38. Pour ton bien

Par MarieZM
Notes de l’auteur : TW : sexualité (allusions), rémission maladie mentale, violences infantiles et conséquences physiques (mentions),

Paris, hiver 2013-2014. – Point de vue d'Émilie.

 

Noël était sympa, j'ai toujours aimé cette fête. Pas pour les cadeaux, j'en ai jamais eu. Quoique cet hiver, la vie m'a fait un cadeau inattendu. Mon corps s'est intéressé à quelqu'un, j'avais jamais ressenti ça.

Dernièrement, j'ai lu les livres d'Alice Miller, c'est une pionnière dans les recherches sur les violences infantiles. Elle dit que le corps n'oublie rien, qu'il imprime la trace du mal qu'on lui a fait. Que toute sa vie, il s'exprime par des symptômes de maladie, tels que la dépression. Et que ça peut continuer jusqu'à la mort si on ne l'entend pas. Si on ne peut pas dire ce qu'il est arrivé à l'enfant. S'il n'y a aucun témoin lucide pour l'écouter, et le croire. Prune me croit et mon corps sort du déni. J'exprime mes propres drames et lui décomprime de la peur qu'il stockait sous forme d'armure protectrice, comme un aura glacé autour de lui.

Bref, si j'aime Noël, ce n'est pas pour les cadeaux mais pour les père-Noël et les crèches que je collectionne depuis que je suis petite. J'adore les père-Noël et les petits Jésus. Et puis il y a des chocolats officiels, qui ressemblent à ceux qu'on mange le reste de l'année, mais qui sont à l'effigie des totems de Noël. J'aime les galettes des rois, celles à la frangipane et aussi celles avec les fruits confits. Ce qui revient tous les ans me rassure, m'inscrit dans la continuité de ma vie. Cette année, on n'a pas fait les résolutions du jour de l'an avec Solène. Même nos rituels amicaux ancrés depuis des années s'effritent eux aussi. Je crois qu'on peut se rendre à l'évidence qu'il ne reste plus grand-chose de notre relation d'antan. Aujourd'hui, je passe la journée avec Solène... et Valentin. L'une ne va plus sans l'autre. Il paraît que c'est l'amour, et que je ne peux pas comprendre. Je ne ferai donc pas de commentaire.

Je sais, par Alexis, qu'ils ont tous les deux passé les fêtes sur son bateau. Il s'est installé à Roscoff maintenant, là où on avait eu notre stage à la mer. Eux, mes meilleurs amis, donc, ne m'ont rien dit pour éviter de remuer le couteau dans la plaie. J'ai du mal à croire qu'Alexis ne veuille pas rester ami avec moi pour aucune raison, et qu'il soit devenu tellement ami avec mes amis à moi qu'ils partent tous en vacances ensemble. Mais sans moi. Je suis reconnaissante à Alexis pour ce qu'on a vécu à la fac, mais là je trouve qu'il y a quelque chose d'un peu malsain qui guide ses actes. Pour m'atteindre, ou me faire réagir. Peu importe j'ai envie de dire, mais je n'arrive pas à me le sortir de la tête parce qu'on ne me prend pas au sérieux.

Solène a opté pour son interprétation initiale : je suis jalouse qu'Alexis ne veuille pas de moi amoureusement, point à la ligne. Et elle n'en a pas bougé d'un iota depuis... plus de quatre ans... comme si je pissais dans un violon, quoi que je dise. Valentin me tapote l'épaule avec l'air compatissant, il me dit de passer à autre chose, d'arrêter de croire qu'il veut être avec moi sans oser me le dire. Je ne me serais jamais permise, moi, de lui dire de passer à autre chose quand il se larmoyait de ses mélodrames à épisodes avec Solène. Et puis, ce n'est pas du tout le sujet. J'ai juste le sentiment désagréable d'être la fille sans histoire. Que tout le monde peut me prendre ma vie, et faire comme si je n'existais pas, comme si je n'avais jamais existé.

Pour la soirée de Saint-Valentin, on la refait au même endroit que celle de 2011 qui avait été désastreuse. Un délire de « résilience » selon les grandes idées de Valentin. J'crois qu'il a le projet de faire sa demande en mariage à l'endroit où il s'est fait rejeter y'a trois ans. Enfin, chacun fait bien comme il veut. Il m'a dit que je pouvais inviter mon amoureux, à moi, et John est d'accord pour venir, donc avec de la chance on va passer une bonne soirée.

Je suis vraiment de nature beaucoup trop optimiste... pour une dépressive... ce fut un fiasco total. Quand John est arrivé, ils l'ont harcelé de questions débiles pour savoir la relation exacte qu'il avait avec moi. Et moi, je me suis emmêlée les pinceaux durant leur interrogatoire. J'ai pas su répondre ce qui aurait sûrement dû être une évidence pour une femme normale « je suis fière de vous présenter mon nouvel amoureux avec qui je suis en couple, il est parfait, n'est-ce pas ? » et John s'est vexé, il a cru que je l'avais invité pour me moquer de lui, pour l'humilier avec mes amis.

Au final, j'ai passé une soirée de merde à me demander comment j'allais recoller les morceaux. J'imagine que c'est de ma faute, mais j'ai beau me culpabiliser à raison, je crois quand même que mon entourage n'aide pas. Par rapport à mes meilleurs amis, Solène et Valentin, avec leurs nouveaux meilleurs amis Khaled et Lola, c'est la première fois que je leur présente quelqu'un avec qui j'ai une relation physique par envie, et que j'aime d'un amour complexe à définir. Je suis contente que ça ne soit pas mon frère, je pense que les choses sont bien à leur place comme ça. Je n'avais jamais eu besoin de mettre des mots réglementaires sur ce qu'on vivait, John et moi. C'était juste beau, simple aussi. Et ils agissent comme des décérébrés pour poser des questions déplacées sur l'état de mon intimité. Ils savent bien que ça n'a rien d'agréable d'étaler mes troubles de frigidité en public devant quelqu'un avec qui – en plus – j'ai des rapports sexuels. Ou du moins, ils pourraient s'en douter avant de me presser de questions sidérantes. Je ne suis pas certaine que ça soit normal qu'ils me traitent comme ça « pour mon bien ».

Projet de couverture du livre : AS de Coupes du tarot Rider-Waite. Il évoque un nouveau départ émotionnel, une opportunité pour de nouvelles expériences dans le domaine des sentiments. Pour ton bien représente des comportements dégradants qu'on prétend infliger aux autres pour leur bien (c'est le cas des violences dites éducatives).

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