39. La gifle

Elle s'éveilla dans une profonde inspiration sifflante, bruyante, son corps arque-bouté sous l'effort. Comme au sortir d'une apnée prolongée, elle peinait à réceptionner l'oxygène qui s'engouffrait en puissantes bouffées dans ses poumons. La panique se percutait contre sa cage thoracique, elle cherchait des yeux la fournaise, la braise, là où ne se trouvait plus que les détails de sa chambre vieillotte. Un bureau, une chaise, un coffre, une gigantesque armoire, le bout d'un lit dans lequel son corps se perdait, et cette semi-pénombre nimbant l'ensemble de ténèbres. Les sensations étaient encore trop violentes pour qu’elle ne parvienne à se calmer. Elle hoquetait afin de retrouver une respiration moins douloureuse, moins frénétique, moins asthmatique, tandis que d'une main contre ses bronches, elle essayait de chasser les résidus de souvenirs tenaces. Finalement, c'était mieux lorsqu'elle n'avait aucune idée du contenu de ses rêves. Leur violence incomparable l'anéantissait, et légitimait chaque réveil en pleurs. 

On avait beau la rassurer, la cajoler, l'aider à s'en défaire, à s'en extraire, la réalité n'avait pas de prise sur la puissance de cette expérience, de ce vécu presque plus palpable que n'importe quel détail du présent. Comme cette main incompétente qui enserrait son épaule plutôt que d'esquisser n'importe quel geste tendre. Depuis quand Pâris était-il devenu aussi maladroit ? N'avait-il pas suffisamment d'expérience depuis le temps ? Astrée chercha à fuir ce contact qui ne lui apportait aucun réconfort, et s'avança brusquement, arrachant son épaule de cette pince puissante. Peut-être était-ce injuste, peut-être était-ce cruel, mais elle n'avait plus la force de supporter le compromis. Pas maintenant. Pas comme ça. Pas lui. Surtout pas lui. Et personne d'autre non plus. Un seul être avait le pouvoir d'atténuer la terreur, et cet être-là, elle ne voulait pas le voir non plus. Elle ne voulait voir personne, elle voulait... Que voulait-elle au juste ? Faire cesser la démence. Tout simplement.

— Laisse-moi seule... parvint-elle à hoqueter entre deux inspirations sifflantes, usant de toute la maigre détermination dont elle était capable pour le chasser.

— Très bien, rétorqua la voix dure, sèche, distante, tandis que le matelas accusait un léger mouvement.

Un mouvement qui ne fit que s'accroître alors qu'elle se retournait soudainement, la surprise chassant la frayeur de ses traits. Lui ? Lui !

— Toi ! cracha-t-elle, accusatrice, alors même que le Russe n'avait pas achevé d'ôter le genou qu'il avait précédemment enfoncé dans les draps.

Un « Toi ! » qu'Astrée répéta tandis qu’elle le repoussait de sa main s'en venant frapper un torse qui n'accusa même pas un mouvement de recul. Pathétique. « Toi » , le frappa-t-elle encore. « Toi », lui cracha-t-elle sa rage et sa frustration au visage. « Toi », gémit-elle finalement, alors que son corps se projetait contre le sien. « Toi », se plaignit-elle en enroulant ses bras autour d'un cou massif. « Toi », soupira-t-elle, son nez venant se blottir contre une gorge impassible. Et ses doigts qui crochetaient le vêtement masculin, et ses doigts qui s'acharnaient comme pour se prouver qu'il était bien là, réel... vivant...

— Toi ! tonna-t-elle, accusatrice à nouveau, s'arrachant de l'étreinte unilatérale pour lui décocher une gifle réunissant toutes les forces dont elle était encore capable.

Cette fois-ci, il eut une réaction. Son visage suivit l'impulsion de cette main, ses paupières se plissèrent, ses lèvres se pincèrent, avant que sa grande paume n'aille recouvrir cette joue probablement endolorie.

— Qu'est-ce que tu fais là ? éructa-t-elle, oscillant entre réelle colère et sentiment de culpabilité.

— Je vis ici, grogna-t-il, les paupières toujours closes, et la voix trahissant une forme de retenue.

— Dans ma chambre ?

— Non, je... commença-t-il.

Son regard se découvrit en même temps que ces traits qu'il relevait et révélait. Ses sourcils tombèrent sur l'azur givré de ses yeux qui laissaient entrevoir l'inquiétude qu'il nourrissait plus qu'une quelconque colère. 

— Je... J'ai cru qu'on te faisait du mal ! Voilà ! T'es contente ? 

