de danse. Astrée étira buste et cou pour ne rien manquer de l’échange. Elle observa son cousin armé de son sourire le plus carnassier débiter son texte par cœur. Elle ne rata rien de l’amusement teinté de gêne qui se répandit sur les visages féminins, puis de ces rires qui accompagnèrent le groupe tandis que les italiennes tournaient les talons, abandonnant l’étalon à son triste sort.
— Qu’est-ce que tu m’as fait dire ? cracha ce dernier en réintégrant son banc.
Le fessier rageur claqua contre le bois en même temps que la langue de Benjamin contre son palais. Astrée ne put retenir l’éclat de rire qui menaçait depuis trop longtemps, malgré le courroux qui ne faisait que s’accentuer sur les traits masculins.
— Crois-moi, tu ne veux pas le savoir.
Mâchoires serrées, lèvres pincées, le grand séducteur n’avait plus l’air que d’un enfant boudeur, à l’image de la petite Rose qui revenait après que ses parents lui aient refusé l’acquisition de Bygull. Astrée faisait à présent face à deux mines revêches.
— C’est trop injuste, disait Rose.
— Je ne te le fais pas dire, renchérissait Benjamin.
Rendre le sourire à Rose ne fut pas compliqué. Astrée se contenta de lui promettre qu’elle pourrait venir à la Gentilhommière dès qu’elle le souhaiterait, et s’occuper du chat. Par contre, elle ne s’expliqua pas ces lèvres, sur le visage de son coursin, qui s’étiraient brusquement.
— Finalement, c’est pas plus mal qu’on se retrouve en tête à tête, l’informa-t-il malgré la protestation de Rose qu’il oubliait dans les calculs. On va pouvoir enfin parler sérieusement.
Voilà. Désormais, elle comprenait les raisons de ce sourire qui ne lui plaisait plus du tout. Depuis son arrivée fracassante à Beynac, Benjamin ne s’était jamais retrouvé seul en compagnie de sa cousine. Il y avait toujours Pâris, lorsque ce n’était pas Pierre ou Jeanne, ou n’importe quel habitant de ce village joyeusement intrusif. Elle n’avait pas cherché à le fuir, mais désormais qu’elle se trouvait dans ce face à face dont il se réjouissait, elle réalisait que le sort lui avait été, jusqu’à présent, favorable.
— Qu’as-tu à me dire qui ne puisse être entendu que par moi ? demanda-t-elle en feignant l’innocence, ou l’ignorance.
Mais Astrée ne savait que trop le sujet qu’il souhaitait aborder puisque, dès son arrivée à la Gentilhommière, Benjamin l’avait surpris dans une position plutôt compromettante. Du moins était-ce ce qu’il lui avait fait comprendre.
— Ne tournons pas autour du pot. Il vous arrive quoi, au juste ? attaqua le cousin sans s’encombrer de la moindre entrée en matière.
— Ecoute, si tu souhaites me farcir la tête de théories romantiques rocambolesques, fais la queue, s’il te plaît. Et pour la dernière fois, il ne se passe absolument rien entre Syssoï et moi.
Astrée s’agaçait, certes, mais à voix basse. Les tables et les bancs favorisaient cette formidable promiscuité qui permettait aux voisins de droite et de gauche de rompre le pain et la conversation à loisir.
— C’est marrant que tu penses spontanément à lui, jubila Benjamin dont la voix portait bien trop au goût d’Astrée. Je parlais de Pâris et toi. Mais puisque tu évoques le sujet… Tu couches avec lequel des deux ? Syssoï ou Pierre ? A moins que ce ne soit les deux ?
Astrée s’en étouffa avec sa gorgée d’eau qu’elle manqua recracher au visage de son cousin. Les théories de Jeanne s’étaient limitées à une romance quasi littéraire. Celles de Benjamin étaient bien plus crues et dénuées de tout sentiment. La connaissait-il si peu ?
— Pierre ? Tu n’es pas sérieux ?
