Chapitre 9 : L'alliance
Meunière (II)
— Je suis vraiment désolé, gémit le vieil homme, le visage rouge de honte.
Clane retint un haut-le-cœur et une grimace. Elle s’efforça d’inspirer par la bouche et d’afficher un sourire bienveillant.
— Il ne faut pas, répondit-elle le plus gentiment qu’elle put. Recouchez-vous, je vais chercher de quoi nettoyer.
Après avoir quitté la pièce et ses effluves infects, elle se rendit dans le cabinet de toilette le plus proche pour se laver les mains et désinfecter sa peau de l’air souillé qui émanait du malade. Elle en profita pour se munir d’un linge propre, qu’elle aspergea d’eau parfumée et noua autour de son visage. Hors de question de partager le mal de ce vieillard répugnant, à peine quelques jours avant son mariage. Elle soupira et maudit sa supérieure de l’avoir assignée à l’aile des contaminés, en pleine saison de grippe intestinale. Deux ans plus tôt, elle avait choisi les hospices pour apprendre la médecine et sauver des vies, comme une revanche sur la mort de sa mère. Finalement, elle se retrouvait réduite à récurer toutes sortes de fluides corporels nauséabonds.
Armée d’un sceau et d’une serpillière, elle retourna dans la chambre. Le vieil homme, roulé en boule sur son matelas, tournait le dos à la porte. Les autres malades feignaient le sommeil. Clane contourna le lit et entreprit de frotter le sol sous le regard honteux du vieux. Le linge qui couvrait son nez et sa bouche masquait à peine les relents épouvantables qui régnaient dans la pièce. Elle dut faire plusieurs trajets entre la chambre et le cabinet de toilette, pour changer l’eau de son récipient et rincer la serpillière, avant de venir à bout de la saleté. La plupart des autres gardes-malades se seraient contentés d’étaler un peu d’eau par terre et d’ajouter du parfum pour camoufler l’odeur. Pas elle. Elle n’aimait pas particulièrement ces journées de service aux hospices, au chevet des blessés ou des souffrants, à serrer les dents et retenir sa respiration. Cela ne l’empêchait pas d’accomplir correctement son travail.
Le malade allongé derrière elle dut remarquer son excès de zèle. Alors qu’elle allait enfin pouvoir quitter cette chambre, il releva la tête pour lui adresser la parole.
— Merci, mademoiselle, vous êtes très serviable. Où avez-vous fait votre apprentissage ?
— Ici, aux hospices, répondit-elle sèchement pour tenter de le décourager.
Les yeux de son interlocuteur se mirent à briller.
— Vous êtes médecin alors ? Je vous avais pris pour une simple garde-malade.
— Exactement. Maintenant, reposez-vous et je repasserai plus tard pour voir si vous allez mieux.
Clane se dépêcha de sortir après un semblant de sourire dans la direction du vieux puis referma doucement la porte. Elle secoua la tête pour chasser l’homme de ses pensées. Elle lui avait menti, mais qui le saurait ? Ici, dans le tourbillon de malades, d’infirmières et de jeunes gens qui, comme elle, changeaient sans cesse d’affectation, il était aisé de se prétendre quelqu’un d’autre. Artisan, médecin, batelier, aubergiste. D’oublier la voie ouverte par ses parents dès sa naissance.
Elle n’avait jamais eu envie de reprendre le moulin. Même quand sa mère était encore en vie et que tout paraissait plus facile. Même quand ses parents heureux donnaient l’exemple d’un bonheur conjugal simple et désirable. Même quand son père la regardait d’un air malheureux et plein d’attentes. Par l’une des fenêtres du corridor, elle observa un instant les lueurs pâles du soleil qui se couchait à l’ouest. Dans le ciel, la lune se levait, et avec elle la perspective d’un avenir meilleur.
