39. Ce qu'il y a de mieux

Par Gab B

Chapitre 9 : L'alliance

 

Ce qu'il y a de mieux

 

Dans la cour intérieure de la commanderie militaire, entouré par des murs plus hauts que lui, Bann donnait des petits coups de pied dans les cailloux qui se trouvaient sur son passage. Cela l’aidait à réfléchir et à se dégourdir les jambes. À côté de lui, Mevanor continuait de parler comme si son aîné l’écoutait. Les deux frères mettaient à profit le temps libre qui leur était accordé chaque jour pour discuter loin des oreilles indiscrètes et échafauder un plan. La seule avec qui ils partageaient leurs réflexions était Glaë, qui semblait à la fois fascinée et intriguée par leurs discussions. Elle ne contribuait pas vraiment, mais Bann appréciait sa présence, car elle les empêchait de se disputer. Quand elle se trouvait avec eux, même Mevanor paraissait optimiste.

Obtenir l’accord du Haut Conseil, trouver des financements et de la main-d’œuvre : c’était le rôle de leurs parents, à l’extérieur. Depuis les geôles de la commanderie, ils ne pourraient pas beaucoup les aider. Ils avaient donc décidé de ne s’occuper, dans un premier temps, que de l’aspect technique de la construction. Et l'unique conclusion à laquelle ils avaient abouti ne les rassurait pas vraiment. Ils devaient faire appel aux bâtisseurs pour ériger le barrage, les seuls qui possédaient un savoir-faire suffisant pour une telle entreprise. Or ces derniers faisaient partie de l’armée.

— Vu l’accueil qui nous a été réservé lors de notre jugement, nous n’avons aucune chance de convaincre le Général de nous laisser disposer de ses hommes, déclara sombrement Mevanor.

Bann lui lança un regard noir. Inutile de revenir sur cet épisode. Ce jour-là, il avait pourtant eu l’impression d’intéresser la plupart des officiers, mais aucun d’entre eux n’oserait s’opposer publiquement à leurs supérieurs. D'après ses parents, le conseil militaire avait initialement été créé pour contrebalancer le pouvoir des plus hauts gradés. En théorie, chacun pouvait y exprimer son opinion. En pratique, le Général, le Premier Commandant et le Commandant des éclaireurs prenaient les décisions et le reste de l’assemblée suivait leur vote. Pour s’assurer du soutien de l’armée, il leur fallait donc persuader au moins deux des trois hommes.

— Ekvar ne changera pas d’avis, c’est un vieux militaire borné et aigri. Mais Ilohaz pourrait voter en notre faveur. Il a désobéi lui aussi au Conseil de la Cité pour aller brûler la carcasse du mastodonte.

Mevanor répondit par une moue peu convaincue.

— Admettons qu’Ilohaz se range de notre côté, convint-il. Il nous manquera encore le soutien du Premier Commandant, Heifri. Comment pouvons-nous le persuader de nous suivre ? Que pouvons-nous lui promettre ?

Bann haussa les épaules.

— Il veut la place de son chef, comme tout le monde. Mais je ne vois pas comment nous pourrions lui donner.

Ils se turent alors que trois autres détenus passaient près d’eux et leur jetaient des regards intrigués.

— J’ai peut-être une idée pour régler vos problèmes d’un coup, déclara finalement Glaë.

Les deux frères se tournèrent vers elle dans un même mouvement. Depuis qu’ils l’avaient rencontrée, la prisonnière suivait leurs échanges avec intérêt, mais intervenait rarement ; elle se contentait surtout de les écouter et de poser des questions. Cette soudaine prise d’initiative de sa part était bon signe. Bann l’encouragea à poursuivre d’un mouvement du menton alors qu’elle rougissait légèrement.

