Songes

Elle avait conscience de tout, de chacune de ses mèches bercées par la brise légère, de toutes les nuances des effluves l'encerclant, l'odeur de la terre fraîche, de l'herbe humide, des traces de cette bolée de vin dans son propre souffle, et de la poudre aussi. Surtout la poudre. 

L'averse s'était achevée quelques instants auparavant, et les oiseaux, perchés sur les branchages des bois environnants, célébraient le retour des rayons d'un soleil bienfaiteur. Elle percevait la présence des chevaux dans une étable toute proche. Leurs hennissements, et l'odeur également. Les éclats de rire qui s'échappaient de la taverne pourtant loin, les roues d'une carriole contre les pavés de la mauvaise route, les vociférations du boucher sur sa jeune épouse grosse de plusieurs mois, les gloussements de la basse-cour de ce dernier, toute la myriade de bruits et d'odeurs qui formait son quotidien, son écosystème. Et pourtant, aussi puissant que soit l'arrière-plan du décor, il n'était que cela, un paysage secondaire. Toute sensation se trouvait supplantée par l'odeur du cuir, son bruissement à chaque mouvement, par ce souffle chaud contre son oreille, par ce parfum musqué, odeur corporelle aussi forte qu'hypnotisante, et par ces mains dont elle sentait les paumes se déplacer sur son ventre malgré la rigidité du corset de mauvaise qualité qui le recouvrait.

— Expire lentement...

Et cette voix... Le chant du cygne à son oreille.

— Garde les yeux clos...

Symphonie magnifique. Touché divin, une paume quitta son estomac pour s'en venir glisser le long d'un bras où l'étoffe tellement légère ne la protégeait plus du crépitement de son épiderme. Les doigts se refermèrent sur un coude ployant sous le poids du bois et de l'acier qu'elle peinait à maintenir droit.

— Concentre-toi... Visualise... susurrait toujours la basse sourde et séductrice.

Divine tentation. Comment se concentrer lorsque, sous ses jupes, tout n'était plus que feu ardent et convoitise ?

— Vide tes poumons... l'enchantait la voix, tandis que la main appuyait, enfonçait sa paume dans son corset, le pouce frôlant l'arrondi d'un pudique sein débordant du contraignant vêtement.

Un hoquet de surprise, un hoquet de désir, et ses poumons se trouvèrent privés de tout oxygène. Torture.

— Ne rouvre les yeux que lorsque tu seras prête, vraiment prête. Alors, tu devras inspirer et agir d'un seul mouvement.

Et la voix se tut, la laissant être la seule instigatrice de la suite des opérations. Les poumons vides, les yeux clos, elle tenta de contrôler son esprit, de se concentrer, de l'occulter tant bien que mal. Elle se représenta mentalement son objectif, le visualisa, le positionna dans l'espace, aligna son corps en fonction de ces perceptions aveugles, et lorsqu'elle fut moins incertaine que les fois précédentes, elle s'autorisa à mettre un terme à son apnée. D'un seul et même mouvement, elle laissa ses poumons s'emplir, ses paupières s'ouvrir, et son index presser la détente. 

Cela n'avait duré qu'une fraction de seconde, mais l'attente de la confirmation ou l'infirmation lui sembla s'établir sur des siècles avant que le bris de verre ne vienne ponctuer la détonation assourdissante de l'explosion. Les tympans sifflants, elle observa, incrédule, l'ancien pichet réduit à l'état d'éclats dans la terre au pied du tonneau sur lequel on l'avait, préalablement, exposé. Le mousqueton toujours en main, les bras ballants le long de ses jupes, elle avait du mal à réaliser qu'après seulement cinq essais, elle était parvenue à faire mouche. Stoïque dans un premier temps, elle ne tarda pas à reprendre vie, et se laisser gagner par l'euphorie.

— J'ai réussi ? scandait-elle sans trop oser y croire.

N'avait-il pas triché ? N'avait-il pas réorienté son bras tandis qu'elle s'apprêtait à viser à côté ? Ne s'était-il pas joué d'elle ?

— Tu as réussi, affirmait la voix toujours à son oreille, ses mains s'attardant plus que de raison sur elle.

— J'ose espérer, monsieur, que vous ne vous amusez pas de mon ignorance pour la chose des armes, le prévint-elle de sa voix chantante. Je ne tolérerais qu'on me moque de la sorte.