Elle fut interrompue dans sa contemplation par des hurlements de douleur. Une agitation soudaine s’empara des étroits couloirs du bâtiment et deux infirmiers en nage remontèrent du rez-de-chaussée, d’où provenaient les échos effroyables. Le plus jeune s’adressa à elle, sans même prendre le temps de s’arrêter. La course avait rougi son front et ses oreilles ; sa poitrine gonflait et dégonflait au rythme de ses halètements.
— Toi ! On a besoin de bras en bas, va te rendre utile.
— Je dois partir dès que la cloche sonnera la fin de la journée, prévint machinalement la meunière.
Le deuxième infirmier lui lança un regard méprisant par-dessus ses lunettes.
— Qu’as-tu à faire de plus important que d’aider à sauver nos soldats blessés ?
Clane leva les yeux au ciel. Les gardes-malades ne travaillaient qu’en plein jour, pendant que les sentinelles luttaient contre les bêtes. Ces hommes devaient bien le savoir. À l’approche de l’été et de la fête du Soleil, les journées interminables se révélaient beaucoup plus fatigantes qu’en hiver. Même avec des vies en jeu, elle ne resterait pas ici après la tombée de la nuit. Elle passait déjà suffisamment de temps avec les mourants de la ville.
Ignorant la remarque, elle les contourna et descendit les escaliers. En bas, une dizaine de personnes s’affairaient, lançaient des ordres et agitaient les bras. Les derniers rayons du soleil projetaient au sol les couleurs bleutées des vitraux. Pour se donner une contenance et éviter le regard des médecins, elle attrapa une bassine remplie d’eau, baissa la tête et s’introduisit dans la première chambre qu’elle repéra. Quatre sentinelles s’y trouvaient, allongées sur des matelas. Le plus proche d’elle se tordait de douleur, le torse couvert de bandages et le bras droit sectionné jusqu’au coude. Clane inspira profondément. Aussitôt, une odeur de sang et d’alcool à désinfecter lui emplit les narines. Il suffisait de rester ici quelques instants, faire semblant d’apporter son aide aux estropiés, et elle pourrait enfin quitter cet endroit et rejoindre son fiancé.
— Clane ? l’interpella quelqu’un au fond de la pièce.
La meunière déposa sa bassine sur un meuble et s’approcha de la voix. Elle ouvrit de grands yeux en reconnaissant son amie.
— Demka ? Que t’est-il arrivé ?
— J’ai été mordue à la jambe par un singe, mais la blessure est superficielle. Je m’en sors bien, répondit-elle avec un regard éloquent vers ses compagnons. L’attaque a eu lieu en fin d’après-midi, pendant la récolte des tubercules, et a fait couler beaucoup de sang.
Pensive, Clane hocha lentement la tête.
— J’avais presque oublié à quel point l’extérieur des murailles pouvait être dangereux, murmura-t-elle.
Depuis un moment, la plupart des conversations qu’elle avait avec ses amis tournaient autour de Bann, Mevanor, et leur projet de barrage. Entre l’engouement qu’elle éprouvait pour leur idée, l’envie d’exploration qui commençait à la gagner elle aussi, et la fête de Soleil qui se rapprochait de jour en jour, elle avait détourné le regard des tracas quotidiens du quartier. Mais aujourd’hui, avec la cinquantaine d’habitants déjà contaminés par la grippe intestinale et les sentinelles blessées au combat, le retour à la réalité était dur.
En silence, Clane posa un linge humide sur le front du garçon fiévreux qui gémissait près de la porte puis changea les bandages de Demka afin de se donner une raison de rester. Elle tendait l’oreille pour épier la discussion des deux autres sentinelles, qui portait sur le barrage. La meunière fut surprise de constater que même en dehors du quartier Kegal certains soutenaient Bann et Mevanor. Elle-même avait toujours été de leur côté, et s’amusait à rêver à l’impossible, justement parce qu’elle savait que c’était impossible. Mais elle pensait le faire uniquement par amitié, par solidarité envers deux camarades avec qui elle avait grandi. Soudain, devant l’ampleur de ce qu’elle avait jusque là jugé comme une fantaisie irréaliste, elle prit peur. Que se passerait-il si même des gens qui ne les connaissaient pas se ralliaient à leur cause ? Trouveraient-ils vraiment quelque chose au fond du gouffre, ou bien enverraient-ils simplement des centaines de personnes à la mort ?