— Ravie ! Je suis enchantée de savoir que tu estimes avoir droit au monopole du mal qui m'est infligé, ne décolérait-elle pas, elle. Sors d'ici !

À genoux sur le matelas, elle brandissait bras et index en direction de la porte, l'informant qu'il n'était pas le bienvenu, surtout pas en pleine nuit, surtout pas après cet après-midi. Peut-être s'imaginait-il pouvoir agir à sa guise sous prétexte qu'il l'avait secouru à plusieurs reprises, mais le statut de preux chevalier se trouvait quelque peu occulté par sa goujaterie.

— Est-ce vraiment ce que tu veux, ou bien vas-tu encore te jeter à mon cou dès que je me mettrais en mouvement ? l'interrogea-t-il désobligeant et inutilement cruel. 

Il savait mieux que personne le contenu de ses cauchemars, et devait bien se douter que ses réactions brouillonnes n’étaient le fait que des émotions parasites qu’elle subissait à chaque réveil. Comme il était injuste de le lui reprocher. Cette nuit, Astrée avait plongé dans deux vies distinctes. Deux femmes. Deux époques. Et pourtant, toujours le même dénominateur commun : Lui. C’était lui qui lui avait appris à tirer au mousqueton. Lui encore qui l’avait relevée dans cette antique fournaise et scellé son destin au sien. Au moins deux femmes en elle n’avaient qu’une envie : fondre sur ce corps masculin, et s’y arrimer à jamais. Mais la principale intéressée préfèrerait se défenestrer plutôt que d’avoir à exprimer ces mêmes besoins.  

— Va te faire voir ! lui cria-t-elle au visage. Sors ! Pars ! C'est ce que tu sais faire de mieux ! J'aurais préféré ne jamais croiser ta route !

La respiration toujours aussi anarchique, les traits déformés par la colère, elle avait quitté le matelas au profit du plancher d'où, les deux pieds bien ancrés, elle le repoussait, le forçait à reculer, pressait contre son torse, ses bras, une hanche, tout ce qui passait à proximité de main.

— Je m'en serais bien passé également, répondait-il sur le même ton, de cette colère aussi froide que celle d'Astrée était bouillonnante. Arrête ça !

Il avait finalement haussé le ton, sec, glacial, et usait de cette autorité naturelle pour la forcer à se figer sur place.

— Je peux partir seul, ajouta-t-il plus bas de cette voix rendue sourde par les diverses émotions violentes qui l'assujettissaient.

— Qu’est-ce que tu attends pour le faire, alors ? rétorqua-t-elle de la même manière.

Immobile, comme statufiée, ses mains toujours sur les avant-bras masculins, Astrée n’était plus capable du moindre mouvement. Même infime. 

— Je vais le faire, affirma-t-il.

Qui cherchait-il à convaincre ? Astrée ou lui-même ? Puisqu'il ne bougeait pas, puisqu'il ne reculait plus, puisqu'il semblait coincé dans ce même immobilisme qu'ils partageaient, la question sonnait légitime. Mâchoires crispées, traits tirés, regard sombre, il la dominait de toute sa haute stature, ses grandes mains serrées autour des coudes de la jeune femme, comme en réponse à ses propres agissements.

— Je vais le faire, se répéta-t-il, la voix tendue, le souffle agité, le regard lourd comme du plomb tombant sur ses yeux d'un vert sombre, puis cette bouche aux lèvres pâles entrouvertes.

Qu'allait-il faire, finalement ? Que comptait-il faire, alors ? Astrée connaissait la réponse. Elle le savait. Elle le voulait aussi. 

— Je vais le faire, martelait-il encore.

Mais cette fois, d’un même mouvement, ils étendirent leur cou, et les bouches, voraces, s’unirent. Les langues ne patientèrent pas la moindre seconde. Mains, doigts, et bras s'emmêlèrent, et les corps s'imbriquèrent dans une étreinte violente, suffocante, irréelle. Il allait le faire, il l'avait fait. Et, privée de ligne directe avec son cerveau, elle le laissait faire, elle se laissait faire. Elle faisait aussi. Des mains s'accrochèrent à sa taille fine et la soulevèrent avec autant de facilité qu'elle eut à enrouler ses jambes autour du bassin masculin. Sans jamais ôter son souffle du sien, sans jamais cesser de se réanimer contre sa bouche avide.

— Ne me gifle plus jamais ! parvint-il à grogner entre deux baisers, alors que ses mains déformaient le tee-shirt masculin en voulant l'ôter de ce corps très féminin. 

