Dans la semaine qui suivit, j’eus à plusieurs reprises des crises de panique. Eva avait raison : j’étais en train de me jeter dans le vide. Je songeai sérieusement à rétropédaler mais, chaque fois, l’enthousiasme de mon entourage me replongeait dans l’euphorie. Raph voulait réentendre l’histoire dix fois par jour. La nouvelle avait vite fait le tour de mes connaissances qui, toutes, approuvaient du chef.
- Tu déconnes, Martin ?
Il fallait bien qu’il y ait une voix dissidente.
- Si t’as besoin de fric, pourquoi t’irais pas tout simplement bosser au lieu de te donner en spectacle ?
Ce fut comme si un courant d’air froid avait balayé la pièce. Je connaissais vaguement la fille qui venait de parler. Je savais qu’elle allait tous les jours travailler à cinq heures du matin dans un entrepôt avant les cours. Rien que d’y penser, j’en avais des sueurs froides. L’idée de me tuer à la tâche pour payer les soins d’un cheval que je n’aurais jamais le temps de voir me faisait horreur. Ce n’était pas cela que je voulais. Je visais le bonheur. Mais j’avais trop honte de le lui expliquer. Heureusement pour moi, Lucas n’eut aucun scrupule à répliquer :
- Être l’esclave du capitalisme, c’est ton seul horizon ? T’es à ce point incapable d’imaginer autre chose ? Ici, on croit à la solidarité et à la liberté.
- Vous croyez surtout au parasitisme.
- Fais pas attention, elle est jalouse, persifla Raph en m’entraînant à l’écart.
- Lucas n’aurait pas dû lui parler comme ça, dis-je quand nous fûmes assez loin pour ne pas être entendus. À côté d’elle, on est tous des privilégiés.
Mon meilleur ami poussa un long soupir.
- C’est vrai, elle est en galère. Elle est prise au piège du système. Mais elle n’a pas la moitié de ton courage. Il en faut du culot pour dire non, pour inventer une autre voie.
- Hum, fis-je en esquissant un sourire, quelque peu rasséréné.
Je tâchai de ne plus penser à cette histoire pour me concentrer sur mon objectif. Le week-end arriva vite. Eva devait passer nous chercher, Sacha et moi, pour nous emmener au refuge. Je me levai aux aurores pour tout préparer, vêtements de rechange, trousse de toilette et sandwiches…
- Et moi, qu'est-ce que je peux faire ? Qu'est-ce qu'il reste à emballer ? Hein ?
Ravi de partir en excursion, impatient de découvrir sa surprise et l'endroit où nous allions passer la fin de semaine, Sacha ne cessait de s'agiter inutilement.
- Tais-toi ! le rabrouai-je, au bord de la crise de nerfs. J’ai besoin de me concentrer si je ne veux rien oublier.
Ce jour était si important. Inconscient de ce qui se jouait, mon compagnon claqua la porte comme un gosse boudeur :
- Ok, j'ai compris, je t'attends en bas.
Au même moment, mon téléphone vibra : Eva me prévenait de son arrivée. J’espérais qu’elle ne tirerait pas trop la gueule. La dernière fois que je l’avais vue, elle m’avait bien fait comprendre sa façon de penser.
Chargé comme une roulotte, j'attrapai encore la plante verte et me dépêchai de descendre les cinq étages de l'immeuble. Quand je sortis dans la rue, notre taxi avait déjà engagé la conversation avec mon colocataire qui lui répondait timidement. Ce dernier profita de mon arrivée pour reporter l'attention sur moi :
- Quoi ?! s'exclama-t-il. T'emportes aussi ce truc ? T'as peur qu'il crève de soif en deux jours ?
Il incriminait ma plante.
- Elle a bien le droit de venir se promener aussi, rétorquai-je.
Sacha leva les yeux au ciel et se tourna vers la voiture. Je le pris de vitesse, déposai le végétal sur le siège qu'il visait et l'envoyai s'asseoir à l'arrière avec tout notre barda. Je ne voulais pas qu’Eva pense que je la fuyais en ne m’installant pas à l’avant. Mes précautions n’eurent aucun effet. Elle leva les yeux sur le rétroviseur et ne s'adressa qu'à Sacha, comme si mon coup de folie de l’autre jour m’avait rendu indigne de sa considération.
- Le projet me laisse toujours dubitative, mais je dois reconnaître que l’endroit est idéal pour camper, dit-t-elle gaiement en démarrant.
- Camper ? répéta Sacha.
Il avait tenté de prendre un air amusé, mais on sentait qu’il était un peu gêné. Pour ma part, je dissimulai derrière ma main un sourire réel. Eva venait de lui en dévoiler bien plus que je ne l’avais fait et elle ajouta encore un autre indice :
- L’essentiel, c’est de ne pas s’installer trop près du tas de fumier. Mais si tu aimes les animaux, ça va te plaire.
Il faisait particulièrement beau. Une chanson niaise passa à la radio, qui nous fit tous taire. Sans l'avouer, nous nous laissâmes entraîner par sa mélodie légère. Je ne m’occupais pas des passages piétons qui nous ralentissaient, mes yeux étaient rivés aux trottoirs qui grouillaient de monde : les supérettes étaient envahies de clients et les grands magasins inondés de touristes. Parfois, une trottinette électrique manquait en faucher un. La ville était fascinante, pleine de trésors à se mettre sous la dent. Il y avait les monuments disséminés partout et il y avait la Seine sous les bateaux-mouche. Il y avait les Parisiens qui promenaient leurs enfants et les vendeurs de porte-clés en forme de Tour Eiffel. Il y avait, encore, les pigeons devant les fast-foods et les kiosques à journaux adossés au métro. Et puis il y avait nous. C'étaient les vacances.