— Je ne connais pas personnellement le Commandant des éclaireurs, mais tout le monde sait que c’est une tête brûlée. Pour finir de le convaincre, vous pourriez lui proposer de se charger de la sécurité du chantier. Un poste créé spécialement pour lui, pour le flatter et lui donner de l’importance. Ensuite, vous pourriez expliquer au Premier Commandant que, s’il veut affaiblir le pouvoir du Général, il devra voter en faveur du barrage, car Ekvar se retrouvera alors seul contre tous. S’il n’arrive plus à faire asseoir son autorité sur ses soldats, le Haut Conseil pourrait exiger son départ. Comme vous aurez écarté Ilohaz de l’équation, il ne restera plus au Premier Commandant qu’à cueillir son nouveau poste de Général.

Bann ferma les yeux pour se concentrer. Ce qu’elle proposait paraissait alambiqué et il n’était pas certain d’avoir tout saisi, mais il avait l’intuition que ça fonctionnerait. Il rouvrit les paupières pour regarder Mevanor. Le visage de son cadet s’était tourné vers lui comme une interrogation, à laquelle il répondit par un sourire en coin. Oui, ce plan pouvait fonctionner. Ils convaincraient le conseil militaire de leur donner une seconde chance et l’armée regretterait de les avoir traités en criminels.

— Bann Kegal ! cria soudain un garde d’une voix forte, les ramenant tous trois à la réalité.

L’intéressé sursauta à la mention de son nom et fit volte-face pour observer les hommes qui s’avançaient vers lui. Le plus grand, celui qui l’avait interpellé, portait une longue queue de cheval d’un blond qui tirait vers le roux. L’autre avait un air taciturne et des cernes violacés sous les yeux. Tous deux revêtaient des ceintures dorées très voyantes, ornées d’une tête de serpent.

— Tu as un visiteur, indiqua le premier. L’administratrice Volbar a demandé à parler avec toi.

Bann fronça les sourcils. L’administratrice Volbar ? La fille de l’administrateur ? Il ne l’avait croisée que quelques fois lors de cérémonies officielles et elle ne lui avait jamais adressé la parole.

— Qu’est-ce qu’elle veut ? souffla dans son dos un Mevanor perplexe.

L’aîné secoua la tête. Il n’en avait aucune idée. Après un regard pour son frère, qui lui retourna un sourire incertain, il suivit les hommes à travers les couloirs de la prison.

Le silence du bâtiment contrastait avec le brouhaha de la cour et permettait à Bann de distinguer nettement les murmures des deux gardes qui chuchotaient devant lui. Visiblement, ils se disputaient au sujet de Mara Volbar. Le plus grand tentait de persuader son camarade qu’elle lui avait fait du charme. L’autre rétorquait qu’une fille comme elle ne s’intéresserait jamais à un garçon comme lui. Ce à quoi le blond répondait d’un air grivois qu’elle ne pouvait pas faire la fine bouche : aucun homme bien né n’accepterait d’épouser une administratrice pour finir dans l’ombre de Dami Volbar, qui prendrait un jour la tête du quartier à la suite de son père.

Leur conciliabule graveleux agaçait Bann. Même s’il ne connaissait pas personnellement l’administratrice, entendre de simples gardes tenir de tels propos au sujet d’une des trois femmes les plus puissantes de la Cité le dérangeait profondément. Jamais il n’aurait imaginé que des soldats pouvaient ainsi faire preuve d’un manque de respect aussi flagrant envers une personne de haut rang. S’ils parlaient de cette manière de la riche et influente Mara Volbar, que disaient-ils des Kegal ? Que disaient-ils de lui ?

Soudain, insidieuse, comme un ver qui aurait petit à petit creusé son trou dans un fruit, la pensée sur laquelle il essayait de ne pas s’attarder se rappela à lui. Il ne serait pas le prochain administrateur Kegal.

Il s’efforçait de paraître soulagé. De toute façon, il n’avait jamais voulu de la vie monotone et bien rangée que ses parents prévoyaient pour lui. La perspective de diriger un quartier ne l'excitait pas. Mais il voyait bien que les autres le regardaient différemment à présent. Comme s’il avait changé. Comme s’il était devenu moins important qu’avant. Et il devait reconnaître qu’au fond, il avait toujours été fier d’être fils d’administrateur et fier du statut que lui avait conféré le titre d’héritier.