Non, il ne l’était pas. Il prêchait le faux pour obtenir le vrai. Et il venait de l’obtenir. Mince ! Astrée se mordit l’intérieur de la joue face au sourire triomphal de Benjamin. Elle savait tout de son esprit redoutable, et n’ignorait rien de cette intelligence qu’il dissimulait volontairement derrière une feinte légèreté. Comment avait-elle pu se faire avoir de la sorte ?
— Dis-moi tout, ordonna-t-il en se penchant en avant.
Les deux coudes sur la table, son visage se rapprocha de celui de sa cousine. Il invitait à la confidence. Elle n’en ferait rien.
— Il n’y a absolument rien à dire. Ce que tu as surpris ce matin-là, ce n’était pas ce que tu crois. Il m’aide parfois dans mes recherches. Il était tard, je suppose qu’on s’est endormi ainsi.
— Tu n’as aucune idée de ce que j’ai vu, lui rétorqua-t-il, énigmatique.
Sa curiosité fut immédiatement piquée. Elle voulait savoir, à présent, elle voulait qu’il lui raconte ce qu’il avait vu. Elle s’était endormie sur le divan, cette nuit-là, et s’était réveillée seule au matin. Mais entre-temps ? Astrée n’avait fait que supposer que Benjamin les avait surpris endormis dans le sofa. Qu’avait-il bien pu voir d’autre ?
— Et concernant Pâris ? enchaîna son cousin sans lui laisser le temps de le questionner en retour. Que tu ne veuilles pas me parler de ton comportement étrange, c’est une chose. Mais tu ne vas pas me faire croire que tu n’as pas remarqué que Pâris est des plus bizarres, en ce moment ?
Non, elle n’avait rien remarqué. Y avait-elle seulement prêté la moindre attention ?
— Il s’isole, sursaute. Il a tout le temps l’air de celui qui vient de croiser un fantôme. Et il a toujours un truc à faire, un truc à voir… sans nous. Depuis quand Pâris a besoin d’être seul ?
Astrée détourna le regard et reporta son attention sur un morceau de pain égaré sur la grande table. Désormais qu’il dressait l’inventaire, elle ne pouvait plus prétendre n’avoir jamais été témoin de ces comportements. Elle l’avait trouvé agité, silencieux et tellement plus secret que d’ordinaire. N’avait-elle pas, justement, quelques heures plus tôt, envoyé Benjamin chercher Pâris tandis qu’elle s’inquiétait qu'il demande à demeurer seul ?
— J’en reviens pas ! s’exclama Benjamin. Tu ne sais réellement rien ? Comme quoi, toutes les bonnes choses ont une fin. Pâris aura finalement appris comment mentir à sa sœur ! Il était temps.
Astrée n’était pas dupe, son cousin ne se réjouissait pas de cette situation. Il s’inquiétait. Tout comme elle, désormais. La jeune femme fronça des sourcils en observant ce dernier quitter son banc et fouler le sable de la place.
—Il arrive. Je te laisse te renseigner, répondit-il à son regard interrogateur. Tu me tiens au courant.
Un geste de main plus tard, probablement à destination de Pâris qu’elle ne voyait pas, Benjamin s’évapora dans la foule. Astrée resta un instant interdite, sonnée par cet échange qu’elle n’avait pas vu venir, mais se recomposa un sourire dès que son frère se laissa tomber à sa gauche, Jules dans son sillage. Le petit garçon se faufila sous la table pour aller rejoindre sa propre sœur, de l’autre côté. La petite Rose, quant à elle, fixait un regard soucieux sur Pâris.
— Le plan drague avec un enfant, ça fonctionne ? interrogea Astrée.
— Je ne drague jamais ! On me drague, nuance, répliqua Pâris en envoyant un petit sourire carnassier à une brune pulpeuse passant derrière les enfants.
— Raconte tes salades à d'autres... commença-t-elle, son regard glissant de la brune au duo enfantin lui faisant face.
Un duo d'une complicité évidente qui fit naître un sourire tendre aux lèvres de l'observatrice.