— Je te déteste ! lui répondit-elle, ses doigts s'acharnant sur une ceinture.

— Tais-toi, fut sa seule réponse. 

Un ordre qu'elle n'eut même pas l'idée de discuter, un ordre qu'elle prit plaisir à accueillir avec obéissance, tant ses lèvres glissant contre son cou, sa gorge, sa poitrine n'étaient plus que son seul et ultime contact avec la vie. Tout le reste semblait terne, à l'agonie, mort, et ne se réanimait qu'à son touché. Celui de sa bouche, celui de ses mains, et celui du reste de son corps qui, finalement à nu, s'empressa de venir frôler le sien. Ils avaient échoué sur un bout du matelas, et à grand renfort de gestes impatients mais néanmoins efficaces, ils s'étaient mutuellement débarrassés de l'ostentatoire superflu. Deux tee-shirt gisaient au sol, et sur le lit un buste féminin s'unissait à un torse masculin en un soupir de bien-être. 

Sa peau. Elle avait eu tant besoin de sa peau. Tout ce temps, sans jamais le savoir, sans jamais en avoir conscience, sans jamais y avoir goûté préalablement. Comment éprouver le manque lorsqu'on n'a jamais savouré la plénitude ? C'était aussi cohérent que de se rendre aux Alcooliques Anonymes sans avoir jamais bu une goutte de sa vie. Et pourtant, c'était là, bien présent, imposant même. Dévastateur. Est-ce qu'il le ressentait lui aussi ? En avait-il autant conscience qu’elle ? Ou même seulement un peu ? Est-ce qu'il sentait ce courant électrique le parcourir, les parcourir, passer de l'un à l'autre en une boucle parfaite ? 

La terre aurait pu s'ouvrir sous ses pieds qu'elle n'en aurait rien eu à faire, qu'elle n'en aurait probablement même pas eu conscience. Elle ne se réduisait plus qu'à ces fragments de peau qu'il touchait, qu'il flattait, qu'il animait de la sienne. Il immolait par le feu tout ce qu'il frôlait, tout ce qu'il embrassait, embrasait... Et ce sentiment d'urgence, ce besoin tenace, cette nécessité de toujours plus, encore plus, et cette certitude qu'elle ne serait jamais rassasiée, qu'elle ne pourrait jamais l'être totalement. 

Il était déjà partout sur sa peau. Il parcourait son être comme s'il en connaissait déjà les moindres recoins, comme s'il y avait déjà ses habitudes, ses quartiers personnels et ses zones de prédilection, mais ce n'était pas assez. Il lui fallait le sentir plus encore. Ce n'était pas seulement l'union des corps qu'elle réclamait, c'était bien plus que ça. Tellement plus que cela. Tout semblait pressant, mué par un besoin impérieux qui ne souffrirait aucun retard. Les gestes étaient fébriles, urgents, mais toutefois précis et habiles, si bien que dans une brume de décisions, actions et réactions, de souffles rauques et chauds, de caresses plus ou moins subtiles, et de respirations douloureusement anarchiques, elle se retrouva à l'accueillir entre ses cuisses. 

Avait-il seulement achevé de se dévêtir complètement ? Détail sans la moindre importance tant la conscience d'un avant ou d'un après avait été occultée par un présent immédiat uniquement rythmé par ces coups de reins qui la maintenaient en vie. Si elle avait été un jour irritée par ce courant électrique naissant de son épiderme lorsqu'il la touchait, il revêtait aujourd'hui des airs d'abîmes de plaisir. La chaleur l'assaillait de toutes parts, comme émanant de ses propres entrailles, ou plus profond encore, et transmutait chaque caresse, chaque tendresse en une empreinte indélébile contre sa peau. Il semait des baisers et elle ressentait le sillon laissé sur le passage de la lave en fusion. 

Il la consommait, elle se consumait. Il possédait son corps, elle troquait son âme. Chaque baiser était vécu comme autant de tentatives de réanimation, et chaque fois qu'il quittait sa bouche, chaque fois qu'il s'éloignait, elle mourait un peu plus. Alors elle s'accrochait, elle se raccrochait, elle réclamait, et elle prenait. Et ce sentiment incontrôlable d'appartenance, d’où venait-il ? Elle était légitime, elle était en droit de se réapproprier ce qui était sien, ce qui n'avait jamais cessé de l'être, et ce qui le serait toujours. Démence. Delirium tremens. Elle perdait la raison en plus de son corps, mais elle s'en moquait éperdument. Sa raison avait foutu le camp, ses instincts prenaient le relais. 