Ce disant, elle souleva d'une main ses jupons dont l'ourlet terreux témoignait de sa basse extraction, tandis qu'elle se retournait pour lui faire face, et lui tenir tête de sa maigre taille.

— Par Dieu, il n'est pas dans mon intérêt d'écourter les leçons, je m'en voudrais que ta tête se retrouve sur le billot pour un tir raté.

Sa moustache s'éleva d'un seul côté, en même temps que ce sourire qui se propageait sur ses traits crottés de terre, et inondait ces deux lacs d'un calme perçant. Ces lacs qui fondirent inexorablement jusqu'à cette bouche, cette lèvre qu'elle torturait, qu'elle mordait, comme chaque fois qu'elle lui faisait face et que cette sensation étrange et pécheresse s'enroulait autour de ses organes. Elle aurait voulu s'arracher à cette contemplation silencieuse, elle aurait dû, mais comme à chaque fois ce fut lui qui y mit fin. D'une main, il lissa le triangle de poils sous sa lèvre inférieure avant d'enfoncer son chapeau sur la toison de boucles ébènes lui encadrant le visage. Ils avaient beau se trouver à l'écart de la rue et de la ville, s'ils avaient choisi d'éviter les regards indiscrets ce n'était absolument pas pour se contempler dans le blanc des yeux en toute impunité. Elle voulait apprendre à tirer, et puisque son sexe lui interdisait de le faire, ils avaient trouvé ce terrain en jachère suffisamment loin de tout pour quelques exercices pratiques.

— J'ai fait mouche ? réalisa-t-elle après ce gênant moment de silence.

— Tu as fait mouche, lui affirma-t-il en ôtant le mousqueton de sa main, pour le remplacer par un autre, chargé. Si tu souhaites confirmation...

Les mains dans le dos, il recula solennellement de deux pas, lui signifiant, de ce fait, qu'elle devrait agir seule cette fois, livrée à elle-même. Elle l'observa se saisir du coin de son couvre-chef dont l'unique plume oscillait dans la brise, pour la saluer en s'affaissant sur un pied. Une révérence théâtralisée comme chacun de leur échange, tandis qu'elle inspirait et expirait bruyamment pour se donner du courage, gonflant dans le même mouvement, sa maigre poitrine devenue ostentatoire sous l'impulsion de ce contraignant et mensonger corset.

— Prête ? chercha-t-il à s'informer.

— Toujours ! tonna-t-elle en fronçant des sourcils, son ego l'emportant sur ses craintes.

Elle repoussa les boucles laissées libres par-dessus son épaule, et se retourna en direction de cet autre pichet intact sur le deuxième tonneau.

— Si j'y parviens, nous passerons à l’épée, le prévint-elle, déterminée.

Les yeux clos, la respiration lente, elle entreprit d'expirer tout en visualisant la cible. Elle devait se concentrer, mais le sifflement en provenance de son dos l'en empêchait.

— Charles ! gronda-t-elle, frustrée.

Il cessa après un léger ricanement provocateur. Alors, elle se remémora un à un ses précieux conseils, les appliqua, inspira, et tira...

 

La détonation ne ressembla en rien à celle d’un mousqueton. Elle ébranla le sol, troua les cieux. Cela n’avait aucun sens. 

 

Dans sa paume, le mousquet avait disparu. A ses pieds, la cendre avait remplacé la terre. Elle courait. Pourquoi courait-elle ? Ce n’était plus Paris. Ce n’était même plus la même époque. 

 

La bile lui remontant dans le gosier fut la première sensation qu'elle eut, puis vint l'odeur. L'odeur ignoble, l'odeur intolérable. Une odeur qui lui retournait le cœur, une odeur qui était la cause de ses haut-le-cœur. Le charnier. Tout n'était plus que charnier. Les poumons en feu, elle courait. Cendres et éclats écarlates. Elle s'arrêtait, toussait, crachait, puis recommençait. Sa peau brûlait, ses yeux brûlaient, chaque partie de son être n'était que fournaise. Sa tunique jadis d'un blanc immaculé tournait au gris de différentes nuances. Sa figure devait être dans le même piteux état. 