— Les enfants ont faim, tu ne veux pas aller leur chercher un truc à manger ? fit-elle en cherchant des yeux le stand de cuisine où devait se trouver Jeanne.
— Pour quoi faire ? Y a des gens pour faire le service.
— Ah mais tu étais sérieux avec ton délire de suzerain ?
— Laisse faire le maître, observe et apprends, répondit-il avant de lever un bras pour attirer l'attention d'une serveuse.
— Le maître... soupira-t-elle. Tu étais passé où, d'ailleurs ?
— J'ai été faire un tour avec mon petit pote, répondit-il en offrant un clin d'œil au gamin en face de lui. D'ailleurs, j'ai quelque chose pour toi !
Prestement, il se pencha afin de récupérer le sac en plastique qu'il trimbalait depuis qu'il était revenu.
— Un cadeau ? demanda-t-elle en retrouvant un semblant de jovialité.
Il fit glisser le sac en plastique jusqu'à elle, et ce fut avec l'agitation d'une enfant surexcitée, qu'elle ouvrit le sac. Son grand sourire s'effaça bien vite pour laisser place à une expression de profonde hébétude.
— C'est une blague ? demanda-t-elle en sortant le tee-shirt violet du sachet plastique.
Lèvres pincées elle étala sur la table, le tissu criard estampillé d'un monstrueux « I ♥ Beynac » du plus mauvais goût.
— C'est un souvenir !
— Mais ça va pas ? Range-moi ça, et vite !
Astrée venait de lui renvoyer le plastique, et lui lança le tee-shirt avec.
— J’ai également des magnets pour le frigo, une tasse, et même un porte-clefs avec notre nom dessus... Notre nom de famille, Astro ! T'en connais beaucoup des gens qui ont ça ?
Et il sortait chaque objet du sac plastique, l'exposant sur la table avec l'euphorie d'un collectionneur.
— Tu as dépensé combien dans ces attrapes-touristes ? demanda-t-elle sévèrement.
— Rien du tout, c’est ça le plus beau ! Ils m’ont été offerts par les commerçants.
— Je peux prendre votre commande ? le coupa la serveuse, un petit sourire aux lèvres devant le bordel touristique qui régnait sur leur table.
Pâris, ne perdant rien de sa superbe, offrait son plus beau sourire à la jeune blonde.
— Je collectionne les souvenirs de Beynac, lui dit-il. Est-ce que je peux me permettre de vous dire que vous pourriez être le plus beau d'entre eux ?
— Mais à part ça tu ne dragues jamais, hein ? grogna sa sœur en roulant des yeux face à l'énormité de sa tactique.
— Ce n’est pas de la drague, c'est un constat ! s'écria-t-il en jouant à la perfection le rôle de l'offusqué.
Une fois que la serveuse se fut éloignée, ce fut au tour du garagiste de venir les saluer et l'informer que sa mini serait de nouveau d'attaque d'ici le lendemain. « Mais pas le matin, hein ! Le matin je cuve. » s'était-il empressé de préciser devant l'enthousiasme de la jeune femme. Et puis Benjamin était revenu à son tour, accompagné d'une jeune femme apprêtée comme dans un mauvais épisode de Dallas. Brushing gonflé à bloc, autant que son décolleté trop prononcé, jupe tout à la fois, trop courte et trop moulante, elle aurait pu être charmante si on s'était trouvé dans les années 80. Cela dit, cela ne semblait pas déranger Benjamin ravi du culte que cette dernière lui vouait. Il lui suffisait d'entrouvrir les lèvres pour qu'elle boive chacun de ses mots. Il formulait un souhait ? Elle s'empressait de l’exaucer. Du moins, jusqu'à l'arrivée de Pierre. Comme s'il existait une échelle de charisme, l'échelon supérieur venait occulter le précédent, et alors qu'il s'installait aux côtés d'Astrée, Agnès - puisqu’il s’agissait de son prénom-, consciemment ou non, repositionnait son corps en fonction de lui, se détournait de Benjamin au profit de Pierre.
