Le corps d’Aulone s’affaissa, la tête enfoncée dans la glaise jusqu’au cou.
Je l’avais tué. Et je ne ressentais rien.
J’entendais les cris d’Artéga au loin, mais je ne paniquai pas. Je cherchai dans la bicoque une pelle. Mon corps repris les mouvements qu’il avait répété des milliers de fois avec une force et une aisance déconcertante. En une bouchée de temps, j’avais un trou que le sable et l’eau renflouaient, assez gros pour le moment pour y enfouir mon frère.
J’arrachai le monocle du poing d’Aulone et le logeai dans la poche de Yeird. Il serait le gardien du monocle, à présent. Je le pris par les aisselles et je le traînai dans le trou. Je rebouchai avec le sable et installai Aulone sur cette terre éternellement lisse. Puis je me redressai au-dessus des hautes herbes, jusqu’à ce qu’Artéga me voie.
Cet idiot mordit à l’hameçon, ignorant certainement qu’il commettait l’erreur de sa vie. Il s’approcha, un pli vertical au milieu du front. Il fronçait tellement les sourcils qu’il avait une marque dans la peau. Il fit un signe à sa cohorte, arpentant le marécage, les bottes dans la fange. Lorsqu’il arriva à notre hauteur, il se figea, le bras en l’air pour arrêter la progression de ses soldats. Il n’avait pas baissé les yeux, mais il avait vu. Il me regarda comme si j’étais un monstre. Ironiquement, ce qu’il pensait de moi était ce que je pensais d’Aulone à peine quelques minutes plus tôt, et ce qu’Aulone pensait d’Artéga avant de mourir.
— Ne bouge plus, dit-il en pointant vers moi cette stupide lance à feu (et à ses sbires :) Restez où vous êtes. Intervenez seulement si elle tente de s’échapper ou de me tuer.
— Je ne bougerai pas, dis-je.
— Où est Yeird ?
— Parti.
Ce qui en soi était presque vrai, mais Artéga ne saisirait pas le bon sens du mot. Il se tourna vers ses hommes :
— Vous, cherchez-le. Il ne doit pas être très loin. Dépêchez-vous. (Puis s’adressant à moi :) Qu’est-ce que tu as fait ?
— J’ai tué Aulone.
— Et que diable as-tu à y gagner ?
Artéga s’avança, méfiant. C’est bien, Artéga, tu y es presque.
— Je contrôle la Lumière.
— Pardon ?
— Je l’ai.
Froncement de sourcils. Si Yeird l’avait vu… Yeird. Yeird !
— Yeird aussi ?
— Non, il n’y a que moi. Approchez.
— Pourquoi ?
— Pour que je vous montre. Vous ne voudriez pas ?
Un pas de plus… il absorberait l’Anti-lumière qui s’échappait du corps mort d’Aulone.
Il hésita. Puis il agrippa sa lance, se rassura avec un geste que l’Air était avec lui. S’il savait que ma connexion était morte, il serait soulagé. Mais il ne le saurait pas. Chaque pas qu’il faisait maintenant, le rapprochait de sa Déconnexion. Bientôt, il n’y aurait plus d’Air. Il serait seul.
Enfin, il se retrouva à un mètre de moi, les pieds enfoncés juste au-dessus de la tombe de fortune et du corps d’Aulone. L’Anti-lumière le traversait, comme un fleuve à contre-courant, une pluie tirée par le ciel, attirée par un brillant soleil, pur et intact.
Pourtant, une bourrasque éteignit la flamme au bout de son manche d’acier et de bois.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Sorcière.
Je levai un sourcil.
— Moi ? Je n’y suis pour rien.
Il me restait à peine un centime de Lumière pour le déconnecter.
— C’est l’Anti-lumière qui te ronge. À présent, tu peux déconnecter des gens, en te déconnectant toi-même. Regarde, tu contrôles la Lumière. (Je tendis un doigt vers deux gardes restés pour me surveiller.) Tu auras l’occasion de t’exercer. Ta Connexion ne fera pas long feu, si tu me passes le mauvais jeu de mot. Aulone nous a bien eu, hein.
Un mélange de colère et de désespoir déforma ses traits. Il n’avait pas besoin de croire ce que je disais, il le sentait : un mur impénétrable le séparait dorénavant du monde. Le bout de sa botte rencontra le cadavre englué de boue. Il baissa enfin les yeux sur Aulone, et au loin, le visage invisible de Yeird.
— Parti, répéta-t-il, écho de l’une de mes dernières réponses.
Il pensait à l’Air. Je pensais à Yeird.
— Parti.