Assis dans un couloir de l'hôtel, Liem attend Marie devant sa chambre avec Blinks. Jiya leur a demandé de les rejoindre dans la chambre qu'elle partage avec Jérémy pour un débrief. Elle n'a pas lâché Katy d'une semelle depuis l'altercation. Les deux hommes attendent patiemment en regardant le mur. Aucun d'eux ne parle. La journée a été longue. Leur huitième de finale s'est terminé à 22 heures. Un huitième de finale qu'ils ont remporté en force brute.
– Ah, voici la star du jour », déclare Blinks alors que Marie ouvre la porte.
Liem sourit. Marie n'a pas fini de le surprendre. Elle a sorti son jeu de toute première classe. Sa Zeri a tellement secoué l'équipe adverse que l'ADC d'en face, même s'il n'est mort qu'une fois, a donné l'impression de ne pas voir la couleur d'un sbire. Avec le Barde de Liem, ils ont pu engager des rotations extrêmement agressives qui ont coupé les ressources de leurs adversaires. Il a fallu attendre trente minutes pour qu'ils terminent la partie, Jiya ayant sacrifié une partie de son pic de puissance pour empêcher Katy de sombrer, mais à aucun moment ils n'ont douté d'être devant.
Puis les organisateurs ont pris les noms des trois gus qui s'étaient permis de proférer des allusions sexuelles à l'encontre de Marie et Katy et les ont bannis de la compétition. Ils n'ont pas arrangé leur cas quand ils ont traité Marie de tous les noms après qu'elle leur ait roulé dessus. Liem sait que cette décision leur attirera les foudres d'une partie de la communauté. Mais le reste saluera la décision de l'organisation d'appliquer le règlement concernant le respect durant le tournoi.
Ils frappent à la porte de la chambre de Jiya, et celle-ci leur ouvre. Assise sur un des deux lits, Katy les attend, les bras autour des genoux, dans un des pyjamas confortables qu'elle a l'habitude de balader dans la gaming house. Jérémy est assis sur le coin d'un meuble au fond de la pièce. Katy regarde tout le monde s'asseoir et prend la parole.
– Je voulais m'excuser pour mon niveau de jeu sur la dernière partie, mais Jiya m'a dit que, si je le faisais, je me ferais houspiller. »
– Et elle a raison ! », l'interrompt Blinks avec un sourire.
Liem regarde son ami. Il ne soupçonnait pas autant de compassion chez cet homme qui n'est attiré que par les chiffres. Mais Blinks a développé au sein de cette équipe des compétences insoupçonnées. Et ce n'est pas le seul. Moi aussi j'ai beaucoup évolué au contact de ces trois filles. Mais déjà Katy reprend :
– Alors, je vais me contenter d'expliquer ce qu'il s'est passé afin de mettre tout le monde au courant. Je m'excuse de ne pas l'avoir fait avant, je vous ai mis en difficulté. »
Tout le monde secoue la tête pendant qu'elle continue :
– J'étais forte à CS. Vraiment très forte. Au point qu'il y a trois ans, une équipe a envisagé de me contractualiser pro. Je n'avais que dix-sept ans, je ne pouvais pas encore signer, mais j'étais prête. Ils ont voulu me faire passer des essais pour voir comment ça se passerait avec l'équipe, car c'était la première fois qu'ils envisageaient une équipe mixte. Malgré toute la toxicité de la communauté, j'étais fière d'arriver jusque là, et j'étais prête à faire ces essais. »
« Je suis arrivée à leur Gaming House un matin, pour passer trois jours là-bas. J'ai discuté avec le staff. Ils avaient l'air intéressés par mon profil, par mon niveau de jeu, mais ils avaient oublié une chose : ils m'introduisaient dans une maison uniquement masculine. Et ils n'avaient aucune idée des conséquences. Les joueurs m'ont d'abord regardé curieusement, comme un animal de foire. Puis ils se sont mis à se faire très tactiles. Après une demi-journée, le meneur de l'équipe m'a dit qu'ici, faire sa place avait un prix. Il a commencé à exiger des faveurs. Ce qui semblait un jeu au départ, des petits gages dans le dos des managers, a vite tourné à celui qui obtiendrait la plus grande faveur de ma part. Je n'osai rien dire, j'avais trop peur de me faire jeter. Il était question de faire des essais sur une LAN, alors nous y sommes allés. Et sur la dernière journée, le meneur m'a emmené dans une salle. Il a fermé la porte, puis m'a expliqué qu'il ne me restait qu'un test à passer pour qu'il me laisse intégrer l'équipe. Il a commencé à se déshabiller. J'ai paniqué. Je me suis enfuie par une fenêtre et me suis cachée. J'étais tétanisée. J'avais peur qu'il me trouve. Le temps que je me calme et que je retourne à ma place, l'équipe était en train de jouer. Les managers étaient furieux. Ils avaient dû me remplacer d'urgence. Ils m'ont passé un savon et m'ont évincé de l'équipe. J'ai cru qu'ils prendraient mon parti. Que j'étais naïve. C'était la parole du capitaine de l'équipe contre la mienne. Mes rêves sont partis en fumée. Ceux d'intégrer cette équipe, évidemment, mais aussi tous mes rêves de participer à la scène e-sport mondiale. Je me suis enfuie. J'étais dégoutée. Désespérée. C'est dans cet état que Jiya m'a trouvé. »
Elle a les larmes aux yeux, mais Liem voit qu'elle refuse de les faire couler. Le jeune homme ferme et ouvre les poings nerveusement, saisi par la fureur. Il sent la main de Marie prendre la sienne. Elle est tendue, mais compatissante.