— Chaton... salua-t-il Astrée en un baise-main suranné. Je ne t'ai pas trop manqué, j'espère ?
— Vous êtes ensemble ? demanda Agnès, son corps pivotant à nouveau vers Benjamin.
— Dans une autre vie, répondit Pierre dans un sourire insolent alors que le brushing basculait, une nouvelle fois, dans sa direction.
— Ma cousine semble décidée à rentrer dans les Ordres, reprit Benjamin afin de récupérer l'attention de Miss Camping.
La serveuse était revenue déposer quatre assiettes et une serviette marquée de son numéro de téléphone pour Pâris. Astrée profita de cette diversion pour couper court à cette conversation.
— Mangez, les enfants, au lieu de jouer avec ce chat, ordonna-t-elle en poussant les deux assiettes en leur direction.
A contre-cœur, ils lâchèrent l'indolent matou au profit de leurs fourchettes. La jeune femme, quant à elle, dû partager son assiette avec son cousin démuni, tout en évitant les furtifs coups de fourchette d'un Pierre qui l’était tout autant. Elle eut beau se plaindre, son appétit d'oiseau fut avancé comme argument, et sans l'intervention d'une Jeanne armée de tout un plateau de pâtisseries, peut-être n'aurait-elle rien pu avaler de la soirée. Une soirée qui gagna en intensité avec la fin du dîner et l'intervention de l'alcool. Les enfants désertaient, les amoureux s'échauffaient, les plus enivrés se sévissaient sur la piste de danse, et les différents stands redoublaient d'inventivité pour attirer le chaland. Tout n'était plus qu'un immense maelström de sons, de bruits, et de musiques diverses et variées, alors qu'à court d'énergie, Rose avait fini par s'endormir, la moitié du corps sur Pâris, le reste et sa tête sur les cuisses d'Astrée.
Jules, bien plus jeune, avait rejoint son lit depuis longtemps, après avoir obtenu la permission parentale de garder le chat pour la nuit. Il était d'ailleurs reparti avec lui, mais Rose avait tenu à rester, arguant qu'elle était assez grande, désormais, pour veiller un peu, avant de sombrer lamentablement une petite dizaine de minutes plus tard. Prétexte parfait pour Astrée de décliner toute invitation à danser. D'accord, aucun des mâles présents ne gagnait sa vie en collants, mais qu'importe. Elle ne prenait pas le risque de se retrouver, à nouveau, à enchaîner des pas disparus depuis des siècles. Pierre ne désespérait pas cela dit, et entre chaque proposition rejetée, rongeait son frein en silence. Après une bonne heure de demandes incessantes, elle s'apprêtait à céder lorsqu'ils furent interrompus par la cartomancienne qui longeait les tables en vantant et vendant ses oracles.
— La bonne-aventure, nobles gens ? La bonne-aventure ! scandait-elle en faisant tinter les nombreux bracelets autour de ses poignets. Tu veux connaître ton avenir, mon joli ?
Elle venait de s’immobiliser aux côtés de Pâris, dont elle effleurait le visage de ses ongles rouges.
— Ça ira bien, merci Madame, répondit-il, amusé, alors que la pseudo gitane se figeait à hauteur d'Astrée.
— Votre main ! fit-elle brusquement, en tendant la sienne en direction de la jeune femme. Donnez-moi votre main !
— Heu... Merci, mais non merci, je préfère garder la surprise, lui dit Astrée en rangeant sa main sous la table, la fourrant dans les boucles blondes de la petite tête endormie.
— Laisse-la faire, elle va peut-être te prédire une forme de vie sexuelle, se moqua son cousin tandis que la vieille femme insistait toujours.
— Nous n'avons pas d'argent, madame, plaida Astrée, mais la bohémienne s'installait déjà sur le banc, secouant sa paume pour qu'elle y mette la sienne.
— Pour vous ce sera gratuit.
