39 - Deux pauvres loques

Je crus que nous allions rester tous deux paralysés par le choc. Mais Sacha prit la parole et la légèreté que contenaient ses mots me fit plus de mal qu’une franche injure :

- Ah, j’ai pigé. C’est une blague, c’est ça ?

- Non, Sacha. C’est pas une blague.

Ses traits s’assombrirent d’un coup. Je me tenais blême devant lui, les bras pendant le long du corps et, avant qu’il ne puisse dire autre chose, j’énonçai lentement, avec une acidité qui m’effraya moi-même :

- Tu m’as menti…

Les sourcils froncés en signe d’inquiétude, il essaya de se débattre :

- Non… Enfin, j’ai jamais cherché à te mentir. Je pensais pas que tu prenais ces histoires au sérieux…

- Et comment j’aurais pu deviner ?

Il dévisagea silencieusement, comme s’il ne comprenait pas. Comme s’il ne comprenait rien. Son attention se déplaça lentement vers Symphonie. Ah ça oui, il pouvait la regarder. Ses yeux s’arrondissaient de plus en plus. Quand il réalisa qu’elle ne tiendrait jamais tout entière dans son champ de vision, il se retourna vivement et, cette fois, s’adressa à moi en m’accablant d’offenses :

- Mais t’es un grand malade ! Comment t'as pu acheter un cheval en te disant que ça me rappellerait le… le mien ?

- Il est exactement comme tu l'as décrit. Tout correspond. La robe baie, la tache blanche…

- Sérieusement ? Même moi qui ai jamais vu d'autres chevaux que ceux de la police montée, je suis sûr qu'on en trouve des centaines qui ressemblent à ça. Mais c’est même pas la question ! Tu… Tu t’es vraiment dit que c’était la réalité quand j’ai raconté l’histoire du cheval bleu, des papillons et du tableau volé ?! À ce niveau-là, on peut plus appeler ça de la naïveté !

Je nageais en plein délire. Non seulement il avait proféré tous ces mensonges sans vergogne, mais il trouvait encore le moyen de me faire des reproches, me parlant comme si j'étais le dernier des abrutis !

- Tu te rends compte de ce que j'ai fait pour toi ? tentai-je de le ramener sur terre.

- Je t'ai jamais demandé de m'acheter un cheval !

C’en était trop. Je craquai.

- Tu m'as raconté ton soi-disant passé tout en me demandant de ne pas te parler de ton avenir ! criai-je par-dessus lui. T'as passé des jours entiers enfermé dans mon appart' à rien foutre d'autre que de t'inventer des parents suicidés ! Tu croyais pas que j'allais rester sans rien faire pendant que tu me montrais à quel point t'étais malheureux ? T'as pleuré devant moi ! Alors oui, ce putain de canasson, tu me l'as demandé parce que tu m'as demandé de te rendre heureux !

Je ne savais pas s'il entendait ce que je disais. Moi, je ne l'entendais pas. Il avait beau brailler, se démener, s'égosiller devant moi, je ne reconnaissais plus rien dans la bouillie que ses mots faisaient avec les miens. D'ailleurs, je ne savais pas si je pensais tout ce que je disais. Je crachais seulement ce qui me passait par le cœur, souhaitant qu'il ait honte de ses tromperies, souhaitant qu'il se sente misérable.

Soudain, une poigne formidable m'attrapa par le bras et me fit presque voler à travers la cour. Sacha se tut également, transporté dans le même mouvement que moi.

- Si vous avez des comptes à régler, vous allez faire ça plus loin !

C'était Eva qui était intervenue dans la bataille. Pas une rougeur ne troublait son expression de glace. Pourtant, elle était devenue terrifiante, sa main sur mon bras semblait avoir été chauffée à blanc sous l'effet d'une fureur sourde. Le silence tomba comme une grêle de mars, nos oreilles battues du crépitement des chevaux qui s'étaient mis à renâcler.

Habité par la rage, je m'éloignai à grands pas dès qu'Eva m'eut relâché. Sans un regard pour Sacha je filai récupérer mon sac à l'accueil, ne voulant plus l'entendre ni le voir. Mais il était toujours là, il tournait autour de moi, il se mettait dans mon passage. Je l'écartai violemment pour qu'il ne reste pas planté devant la porte que j'avais besoin de franchir. Un nœud se forma dans ma poitrine lorsque je sentis son corps maigre céder sous ma pression. J’en retirai une étrange satisfaction. Non pas celle de l'avoir blessé mais, celle, masochiste, que ma brutalité se retourne contre moi, me punissant de violenter un être cher.