D'où lui venait cette audace ? Et cette assurance absolue qui la poussait à agir comme elle ne l'avait encore jamais osé ? Tout n'était plus que violence, urgence. Une violence tendre, une douce urgence. Et ce regard qui n'avait de cesse de chercher, trouver et s'enraciner au sien. Loin de la gêner, loin de l'exposer, il la confortait. Il la rassurait. Il la rendait forte, puissante, et si belle... Divine. C'était bien au-delà du simple désir. Il ne la quittait jamais des yeux, il n'abaissait jamais ses paupières. Il plantait ses deux prunelles d'acier et fouillait, creusait toujours plus profondément. À la recherche de quoi ? Une approbation, une autorisation quelconque ? C'était sans doute un peu trop tard pour ça, tant il l'assiégeait déjà depuis un moment, et que les rafales de plaisir s'abattaient sur elle à intervalles bien trop rapprochés. 

Brusquement, sous son regard assombri de plaisir, elle vit les contours de son visage onduler. D'abord si légèrement qu'elle crut à un effet secondaire de la puissance orgastique s'infiltrant dans ses entrailles, puis de plus en plus violemment de manière à ce qu'il n'était plus possible, pour elle, de nier le phénomène. Sous forme de flashs succincts, ce même visage aux traits immuables se retrouvait, tour à tour, paré de cheveux aux longueurs diverses, de barbes, de moustaches, de cicatrices parfois. Seuls ses yeux conservaient cette même intensité, tandis que tout le reste oscillait, se fixait une fraction de seconde, et se brouillait à nouveau. 

Elle laissa échapper un gémissement de plaisir, alors même que son corps, pris de spasmes, accusait une convulsion. Seigneur, elle allait y laisser la peau. Elle redoutait la fin, espérait l'absence d'achèvement, tout en ayant conscience qu'il fallait que ça cesse, que son corps, bassement humain, n'était pas prévu pour ça, qu'il ne tiendrait pas. Son cœur, à force de battements hautement improbables, finirait par claquer dans un bruit atroce. Ses poumons finiraient en cendres, ses organes liquéfiés, ne contribueraient plus à sa survie. Son existence, de par la ridicule toute puissance de l'union de ces deux corps, ne tenait plus qu'à un fil. 

Elle suffoquait, elle convulsait, les membres crispés, implantés dans cette peau devenue obsessionnelle. N'étaient-ce pas là les caractéristiques de l'agonie ? C'était tellement fort. Comment pouvait-ce être aussi ridiculement fort ? Était-elle, jusque-là, totalement passée à côté du plaisir charnel ? Ou bien était-ce autre chose ? Quelque chose de plus profond ? De tellement profond que ses deux mains s'en vinrent s'enfoncer dans le matelas, accrocher les draps, se planter dans le tissu. Sa tête bascula vers l'arrière tandis que le reste de son corps allait de l'avant, réaffirmant l'union à l'instant même où la brutalité de la jouissance la frappait de plein fouet. 

Quelqu'un cria, mais elle ne reconnut pas immédiatement sa propre voix. Pas plus qu'elle ne prit conscience des larmes qui brouillaient la surface de ses iris, avant de se jeter du sommet de ses cils pour rouler le long de ses tempes et se perdre dans ses cheveux épars. Un néant abyssal brusquement comblé, sustenté, mais jamais totalement rassasié. Écorchée vive et toujours possédée, elle accueillit le poids du corps masculin avec soulagement. Comme un rempart entre sa vulnérabilité et le monde hostile. Il faisait barrage. Protection naturelle qui la préservait du reste, qui l'aidait, l'accompagnait dans sa lente redescente vers la réalité. Elle adviendrait toujours trop tôt, toujours trop brutalement, alors le temps de calmer son palpitant, de retrouver forme humaine et respiration sereine, elle lui offrait la courbe de son cou comme ultime refuge, cachette parfaite, aire de repos. Sa main s'en vint tout naturellement se déposer sur cette nuque brûlante, et caressa, massa machinalement, tandis que les yeux fixés au plafond, elle avait toutes les peines du monde à se remettre ou ne serait-ce qu'à réaliser ce qui venait de se produire, ce dont elle avait été témoin, bourreau et victime. 