Astrée hésita, chercha du soutien dans le regard des uns et des autres. Finalement, face au petit signe de tête de son frère, elle céda, et dans un soupir déposa le revers de sa main dans la paume de cette sexagénaire aux magnifiques cheveux argent.
— Je vous préviens, je suis trop cartésienne pour croire à ce genre de choses, annonça-t-elle alors même qu'un ongle rouge sang suivait le tracé de sa ligne de cœur.
— Nous ne sommes pas tous des charlatans, vous savez ? La science n'explique pas encore tout, mais un jour, vous verrez...
Énigmatique, elle garda le silence un moment. Alors que toutes les têtes semblaient se pencher sur une seule et même main, la vieille femme baladait son index sur la réticente paume en fronçant des sourcils. Qu'imaginait-elle, que son petit numéro allait duper quelqu'un ? Si Astrée avait du mal avec l'idée même de l'amour et son aspect invraisemblable, comment pourrait-elle adhérer à l'idée que son avenir, l'intégralité de sa vie se trouve annoncé dans quelques plis d'épiderme ? Si tel était le cas, alors il devrait en aller de même pour les rides du visage, et pourtant on ne voyait jamais personne se pencher sur les vieux pour leur étudier le front.
— Vous êtes une artiste... annonça-t-elle finalement. Vous l'avez toujours été.
— C'est vrai ! Elle fait de la photo ! scanda Pâris si fort qu'il manqua éveiller la petite.
— Chaque cycle aura été artistique, mais pas seulement... Vous êtes une battante, une guerrière... Je vois la justice, je vois... L'amour. C'est une quête éternelle... Une...
— C'est bien, c'est hyper précis ce truc... Je vois la vie... Je vois un lycée... Je vois une alimentation pas très équilibrée, plagiat Pierre en récupérant un reste d'éclair au chocolat dans l'assiette de la jeune femme pour l'enfourner rapidement dans sa bouche.
— Quel âge avez-vous ? interrogea la bohémienne en redressant le nez vers Astrée sans prêter la moindre attention à l'homme.
— Vingt-quatre ans, hésita cette dernière, un peu fébrile devant l'air sérieux affiché par la femme.
La grimace qui anima ensuite ses traits n'eut rien de plus rassurant. Comme si sa réponse la contrariait au plus haut point, elle pinça les lèvres avant de secouer la tête.
— Vous êtes trop jeune. Quelque chose ne va pas. Comment pouvez-vous avoir une telle aura avec si peu d'années de vie ?
— Qu'est-ce que mon aura vient faire là-dedans ? Je croyais que vous lisiez les lignes de la main ?
— Tu ne vois pas que c'est n'importe quoi son truc ? s'impatienta Pierre. Viens, on va danser !
— Qu'importe ce que vous pensez... commença la cartomancienne en foudroyant l'insolent du regard. J'ai un don, un don réel, je me suis peut-être un peu perdue en route, voilà tout.
Si se perdre signifiait se vendre sur les foires de provinces, alors oui, elle avait dû rater un paquet de panneaux signalétiques.
— Vous êtes amoureuse, reprit-elle les sourcils froncés et la mine sévère. La véritable question est : que faites-vous ici ?
— Je vous demande pardon ? s'offusqua la jeune femme en lui arrachant sa main.
— Vous n'avez pas de temps à perdre ! Vous en avez si peu, criait-elle à présent, éveillant définitivement la petite Rose qui se mit à remuer sur les cuisses de la baronne.
— Mais qu'est-ce qui vous prend ? Je ne suis pas amoureuse, et...
— Vous êtes en danger, mademoiselle ! poursuivait la vieille femme aux airs de sorcière, désormais.
— Ça suffit ! tonna Pâris, les deux mains sur les épaules de la gitane pour l'obliger à se relever et s'arracher de sa sœur. Je vais vous demander de partir, vous lui faites peur !