Autour de nous, les visiteurs inquiets se retournaient pour assister à l’altercation. Je détestais ces scènes de drame que je jugeais puériles et dignes de collégiens. Dans ma vie, je les avais toujours soigneusement évitées. Cependant, depuis que je le connaissais, il me semblait que j'en vivais régulièrement. Il n'y avait que lui pour me mettre dans des états pareils.

Je voulais fuir. Les chemins de campagne étaient nombreux, il y avait de la place. Mais il continuait de trottiner derrière moi, comme si je ne lui avais pas assez fait comprendre que je voulais être seul.

- Attends-moi ! criait-il, pathétique.

Je continuais d'avancer à une cadence insensée.

- Attends, enfin ! Explique-moi, au moins ! À partir de quel moment tu achètes un cheval pour quelqu'un que tu connais depuis deux mois ?

Nous étions arrivés au beau milieu d'un champ nu dont la terre sèche et morte renforçait l'impression de « nulle part ». Certain que personne n'entendrait nos aboiements ni ne viendrait nous empêcher de nous écharper, je me retournai brusquement, lui faisant enfin face :

- À partir de quel moment tu couches avec un inconnu ?

Sacha eut l'air choqué, ce qui ne l'empêcha pas de répliquer :

- T'es pas un inconnu ! T'es le mec qui fantasme sur moi depuis le jour où il m'a offert son toit !

- Je fantasme que dalle !

- Tu crois que je suis aveugle ? Tu crois que je vois pas la façon que t’as de me mater ?

- Donc, tu t'es dit que ce serait facile de me manipuler en écartant les jambes ?

Je craignis, en disant cela, d'être allé trop loin, mais Sacha, quoiqu'il eut une expression encore plus scandalisée que la précédente, continua de répondre :

- C'est ça, l'image que tu as de moi ?

- Ça vaut bien celle que tu as de moi ! Puisque tu me prends pour un obsédé !

- Tu le fais exprès ? Je te prends pas pour un obsédé ! Alors arrête de me traiter de pute ! Peut-être bien que j'étais pas follement amoureux de toi, mais je l'ai fait parce que j'en avais envie !

Chacun de ses mots déclenchait en moi une déferlante d'émotions où roulaient pêle-mêle les meurtrissures de la colère et, incontrôlables, les souvenirs voluptueux de cette nuit-là. Nous étions en train de mener la conversation que nous aurions dû avoir dès que Raph me l'avait conseillée. La repousser avait tout rendu plus difficile, nous n'étions plus capables de nous exprimer sans incendier l'autre. Ma voix se cassa, les larmes affluèrent, il avait dit ce que je redoutais. Je tentai de cacher l'humidité de mes yeux, me sentant stupide comme un gosse victime de sa sensiblerie.

- Pourquoi tu pleures ?

- Parce que j'aime pas me disputer avec toi. Et je pleure pas.

C'était risible.

- Dis-moi la vérité.

Je m'étais tourné. Je ne voyais plus Sacha mais je pouvais percevoir la frayeur que ma réaction avait suscité en lui. Il n'eut pas à batailler bien longtemps pour que j'avoue ce que j'avais sur le cœur. Au fond, j'avais envie qu'il le sache. Il me fallut juste du temps pour reprendre le contrôle de ma voix car elle se mettait à dérailler dès que je pensais à l'idée que je cherchais à exprimer.

- J'aurais voulu le savoir plus tôt, tu vois… lâchai-je comme je pouvais. Savoir plus tôt… que tu ne m'aimais pas.

Je m'accroupis pour former entre mes genoux une caverne où enfouir mon visage. Le poids de mon sac faillit m'entraîner en arrière. Je me sentais grotesque.

- J'ai pas dit que je t'aimais pas…

Sacha s'était baissé à ma hauteur. Il ne semblait plus savoir quoi faire de moi et du spectacle détestable que je lui offrais. C'était comme si nous étions allés si loin dans l'horreur que jamais nous ne retrouverions le chemin pour en sortir. Alors que je pensais œuvrer pour éviter cette catastrophe, je n'avais fait que la provoquer, tel le jouet de la fatalité. Alors que je pensais construire un conte de fées où nous pourrions vivre heureux pour l'éternité, je n'avais fait que rendre Sacha encore plus malheureux. Sa main se posa sur la mienne. Que voulait-il ? Je tâchai de me repasser tous les événements pour comprendre où j'avais foiré.

- Y en a au moins une que ça aura servie, cette histoire, constatai-je cyniquement.

- Qui ?

Je relevai ma tête hideuse vers Sacha et découvrit qu'il avait pleuré aussi. Nous étions deux pauvres loques.

- Symphonie.

J'expliquai comment je lui avais évité le pire.

- Tu as bien fait, Martin.

- Tu crois ?

Il hocha la tête et sa main, celle qui n'était pas sur la mienne, vint caresser mes cheveux, écrasant au passage une larme qui perlait au coin de mon œil.

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