C'était bouleversant, c'était improbable, et terrifiant. Cela construisait et détruisait en même temps. Cela apportait quelque chose en ruinant le reste, ce qu'il y avait avant. C'était ce fait fondamental qui anéantissait les fondamentaux. Elle venait de s'offrir à un homme qu'elle détestait profondément, dans une chambre à la portée de tous, la porte grande ouverte, et sans la moindre protection. L'inconscience personnifiée. La bêtise qu'elle n'avait fait que moquer, pointer du doigt et jurer que ça ne lui arriverait jamais en ricanant. Elle n'était pas de ces filles-là, de celles qui prônent le plaisir par tous les moyens, et le prennent où il se trouve sans trop se soucier des conséquences. 

Néanmoins, malgré les éclats de raison se détachant du plafond pour lui éclabousser l'esprit, elle ne parvenait à se défaire de cet émerveillement qui lui picotait l'âme. Les membres engourdis, le corps lourd, les atomes pétillants, elle se faisait l'effet de cette poudre, toute droit sortie de son enfance, d'apparence normale mais qui, une fois déposée sur la langue au contact de la salive, se mettait à crépiter furieusement. C'était exactement ça, son corps avait été vidé, privé de substance, pour n’être rempli que de cela, de cette poudre dont le nom lui échappait.

Toujours en elle, il finit par s'échapper de sa planque pour se redresser légèrement et, à bout de bras, la surplomber. Un mouvement infime qui se répercuta pourtant en écho dans les tréfonds de son être, l'obligeant à fermer les yeux un court instant. Elle ne savait même pas si elle était apte à affronter son regard, à assumer désormais qu'elle n'était plus totalement embrumée. Une appréhension qui n'avait finalement aucune importance. Lorsqu'elle rouvrit les paupières, ce fut sur un regard trahissant la surprise qu'elle tomba. Son regard d'acier n'avait rien de moqueur ou même flatteur, pas plus qu'il n'avait quoique ce soit de tendre. Il s'avéra fugace et fugitif, mais l'impact qu'il eut sur elle fut véritable et bien moins rapide. C'était de la surprise tachée d'effroi. 

Et déjà il s'éloignait. Pas physiquement, pas encore, mais mentalement, il n'était plus là. Il était ailleurs, dans la réalité. Celle dans laquelle il n'aurait jamais posé un œil sur elle, encore moins un doigt. Le reste, n'en parlons pas. Réalisait-il plus rapidement qu'elle ? Elle n'avait pas achevé de se remettre de son regard, que déjà il la quittait, physiquement cette fois, laissant le néant s'engouffrer en elle tandis qu'il se baissait pour remonter son jean. Ainsi elle avait vu juste, il n'avait même pas pris le temps de se dévêtir totalement. Elle voulut le retenir, le mettre au défi de partir, de l'abandonner, mais aucun son ne parvint à s'extraire d'entre ses lèvres. 

Il l'avait privée de tout, même de ça, et impuissante, elle devait se contenter d'observer ce dos qui s'éloignait toujours plus par-delà le filtre trouble qui entachait sa cornée. Alors, anéantie, dépossédée, définitivement vide, elle réalisa qu'elle pleurait à nouveau. Et celle qui n’avait jamais su se délester de la moindre larme depuis l’enfance, se retrouvait à ne plus pouvoir en stopper l'assaut sur ses joues. 


 

*


 

Elle pleura longtemps, elle pleura beaucoup. Sur sa stupidité, sur sa condition, sur sa vie merdique qui n'en finissait pas de se désagréger depuis son arrivée ici. Elle pleura sur ces erreurs qu'elle ne cessait de commettre, elle pleura sur ce qui la poussait à les commettre. Elle se sentait impuissante face à ça, comme paralysée, comme totalement déconnectée et guidée par autre chose, cette autre chose qui décidait à sa place, qui dictait sa conduite, et la faisait agir comme une parfaite idiote. Jamais rien de tout ceci n'aurait pu se produire quelques semaines auparavant. Elle était la sérieuse, la cartésienne. C'était Pâris l'original, le volage libre-penseur. Elle ne faisait que suivre des règles de vie édictées par une société prétendument bien pensante. Avait-elle seulement traversé en dehors des clous une fois dans sa vie ? Elle avait toujours été ce que sa mère voulait qu'elle soit, et suivait un à un ses principes et conseils. Désormais qu'elle n'était plus, privée de fil conducteur, Astrée se retrouvait en roues libres. Démunie, et seule. Si seule... Profondément seule, désespérément seule. 