Elle n'en pouvait plus, elle manquait d'air, et recevait des coups à chaque nouveau pas. C'était la cohue. Chacun courait pour sauver sa peau, abandonnait les cadavres en chemin, poussait l'égoïsme jusqu'à les enjamber. Le ciel était en feu, la montagne en colère. Ce sont les dieux, hurlait-on de part et d'autre. Qu'avaient-ils fait pour mériter ça ? S'interrogeait-on, gémissait-on hurlait-on. Qu'importe, il n'était plus l'heure pour de pareils questionnements. Tout n'était plus que vaines tentatives de survie et instinct primitif : courir. Alors elle courait, elle asphyxiait, mais elle courait, ses sandales claquaient les dalles brûlantes. Elle pouvait sentir le feu de Pluton s'ouvrir sous ses pieds, et Cerbère lui en lécher la plante. Et la terre qui ne cessait de trembler. 

Elle manquait d'air, elle manquait de lucidité. À ses côtés un corps, déjà à moitié calciné, continuait sa course effrénée. Elle voulut hurler, mais seul un gémissement rauque parvint à s'extraire de son gosier desséché. Elle voulut s'arrêter là, s'allonger là, et attendre là. Attendre que la mort vienne la cueillir, attendre que l'inévitable se produise enfin. À quoi bon ? pensait-elle, à quatre pattes contre la pierre. Mais des doigts se refermèrent sur le haut de son bras, meurtrirent sa peau en feu, s'enfoncèrent dans ses chairs sans le moindre ménagement, et tirèrent, tirèrent, et tirèrent encore jusqu'à ce qu'elle fut enfin sur ses pieds, fébrile sur ses jambes, fouillant aveuglément entre ses larmes pour le trouver. Lui. Toujours lui. Encore lui.

— Nàsia...

Ses lèvres en formèrent les contours du prénom, mais pas le son. Elle n'en avait pas besoin, elle entendait aux tréfonds de son crâne sa voix résonner très distinctement. Elle était à bout de force, à bout de volonté, à bout d'espérance pour elle-même. Seulement pour elle-même. Lui. Lui. Lui. Il devait vivre. Il devait survivre. Il devait fuir. Il devait y parvenir. Et il n'irait pas sans elle. Alors elle toussa, elle cracha, et recommença. La main masculine glissa jusqu'à la sienne, et les doigts s'enroulèrent les uns autour des autres, s'unissant, se soudant, se confondant en un seul et même ensemble tout-puissant. Un bout de sa tunique couvrant sa bouche et son nez, elle se laissa traîner dans les petites artères, à l'opposé du flot de la foule, à contre-courant, vers ce ciel d'un rouge sanglant. Ils allaient mourir. Ils n'y survivraient jamais. Mais ça n'avait plus aucune importance. Peut-être que ça n'en avait jamais eu, finalement. Mourir avec lui, était-ce vraiment mourir ?

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Notsil
Posté le 04/06/2021
Coucou !

Oh décidément j'aime beaucoup ces songes ! On sent chaque fois que le perso féminin était une âme forte, n'empêche. Vouloir être indépendante, savoir se défendre....
Avec une 2ème partie qui est davantage centrée sur leur lien, faire les choses pour l'autre, qu'ensemble ils sont invincibles.... et que toujours ils fuient la mort...

Dans la 1ère partie, j'ai juste trouvé étrange que lui la tutoie et elle le vouvoie. Je les pensais un peu plus proches, vu comment il se permet de la toucher et pour prendre le risque de lui apprendre à tirer. Ou alors elle se moque gentiment ?

Je ne situe pas l'époque du 2ème passage, j'ai eu l'impression que ça se passait avant avec le côté "on a offensé les dieux/catastrophe naturelle". Et j'ai beaucoup aimé la dernière phrase ^^
OphelieDlc
Posté le 11/06/2021
Oui, Charles tutoies Alix (et allez, voilà que je te dévoile des prénoms, haha !) car ils n'appartiennent pas au même milieu social. Charles est bourgeois, Alix est roturière. Et c'est Alix qui s'obstine à maintenir de vouvoiement de son côté. Un entêtement visant à faire oublier l'absence de distance dans les gestes et le reste. On va les revoir, ces deux-là.

Le deuxième passage c'est durant l'antiquité. Une éruption volcanique bien connue, mais chuuuut, je t'ai rien dis ;)
Notsil
Posté le 11/06/2021
J'ai songé à Pompéi, mais, j'ai hésité, je devrais faire confiance à mon instinct pp
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