Comme à chaque fois depuis des jours, depuis que sa mère le lui avait annoncé, il repoussa l’idée rapidement. Il ne voulait pas y penser. Il devait se concentrer sur le barrage. Sur sa sortie de prison. Gérer un problème à la fois. Dans le cas présent, l’administratrice Volbar. Et après le succès du barrage et de la nouvelle expédition au gouffre, ses parents changeraient d’avis, comprendraient qu’il possédait l’aura d’un meneur et tout redeviendrait normal.

Une fois arrivés à destination, ses accompagnateurs le firent entrer dans une petite salle et refermèrent la porte derrière lui, le laissant seul avec sa visiteuse. Assise à une table, Mara Volbar l’attendait. Ses cheveux relevés en une coiffure sophistiquée, sa longue robe couleur émeraude richement brodée et ses bijoux qui brillaient à la lumière vacillante des torches détonnaient avec l’aspect un peu miteux de la pièce. Elle posa sur lui un regard impatient et inquisiteur ; Bann cessa un instant de respirer pour se perdre dans les nuances vertes de ses yeux. Il se ressaisit rapidement, le temps d’un clignement de paupière, et s’avança vers elle. Pris au dépourvu par l’absence d’une deuxième chaise pour s’asseoir, il resta debout de l’autre côté de la table, les bras ballants, pendant qu’elle le dévisageait, mains et jambes nonchalamment croisées. Il entrouvrit les lèvres pour la saluer, mais elle le coupa d’un geste agacé.

— Passons les obséquiosités, Bann Kegal. Tu sais qui je suis, je sais qui tu es. Je n’ai pas beaucoup de temps. Je suis venue pour entendre de ta bouche comment tu comptes construire un ouvrage si énorme aux confins de la vallée.

Un peu surpris par sa brusque entrée en matière, Bann répéta le discours qu’il avait servi à sa mère quelques jours plus tôt, agrémenté des quelques réflexions auxquelles il était parvenu depuis. Il marquait volontairement des temps de pause pour laisser à son interlocutrice l’occasion d’intervenir, mais elle ne l'interrompit pas. Elle se contentait de le fixer d’un air vaguement ennuyé alors que les yeux du jeune homme papillonnaient entre les prunelles de Mara, sa bouche rouge pincée, le grain de beauté de sa joue droite et un point au fond de la pièce.

— Tu n’as pas répondu à ma question, déclara enfin l’administratrice une fois qu’il eut fini. Je ne veux pas savoir pourquoi tu désires ériger un barrage sur le Fleuve, mais comment tu comptes faire.

Bann se sentit rougir. Elle n’avait été impressionnée ni par son histoire ni par ses idées. À peine plus âgée que lui, elle semblait pourtant le considérer comme un gamin immature.

— Je te l’ai dit, répliqua-t-il d’un ton agacé. Nous allons faire appel aux bâtisseurs pour…

— Avec quel argent ? coupa-t-elle. Je ne crois pas que le quartier Kegal puisse se délester de deux millions d’écailles et il n’y a aucune chance pour que le Haut Conseil vous accorde autant de fonds sur la trésorerie de la Cité.

Deux millions d’écailles ! Le chiffre qu’elle annonçait fit tressaillir Bann, qui prit un moment pour digérer l’information. Elle avait raison. Jamais ses parents ne pourraient lui fournir une telle somme, à moins de vendre une partie de leurs terres à un autre quartier. Était-ce le motif de la venue de Mara ? Voulait-elle racheter la parcelle qui leur avait jadis appartenu ? Pourquoi s’adresser à lui dans ce cas et pas directement aux administrateurs ? Elle reprit alors qu’il réfléchissait toujours.

— Nous avons estimé le montant par comparaison avec des constructions de la même ampleur et à l’aide de plans approximatifs dessinés par des bâtisseurs. Je peux te les faire parvenir si tu le souhaites.