Elle pleurait encore lorsque son frère passa le seuil de la chambre. Pâris quitta la pointe de ses pieds en la remarquant dans la pénombre, en position assise sur le matelas, enroulée dans ce nuage de draps. Il ne nota pas tout de suite son état, préférant porter son attention sur le chat lové sur l'assise usée d'un fauteuil.

— Tu l'avais pas refilé aux gosses, lui ? demanda-t-il en soulevant le matou par le cou.

Légèrement enivré, le chat en trophée, il tourna son sourire de travers en direction de sa sœur ligotée dans ses draps. Ce fut seulement à cet instant là, et après une brève hésitation, qu'il réalisa la catatonie, le hoquet, la respiration par à-coups, haletante, et ce regard vide absolument effrayant.

— Astrée ! supplia-t-il, brusquement sur elle, contre elle, ses bras s'enroulant autour de ce maigre corps qui se balançait d'avant en arrière. Que s’est-il passé ? Qui t'a... ?

Alors qu'il s'employait à la frictionner, la réveiller par-delà son drap de mauvaise qualité, il remarqua ses épaules nues, ses cheveux en friches, et ce parfum musqué qui émanait de sa peau. Les sous-vêtements au sol achevèrent de confirmer sa théorie, et son emprise se resserra autour de sa sœur.

— Qu'est-ce qu'il t'a fait ? hurla-t-il d'une voix sourde et transformée par cette colère teintée de désespoir. Est-ce qu'il a... Est-ce qu'il t'a...?

Le regain de sanglots en provenance de la jeune femme effaça ses doutes, et en moins d'une seconde, il se redressa d'un coup, prêt à bondir jusque par-delà ce mur et à venger par les poings tout déshonneur accablant sa sœur. Enragé, il ne pouvait être arrêté que par une chose, cette même chose qui s'enroulait autour de son poignet, le retenait, l'immobilisait, tandis que la petite voix le suppliait.

— Pars pas... gémissait-elle d'une voix très affaiblie. Je t'en prie, ne me laisse pas.

Pas lui aussi. Pas encore une fois. Elle ne le supporterait pas. Elle n'y survivrait pas. Alors elle s'accrocha désespérément à ce poignet, puis cet avant-bras et finalement à son buste à mesure qu'il revenait vers elle pour la noyer, la faire disparaître dans son étreinte.

— Dis-moi ce qu'il t'a fait, dis-moi ce que je peux faire... Parle-moi ! Dis quelque chose... suppliait-il à son tour, n'en finissant pas de ramener sa sœur contre lui, de lui offrir ces racines, ce pilier, ce soutien dont elle avait un besoin vital.

Elle se sentait privée de repère, privée de décor. Le sol s'était dérobé sous ses pieds, le plafond avait explosé, les murs s'étaient disloqués. Elle revivait cette chute interminable qu'elle avait seulement connue en rêve. Le vertige tenace, la nausée imminente, elle se cramponnait à cet élément familier inespéré, et plissait les paupières à s'en faire mal. Elle ne voulait ni voir, ni entendre, elle voulait fuir, fuir dans sa tête où finalement la douleur était encore pire. Elle ne voulait pas lui répondre, elle ne voulait pas en parler, ne surtout pas l'évoquer pour pouvoir en nier la réalité. Si elle le taisait, alors peut-être que cela n'aurait pas existé ? Mais Pâris ne se contenterait pas du silence, et alors que les larmes détrempaient ce tee-shirt contre lequel elle était ramassée, il insistait, la poussait à s'en ouvrir à lui, à soulager ses épaules de ce trop lourd fardeau.

— Rien... souffla-t-elle finalement de sa voix éraillée. C'est moi, Pâris... C'est moi qui déconne, moi qui ne vais pas bien, moi qui suis en train de dérailler complet... J'y arrive plus, je supporte plus... J'peux plus encaisser. J'vais déborder. J'suis pas de taille... Excuse-moi.

Si elle perdait quelque chose, c'était le contrôle. Le contrôle d'elle-même et de ses émotions qu'elle s'infligeait depuis de trop longues années. Désormais que le barrage avait cédé, c'était toute une décennie de détresse qui s'échappait d'elle et venait s'échouer contre lui. Elle ne parvenait ni à retenir, ni à stopper ces larmes pour lesquelles elle s'excusait. Elle ne supportait pas l'idée qu'il puisse la voir ainsi, réaliser qu'elle n'avait de fort que la prétention, et percevoir la plaie béante qu'elle avait au creux du ventre et qui suintait jusqu'à son cœur en se foutant des lois de la gravité. Pourtant que pouvait-elle faire pour empêcher cela, pour empêcher ses grands yeux mouillés de s'élever jusqu'à lui pour implorer son aide. Sauve-moi, disaient-ils. Sauve-la.