– Ce… ce type, blond, qui nous a agressées », dit-elle d'une voix chevrotante en s'adressant à Marie, « Il ressemblait beaucoup au leader de l'époque. J'ai vu mes souvenirs resurgir brutalement, des souvenirs que je croyais digérés, et j'ai craqué. Je… je suis terriblement désolée. »
Liem lâche la main de Marie alors qu'elle plonge vers Katy et la prend dans ses bras. Le groupe se resserre autour de la jeune femme, qui se laisse faire, pantelante. « On est toutes avec toi » s'entend dire Liem en réponse aux autres. On n'entend plus dans la pièce que les sanglots de la joueuse top lane. Personne ne bouge pendant dix minutes, jusqu'à ce qu'elle redresse la tête, les yeux rougis. Liem ferme brièvement les yeux pour chasser définitivement les larmes. Il les rouvre pour voir tout le monde focalisé sur Katy. Il n'a jamais vu une telle cohésion d'équipe. Ils ne sont pas juste là parce que c'est un boulot. Ils ne sont plus juste là à cause de leur passion du jeu. Ils sont réunis désormais parce qu'ils ont tissé des liens forts, des liens qui vont bien au-delà d'une faille et de ses dix héros qui s'y battent de temps à autre.
C'est Marie qui reprend la parole, d'une voix douce :
– Tu n'as rien à te faire pardonner, Katy. Et tu as toute mon admiration pour avoir réussi à tenir debout sur le huitième de finale. J'espère qu'on arrivera à te protéger de cela à l'avenir. »
– Vous l'avez fait », répond la jeune femme après un long moment. « En venant immédiatement autour de moi, vous m'avez montré que je n'étais pas seule. En prenant ma défense, vous avez montré que ce n'était pas normal. Et je vous remercie pour ça. Je vous promets que ça ne se reproduira plus. »
– Non, Katy », répond Liem doucement, et la jeune femme lève la tête vers lui. « Il va te falloir du temps pour réussir à gérer ce genre de cas. Ne te mets pas la pression. Sache juste qu'on est toutes là pour toi. Et qu'on ne les laissera jamais gagner. »
Ils restent encore un moment comme cela, et goûtent le calme du groupe. Puis Jiya reprend la parole doucement.
– Je sais que ce n'est rien à côté de ça, mais les quarts de finale commencent à 11h demain. On est tombé sur les Thunderstorm. Ce n’est pas de bol, mais ça devait arriver. Il est fort probable que, si on gagne, on se retrouve contre les Aiglons en finale. Les prochaines parties vont être d'un tout autre niveau que les précédentes. Alors je propose qu'on aille se coucher, et qu'on se voie demain à 8h30 au petit-déjeuner. »
Tout le monde hoche la tête. Liem quitte la chambre avec Blinks et Marie, qui encadre une Katy qui tâche de garder la tête haute, et ils repartent dans le couloir un peu plus loin.
– Tu me bippes si tu as besoin. Même à quatre heures du matin », murmure-t-il à Marie avant qu'elle ne rentre dans sa chambre, et il voit la jeune femme hocher la tête avec reconnaissance. Avec les émotions de la journée, Liem sait qu'il ne faut pas qu'elle tourne ça dans sa tête pendant toute la nuit.
Puis ils rentrent dans leur chambre avec Blinks. Celui-ci se dirige vers sa valise et sort divers carnets plus son ordinateur portable.
– Je ne suis pas fait pour de telles effusions », marmonne-t-il dans son coin.
Oh, je crois que tu t'y es très bien fait, mais je vais éviter de te mettre le nez dessus. Liem sort lui aussi son laptop et un ensemble de notes.
– Allez », lance Blinks avec un simulacre de bâillement. « C'est l'heure pour nous de prouver qu'on sert à quelque chose dans cette équipe. »
Liem sourit. À autre chose que des faire-valoir, a minima.
Hé oui. Les milieux comme CS sont en plus connus pour être parmi les plus durs de l'esport...
Merci pour ton retour !
LX