Le jeune homme sentait que la situation lui échappait. Il commençait à en avoir marre de piétiner debout devant elle, à se balancer d’un pied à l’autre pour trouver une position confortable. Pour se donner une contenance, il carra les épaules et bomba un peu le torse.

— Merci. Je les comparerai aux nôtres.

Le sourire légèrement moqueur qu’il reçut en retour prouvait qu’elle n’était pas dupe.

— Vous n’aurez aucun mal à faire rêver assez d’administrateurs pour obtenir une majorité de voix au Conseil, continua Mara d’un air plus grave. Ta mère y travaille d’arrache-pied et tes belles paroles suffiront à convaincre les plus indécis. Mais vos jolis discours ne tiendront pas longtemps lorsque vous vous trouverez confrontés au problème du financement.

Elle marqua une pause, décroisa les jambes puis les recroisa dans l’autre sens.

— Nous compléterons la somme qui vous manquera, quelle qu’elle soit. En contrepartie, ajouta-t-elle en devançant la question que Bann s’apprêtait à poser, nous aurons l’exclusivité sur tout ce qui sera extrait du gouffre, pendant deux ans.

Bann secoua la tête.

— Le Haut Conseil n’approuvera jamais ces conditions.

L’administratrice répondit par un sourire mystérieux et un petit geste de la main comme pour balayer sa remarque. Le jeune homme n’insista pas. Il ne voulait pas prendre le risque de la faire changer d’avis. Ce soutien inattendu et un peu trop facile le laissait perplexe.

— Pourquoi êtes-vous de notre côté ?

— Pourquoi pas ? rétorqua son interlocutrice. As-tu tant de mal à imaginer que nous puissions nous aussi désirer ce qu’il y a de mieux pour la Cité ?

Bann haussa les épaules. Après tout, il se fichait pas mal des gisements du fond du gouffre. Les Volbar pouvaient bien récupérer ce qu’ils voulaient. Lui se fichait du profit qu’ils pourraient en tirer. Mais ses parents y trouver peut-être à redire.

— Et si nous refusons votre contrepartie ?

La jeune femme secoua la tête.

— Tu ne m’as pas comprise. Ce n’était pas une question. J’ai déjà vu tout ça avec les administrateurs Kegal et ils se sont pliés à nos exigences. De toute manière, ils n’avaient pas vraiment le choix. Je suis juste venue te l’annoncer moi-même, pour sceller de vive voix notre partenariat. Après tout, c’est toi qui es à l’origine de l’alliance entre nos deux familles.

Bann se renfrogna un peu à la mention de ses parents. Ce qu’il craignait était déjà en train de se produire : ils accaparaient son idée et prenaient toutes les décisions sans lui. Quel imbécile il avait été de leur faire confiance !

— Rassure-toi, ajouta Mara qui dut lire son mécontentement sur son visage. Tout le monde dans la Cité ne parle que de ton frère et toi. Vos parents ont été très clairs à ce sujet : ils ne font que vous parrainer. Tout comme nous, d’ailleurs. Aucun administrateur ne se risquerait à prendre l’entière responsabilité en cas d’échec !

Si son ton se voulait sarcastique, les paroles de l’administratrice consolèrent le jeune homme. Il la regarda se lever et se diriger vers la porte. Elle avait visiblement annoncé son message et terminé de le jauger.

— J’oubliais, dit-elle soudain en se retournant vers lui. Fais attention aux missives que tu envoies à l’extérieur. Le Général Ekvar fait lire tes communications. Certains gardes de la commanderie portent une ceinture dorée ornée d’un serpent. Si tu passes par eux, tes lettres arriveront à leur destinataire sans être ouvertes.

Le jeune homme hocha la tête pendant qu’elle sortait de la pièce, sans chercher à comprendre pourquoi ni comment elle avait eu accès à cette information. Même si Mara Volbar avait été porteuse de bonnes nouvelles, ce premier entretien avec elle lui laissait un goût amer dans la bouche. Elle s’était révélée bien plus préparée que lui, avec ses plans et ses estimations. Il était passé pour un idiot, et il détestait ça.

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