— Je suis là, répétait-il, la gorge serrée, la voix mal assurée. Je suis là, Ast. Je serais toujours là.

— Promets-le ! Promets-le... insista-t-elle, la folie aux bords des lèvres tandis que du pouce, elle s'en alla essuyer une larme roulant sur sa joue à lui. 

— Je te le jure, Astrée, je te suivrais partout et tout le temps. N'en doute pas. Qu'importe l'endroit, il n'a pas de sens si tu n'y es pas, lui assura-t-il en forçant un mince, très mince sourire. 

— Ça fait mal, tu sais ? chuchota-t-elle la voix aussi brisée que l'intégralité de son être.

— Je sais... Qu'est-ce que je peux faire pour atténuer la douleur ? 

— Rentrons. S'il te plaît... Rentrons. 

— Maintenant ? 

— Je ne peux pas rester ici. J'en peux plus, Pâris, je le supporte plus, je deviens folle. Me laisse pas ici ! Il faut qu'on parte.

La frénésie s'emparait d'elle, et les larmes redoublaient d’intensité. Aussi, Pâris s’empressa de la ramener à nouveau contre lui pour l'écraser contre son torse. Il accéda à sa requête en lui promettant tout ce qu'elle voudrait, Paris, New-York, la Lune s'il le fallait, tant il lui était insupportable de la voir ainsi, tant il lui était vital de la ramener vers de moins noires pensées. Et pourquoi pas tenter de lui rendre ce sourire qu'elle avait de trop large et fascinant, celui qui lui bouffait la moitié du visage et représentait, pour lui, le plus merveilleux des paysages.

C'est ainsi qu'il se retrouva dans la cour à deux heures du matin, occupé à charger le coffre d'une voiture tandis que la petite chose chétive gisait recroquevillée sur le siège avant. La lune pleine semblait vouloir mettre en lumière leur activité clandestine, éclairant chacun des efforts des deux garçons. Il avait été décidé que Benjamin resterait à Beynac le temps de mettre de l'ordre dans ce qui pouvait l'être et de récupérer la Mini, pendant que les deux autres emprunteraient son SUV pour rejoindre la capitale. Astrée n'avait pas souhaité attendre l'aube, consciente qu'elle ne pourrait trouver aucun repos entre ces murs. Elle avait insisté pour qu'ils lèvent le camp sur l'instant, quitte à rentrer seule et prendre le volant elle-même s'il le fallait. Évidemment, son frère avait refusé de la laisser conduire dans cet état, et sans l'ombre d'un repos depuis presque vingt-quatre heures, il s'installa côté conducteur tandis que Benjamin lui ouvrait la grille. Cette grille majestueuse et imposante, cette grille rouillée et cabossée, cette grille qui les représentait parfaitement, vestiges d'une gloire d'antan. Cette grille qu'ils ne reverraient plus jamais. Cette grille que l'un et l'autre, indépendamment, observaient s'éloigner dans le rétroviseur, pour finir par disparaître au détour de la ruelle.

 

 

*


 

Un sourire aux lèvres, l'individu ne perdait pas une miette du spectacle nocturne qui lui était offert. Lumière éteinte et rideau à peine écarté, il ne prenait pas le risque d'être découvert. Depuis son poste d'observation, il n'avait aucun mal à se délecter de la scène, de ces valises qu'on jetait précipitamment dans un coffre, de ces embrassades furtives et pressées, de cet état dans lequel elle se trouvait finalement, de ces ruines apparentes qui habitaient son corps, son être. Le résultat tant espéré était enfin d'actualité. Il s'accorda quelques minutes après le départ de la voiture avant de rabattre complètement le rideau pour s'emparer du portable sur la table de nuit.

— Nous avons réussi, annonça-t-il dans le combiné, un sourire satisfait au coin des lèvres.

— Finalement ? nuança son interlocuteur dont la voix semblait parfaitement éveillée malgré l'heure plus que tardive.

— Quelques semaines, monsieur. Ne nous sommes-nous pas montrés efficaces ?

— Je m'interroge sur l'aspect définitif de ta méthode, rétorqua la voix sèche empreinte d'austérité.

— Ça l'est. Vous pouvez me faire confiance, je n'en suis pas à mon coup d'essai.

— Je suis bien placé pour le savoir, trancha l'interlocuteur. Et c'est bien là l'origine de mes doutes. Tu as toujours été trop faible vis-à-vis d'elle. J'espère que tu n'as pas refait l'erreur de t'éprendre à nouveau ?