Peu à peu, les passants se raréfièrent, les rues elles-mêmes s’évanouirent et la chaussée s’élargit jusqu’à devenir une autoroute. Délivrée des tournants et des stops, la conduite se fit plus uniforme, reposante. L’énervement du départ s’effaça complètement à l'apparition des champs. Plusieurs fois nous roulâmes le long d'un pré où paissaient des chevaux.
- C'est beau, hein ? lançai-je à Sacha, pendu à la fenêtre.
- Oui !
Ses réponses étaient toujours aussi courtes mais leur entrain réel. Oubliant presque que ce n'était pas encore le printemps, j'avais envie de baisser la vitre, de laisser entrer le vent dans l'habitacle, de humer l'arôme des saules, celui des aubépines. Nous traversâmes un village avec des maisons en pierre et un petit pont qui enjambait un ruisseau, autant d’images romantiques qui s'inscrivirent durablement dans ma mémoire.
Quelques coups de volant plus tard, les pneus crissaient sur le revêtement sablé d'un parking. Eva nous invita à la suivre jusqu'à l'office où nous déposâmes nos affaires. Les murs tapissés de photos animalières ainsi que l'odeur de paille et de fumier qui flottait dans l'air ne pouvaient plus laisser de doute à Sacha sur le genre de lieu où nous nous trouvions. Je guettai ses réactions tandis qu'Eva nous montrait le chemin.
En passant devant l'enclos des volailles, nous croisâmes une famille qui s'était levée de bonne heure pour adopter un couple de poulettes. Les enfants, des étoiles dans les yeux, leur donnaient une poignée de grains. J'entendis résonner un petit rire. C'était Sacha qui commentait :
- Ça doit être marrant d'avoir des poules dans son jardin.
Ses paroles me transportèrent de joie. Je lui adressai un clin d'œil.
- Il y a mieux que les poules. Beaucoup mieux.
- Les chèvres ?
- Encore mieux.
Nous nous engouffrâmes dans un petit passage à la suite d’Eva et débouchâmes sur une cour circulaire bordée de boxes.
- Les chevaux ?
- Les chevaux.
Le premier boxe était vide, le second hébergeait un cheval alezan, le suivant un petit poney et ainsi de suite. Ma nervosité augmentait. J'en voulais à notre guide de faire traîner les choses.
C'est alors qu’un équidé pointa le nez hors de son abri, alerté par le bruit de nos pas. Sa petite tête vive, marquée d'une pelote blanche, me fit chavirer : c'était elle, Symphonie de Borée.
Sachant se montrer discrète quand il le fallait, Eva se recula pour me laisser dire les mots que j’avais préparés et que j’attendais depuis des jours de pouvoir prononcer. Je passai mon bras autour de Sacha et lui chuchotai à l'oreille :
- Bonnes retrouvailles.
Mon excitation était à son comble, mon sang saturé d'adrénaline. Mais le sursaut que j'attendais ne vint pas. Mon compagnon s'était glacé entre mes bras. Je l'aidai à sortir de sa transe en lui donnant quelques secousses. Alors, il me regarda, regarda Symphonie et me regarda de nouveau.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? lâcha-t-il, l'air complètement perdu.
- Tu ne reconnais pas ton cheval, celui que tu voulais teindre en bleu ? l'aiguillai-je d'un ton presque badin, le poussant à se décontracter, le poussant à y croire.
Mes efforts portèrent leurs fruits car son corps retrouva sa souplesse, subitement guéri d'un fou rire qu'il cacha derrière ses mains, sans toutefois parvenir à dissimuler la beauté de son front que l’hilarité faisait étinceler. S’il me restait encore quelques craintes, toutes s’envolèrent à cet instant. J'éclatais de bonheur. C'était pour cette émotion que j'avais lutté, pour ce sourire que j'avais tout donné.
- Vous ne serez plus jamais séparés. Je te le promets.
- Quoi ?
- À partir d'aujourd'hui, ton cheval est de nouveau tien.
- Hein ?
Sacha ne réalisait pas. Je jugeai bon de tempérer un peu ma comédie.
- Je sais bien que ce n’est pas exactement lui. Je sais que ce n’est pas le cheval de ton enfance et que rien ne pourra le remplacer, mais avec celui-ci tu pourrais prendre… un nouveau départ.
- Tu veux dire que…
C’était le moment. Je laissai échapper la deuxième formule que j'avais le plus impatiemment attendu de prononcer :
- Surprise !
Du coin de l'œil, j'aperçus une grimace se dessiner sur le visage d'Eva, mais je m'en fichais. L'instant était parfait.
- Des… retrouvailles ? … Mon cheval ? … Tu… T-tu l'as adopté ? balbutia Sacha.
- Ouais ! confirmai-je pour qu'il n'ait plus de doutes.
La main qu'il avait plaquée sur sa bouche commença à se tordre, tournant alternativement vers moi son dos ou sa paume. Une phalange de son annulaire glissa même entre ses dents. L'émotion devenait trop forte, le bouleversement avait entraîné la panique.
- Mais… Martin… dit Sacha, haletant, perdu entre le malaise et les rires incrédules.
De nouveau, je resserrai mes bras autour de lui, prêt à le rattraper si ses jambes ne le soutenaient plus.
- Mais Martin, reprit-il, ce que je t'ai raconté… C'était pas pour de vrai… J’ai jamais eu de cheval bleu…