Et il ne parlait pas seulement de Rose en larmes dans les bras d'Astrée, mais également de la terreur qu'il décelait dans le regard de cette dernière. Il avait beau être le plus vulnérable des deux, toujours fourré dans les jupes d’Astrée à réclamer soutien et tendresse, il était également le premier à réagir lorsqu'il sentait sa sœur menacée. Il laissait le petit garçon s'effacer au profit de l'homme dans toute sa splendeur. Avec détermination et autorité, il obligea la vieille femme à se relever, quitter le banc et reculer autant que possible. Faisant barrage de son corps, seul le bras que la gitane avait avancé par-dessus l'épaule de son viking de frère restait perceptible. Un bras et un index qu'elle secouait en hurlant ses ultimes recommandations. Faire attention, ne pas perdre de temps, aimer et aimer encore. Elle la suppliait de se méfier, de ne se fier à personne. Elle la suppliait de prendre garde, et ajoutait de sa voix sifflante que le temps était compté.
— Ce n'est rien, ma puce. La dame ne voulait pas te faire peur... tentait la jeune femme, cherchant à convaincre Rose et se convaincre en même temps.
Astrée sous couvert de rassurer la petite, se raccrochait à ce petit corps qu'elle câlinait et ramenait toujours plus contre elle.
— Ça va ? vint s'enquérir Pierre, s'adressant à Astrée tout en séchant une larme de Rose du bout de l'index.
— J'aurais dû t'écouter, ce n'est qu'une vieille folle.
— Si tu avais accepté une danse tout de suite au lieu de tergiverser, on n'en serait pas là.
— À ce sujet, tu vas devoir prendre ton mal en patience encore un peu, je vais ramener Rose chez elle, lui annonça-t-elle en un sourire bancal.
— Tu es sûre que ça va ? Tu ne vas quand même pas croire cette arnaqueuse ? C'est une technique, tu sais. Elle te balance plein de trucs bien flippants pour t'obliger à vouloir en savoir plus, et te rassurer à coup de gros billets. Tu le sais, pas vrai ? insistait-il son index quittant la joue humide de l'enfant pour venir suivre le dessin d'une pommette plus adulte et féminine.
— Je le sais, oui, ne t'en fais pas. Mais j'ai promis à ses parents de ne pas la ramener tard.
— Il est à peine vingt-deux heures !
— Ta conception du pas tard est sensiblement différente de celle de jeunes parents responsables, se moqua-t-elle gentiment en se relevant, la gamine accrochée à son cou, à moitié somnolente.
— Et notre danse ? gémit-il, plaintif, depuis son banc.
— Ce n'est que partie remise.
— Promis ?
— Promis, lui assura-t-elle en levant les yeux au ciel, tandis que son frère, ce videur, arrivait à sa hauteur.
— Tu vas quelque part ?
— Je ramène Rose jusqu'à son lit, et je vais rejoindre le mien.
— Non ! Ne te laisse pas atteindre par les délires d'une pseudo visionnaire à deux sesterces !
— Ça n'a rien à voir, répondit-elle en foudroyant du regard un Pierre qui scandait « Ha, tu vois ? ». Rose a besoin de dormir, et moi aussi. Je vais très bien, tout va divinement bien.
— Tu m'en veux si je reste ? voulut-il savoir sans parvenir à retenir un rapide coup d'œil en direction de la voluptueuse serveuse, à quelques tables de là.
— Je vais juste aller me coucher, ne t’en fais pas. Par contre, ne ramène personne à la maison, le prévient-elle en jetant à son tour un regard à la brune. Je te laisse passer le message à Benjamin également.
Quelques dernières recommandations et un baiser réceptionné sur le front plus tard, et elle disparaissait dans la foule, son précieux chargement tout contre son cœur, en bouclier.
* "Ciao ragazze, se avete poco tempo libero, io vengo subito.” - Salut les filles, si vous avez un peu de temps libre, je viens rapidement. (petit jeu de mots en rapport avec l'éjaculation précoce)
Je commente rapidement juste pour la partie en italien sinon je vais oublier : spontanément je dirais plutôt "finisco presto" plutôt que "io vengo subito" ;) On explicite très rarement les pronoms en italien, le verbe venire a plus une connotation de "venir" en terme de mouvement pour moi et "subito" c'est plus "tout de suite" que rapidement... A voir, évidemment, ce n'est que mon interprétation personnelle. Comment tu as construit cette partie en italien ?