Les pensées de Clane glissèrent vers Ada. Ada, première héritière des Kegal du jour au lendemain. Ada qui allait devenir administratrice sans aucun effort alors que Clane devait se battre pour fuir le moulin de son père. Ada qui continuait à se plaindre de ses parents malgré leur cadeau inestimable. La jalousie qui animait Clane l’empêchait de compatir aux malheurs de son amie. Oui, Godron l’avait quittée. Quelle importance ? C’était un rustaud ; s’il n’arrivait pas à saisir l’opportunité qu’Ada lui offrait, c’était en plus un imbécile.
La garde-malade sursauta quand la grosse cloche de la tour du temple sonna la fin de la journée. Elle salua Demka et se pressa vers la sortie. Dehors, la nuit envahissait déjà les rues. Clane fit le tour du bâtiment des hospices pour rejoindre le Fleuve, juste derrière la chambre d’incinération. Son fiancé l’attendait là, assis au bord de l’eau, la capuche de son manteau baissée sur son visage. Elle prit un instant pour l’observer, mit de côté toutes ses craintes et laissa l’espoir la gagner. Il ne serait jamais aussi charismatique et envoûtant que Bann. Mais il l’aimait, elle qui ne possédait rien, elle qui n’était personne. Et c’était tout ce qui importait. Quand elle s’approcha pour s’asseoir près de lui, son sourire était sincère.
Comme à chaque fois, elle l’écouta d’abord lui parler de sa journée avant de lui raconter la sienne. Elle évoqua la conversation qu’elle avait surprise sur le barrage avec prudence, pour ne pas le vexer. Il ne s’offusqua pas et tiqua à peine à la mention des deux frères. Il semblait distrait, se retournait souvent pour surveiller les éventuels passants. Elle se tut et lui prit la main.
— Ne t’inquiète pas. Il n’y a personne à cette heure pour te reconnaître.
Son fiancé soupira et posa sur elle un regard tourmenté. Elle se perdit un instant dans la profondeur de ses pupilles vertes.
— Je ne m’inquiète pas pour moi, mais pour toi, répondit-il à voix basse. Tu sais qu’ils n’accepteraient jamais.
Pour tenter de l’apaiser, Clane se rapprocha de lui et se blottit contre son torse. La chaleur qui émanait de son corps, rassurante, l’enveloppa toute entière.
— Ce n’est pas à eux de décider qui tu peux aimer ! Mais si tu préfères, on peut se retrouver ailleurs la prochaine fois. Dans une auberge du quartier Wrynd, peut-être ? A la tombée de la nuit, il n’y a que des prostitués par là-bas, et c’est à l’autre bout de la ville.
Visiblement mal à l’aise, la tête baissée vers le Fleuve qui s’écoulait doucement sous eux, son interlocuteur sembla hésiter avant de répondre.
— Ce ne serait pas plus discret et je ne veux pas courir le risque. Ils seraient capables de te tuer, Clane.
Malgré les bras de son amant qui la serraient fermement, la jeune femme frémit. Discerner la vérité de l’imaginaire un peu infantile de son fiancé n’était pas toujours facile, mais les rumeurs qui circulaient sur sa famille ne contredisaient pas ses propos.
— Je suis allé présenter mes vœux au temple hier soir, déclara-t-il au bout d’un moment.
Elle leva brusquement la tête vers lui pour l’embrasser à pleine bouche. Il s’était enfin décidé, alors qu’elle le pressait depuis des jours ! Elle-même avait rencontré la prêtresse de son quartier plusieurs sizaines auparavant. Clane sentit un poids énorme quitter ses épaules et il lui sembla soudain plus facile de respirer. Tout était en ordre. D’ici peu de temps, lors de la fête du Soleil, leur mariage serait officiellement prononcé.
Elle avait gagné. Bientôt, elle ne serait plus meunière.