— Non monsieur. J'estime simplement qu'il existe d'autres chemins que le vôtre, et qu'on ne perd rien à les tenter. 

— Si ! Notre temps ! tonna-t-il si fort qu'il sembla, l'espace d'un instant, se trouver à ses côtés. N'oublie pas à qui tu t'adresses, là. Je ne tolérerais aucun manque de respect. 

— Ce n'était pas mon intention, veuillez pardonner mon insolence, monsieur. 

— Tu connais les enjeux. Ne baisse pas ta garde, notre mission ne prendra fin que lorsqu'Il en décidera ainsi. N'oublie jamais ! Tu n'es pas décisionnaire, seulement l'exécutant.

Lèvres pincées et nez froncé, l'individu s'exhorta au calme. Il quitta le mur contre lequel son dos s'était appuyé, et resserra sa prise sur le portable avant de répondre :

— Bien, Monsieur.

À l'autre bout de la ligne, personne ne lui répondit. Son interlocuteur avait mis fin à la conversation presque aussitôt, n'attendant pas vraiment de réponse, n'en espérant pas puisqu'il se savait obéi quoiqu'il arrive. Alors, la silhouette se laissa tomber mollement sur son matelas, et regretta que le goût de la victoire eut été de si courte durée.

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Notsil
Posté le 04/06/2021
Ah oui un gros gros chapitre !!

Pauvre Astrée, ce fut rude ! Elle est tellement dans le déni.... Se voilerait-elle la face à dire qu'elle le déteste pour s'éviter d'être rejetée ?

On sent en tout cas que ses cauchemars lui laissent de moins en moins de répit, Syssoï qui voulait bien faire en la consolant se retrouve pris à partie puis pris au piège, et au final... je le sens aussi perdu qu'elle, mais se séparer comme ça c'était pas la chose à faire :(

Pâris s'est révélé adorable, plein de colère et prêt à aller lui faire la peau ^^ Mais Astrée s'ouvre aussi enfin côté sentiments et je pense qu'au final ça lui aura fait du bien de sortir tout ça.

Et du coup, la fuite et le retour sur Paris.... ce que voulaient apparemment les mystérieuses gens.

Mais qui est ce mystérieux bonhomme de la fin ? Il me semble qu'on avait déjà eu Syssoï au tél, mais je ne veux pas croire qu'il ait pu la manipuler ainsi.
Ca laisserait Pierre, mais le "nous" laisse aussi entendre qu'ils sont plusieurs (quoique y'a eu le sabotage, les attaques...). Et puis c'est quoi cette mission ? Les séparer ? Rompre le lien d'âme qui persiste à travers les âges ? (et pourquoi ? ^^).
Et si c'est Pierre, est-ce qu'il manipule Syssoï ? (après tout, ils se voient pour le genou du bonhomme).
En tout cas, cet "individu" n'a pas l'air d'apprécier de devoir obéir aux ordres.
Bon ça pourrait aussi être Benjamin, vu qu'il reste sur place et qu'on aurait moins tendance à le soupçonner....

Je me demande si Astrée reviendra à Paris ou si elle aura des pépins / appels en cours de route (je pense à Jeanne, et pourquoi pas Syssoï, ça correspondrait à sa facette "gentille" ^^).

Je sens que je vais me questionner encore longtemps, en fait ^^
OphelieDlc
Posté le 11/06/2021
Tu es décidément très perspicace. Est-ce que ça te joue des tours quand tu regardes un film ?

Je ne te dis rien de plus car tu auras très bientôt les réponses à toutes tes questions. On arrive dans la dernière ligne droite. Tout s'accélère avec quelques gros chapitres dans les semaines à venir. Mais du coup, je note tous tes commentaires. Ils m'aident beaucoup dans la rédaction de cette fin. ;)

Merci encore. 1000 fois !
Notsil
Posté le 11/06/2021
Avec plaisir ! En fait j'aime savoir ce qui se passe, pour éviter de trop m'attacher au "mauvais" héros ( = celui qui meurt :p) et souffrir :p (oui je pars du fait que tout le monde va mourir du coup :p).
Et puis chaque fois que la caméra fixe un point, c'est que le danger vient d'ailleurs (classique des films d'horreur : le héros qui regarde partout, sauf, au seul endroit d'où va surgir le danger :p).
J'aime être surprise, mais je trouve aussi confortable de prévoir, étrangement ^^
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