Désolée pour ce commentaire très court, mais je me suis lancée dans un marathon Naphil avec relecture complète depuis les premiers chapitres pour rattraper tous ces chapitres en retard. Et c'est drôlement différent comme expérience de lecture hihi, je vois mieux les morceaux de puzzle se mettre doucement en place ;)
Désolée pour ce passage en coup de vent, j'attends la fin de mon marathon de lecture pour te pondre un énorme pavé, mais soit sûre d'une chose : si je pouvais m'envoyer les 122 chapitres d'un coup, je me barricaderais chez moi avec grand plaisir le temps d'un week-end !! Des bisous et à bientôt, je file lire la suite des aventures d'Astrée... qui ne va pas tarder à avoir une conversation houleuse avec un certain russe je sens hihi !!
Alors pour l'italien je n'ai aucun mérite puisque ma connaissance de cette langue est très rudimentaire. Mais j'ai la chance d'avoir une amie franco-italienne qui est enseignante à Rome. Quand je lui ai demandé son aide pour ce passage, elle a trouvé ça tellement drôle qu'elle l'a proposé façon jeu à tous ses potes 100% italiens. J'ai eu le droit à tout un panel de phrases toutes plus drôles les unes que les autres, et j'ai opté pour celle-ci. Ils avaient lancé les paris pour savoir laquelle j'allais choisir, et j'avoue avoir longtemps hésité car pour cette phrase en particulier, elle m'a prévenu que c'était très argotique romain. Mais c'était véritablement la plus drôle, alors. Cela explique peut-être pourquoi sa structure te fait tiquer ?
Et c'est génial que tu aies relu une deuxième fois les premiers chapitres. Ton point de vue n'en est que plus intéressant dans le sens où tu as eu accès à des informations que tu n'avais pas en première lecture.
Merci pour ton intérêt redoublé, donc. Et je file lire ton autre commentaire. :))
On apprend encore plein de choses dans ce chapitre ! Benjamin fait + de liens qu'elle :p La mythologie nordique, héhéhé....
J'ai adoré comment il l'a manipulée sur sa vie amoureuse :p En tout cas il a l'oeil vif et il cogite.
Les dialogues avec les enfants sont au top (et c'est pas si fréquent ^^), il y a une belle relation entre tout ce petit monde.
Je me demande si Pâris est un peu comme Astrée, du coup (ils sont jumeaux après tout ?) et qu'il voit aussi des trucs bizarres (mais il ne fait pas de rêve a priori....) ... ça a l'air bien plus récent. Ca serait parce que les pouvoirs / l'aura d'Astrée grandit ?
Et puis le tas de produits dérivés... Mouarf. Il reste un grand gamin, Pâris, mais du coup sera-t-il pris au sérieux ? ^^
J'ai senti que la diseuse de bonne aventure était attirée presque malgré elle par Astrée... et Pâris qui défend certes sa soeur, mais elle aurait aussi pu avoir des réponses.... aurait-il peur ?
Curieuse de savoir si Astrée va rencontrer Syssoï sur le chemin :p Ou se mettre en danger une fois la gamine déposée... et si oui, qui va la sauver parmi ses chevaliers servants ? (vrai qu'entre Pâris, Benjamin, Pierre et Syssoï, y'a beaucoup de bonhommes ^^). Ou ça pourrait être le moment d'une vision. Ou de croiser Pâris "par hasard" et le suivre :p
Bon, j'en sauras plus plus tard, j'imagine ^^
De manière générale, et je te l'ai déjà dit, chacune de tes interrogations ou théories est très pertinente, c'est un réel plaisir d'avoir tes retours précieux.
Pour la suite, vendredi double ration avec un songe + un chapitre. Tu devrais obtenir pas mal de réponses ;)