39- Poussières d'étoiles

De toute évidence, la russalka était encore plus sonnée que moi, car elle ne tenta même pas de se jeter sur moi. Pire encore, elle referma doucement la porte, allant tout de même jusqu’à la faire claquer. Ce fut ce petite bruit qui me ramena à moi même. Préférant ne pas prendre le risque qu’elle change d’avis, je m’enfermai à mon tour dans ma chambre, avant de fixer le paquet pendant une bonne minute.

Si un jour on m’avait dit que le type qui m’avait broyé le genoux m’offrirait quelque chose d’autre qu’une articulation en miette, j’aurais bien ri. Pourtant on en était rendu là, et le pire, c’était que l’affaire n’était pas si surprenante en soi. Maintenant qu’il n’était plus persuadé de se trouver en face d’une séductrice psychopathe et vénale, il était devenu assez tolérable et ne cachait pas son malaise quand mon genoux me tiraillait.

Bon, c’était un petit plaisir de le faire marcher à ce sujet. Je ne le faisais pas par méchanceté, mais simplement parce que sa petite moue d’occasion était quand même très drôle.

Peut-être était-ce une plaisanterie d’ailleurs, un retour du bâton. En caressant le papier satiné, rose pâle, je me dis que peut-être je me retrouverai avec des paillettes collées aux sourcils.

Dommage pour lui, mais les paillettes c’était beaucoup trop beau pour que j’entrevois cela comme une vengeance, aussi je finis par me jeter sur le large ruban rose pale, avant de déchiqueter le papier.

C’était une boite, longue de onze pouce par cinq, assez familière-

Mais nan.

J’arrachai sans ménagement le couvercle, dégageai de là le papier sulfurisé et ma mâchoire se décrocha du reste de ma tête.

Je pris le paquet sous le bras et bondis hors de mon lit, et ouvrit à toute volée la porte. Je dérangeais au passage la russalka qui grogna dans ma direction. Comme je n’avais pas le temps de l’envoyer voir ailleurs si j’y étais, je lui feulai en retour. Ce fut à peine si je vis le regard outrée qu’elle me jeta, j’étais trop occupée à dévaler les escaliers, foncer dans le salon -en dérangeant au passage l’arrière oncle Corvus- pour enfin monter quatre à quatre les marches de l’escalier principale.

Je ne pris pas même la peine de toquer à la porte de ce magnifique idiot, si bien que lorsque j’ouvris sa porte à toute volée, Scetus bondit littéralement sur place.

« Cassini ait pitié, Sidonie, tu n’as jamais appris à toquer? » Il s’écria, les joues écarlates.

C’était peut-être dû au fait que son caleçon mis à part, il état nu comme un ver.

Pour être franche, je ne le remarquai pas vraiment, je ne prêtai pas même la plus petite attention à sa chambre, alors que je n’y avais jamais mis les pieds. En temps normal, je me serais usée les yeux sur le moindre détail, car on en était à ce niveau là de curiosité.

Mais les temps n’étaient pas normaux.

« Tu, es, sérieux? » Je dis en brandissant la boite « Tu te rends compte de ce que c’est? »

« … des chaussons de danse, ce n’est pas le bon modèle-»

« Ce sont des chaussons Gepettos! » Je le coupai, avant qu’il ne prononce un autre blasphème.

« … et c’est bien, ou pas du tout-»

« Par tous les bigoudis de mon arrière grande-tante Estelle, Scetus, ce sont des chaussons Gepettos! Cela faits des mois qu’ils sont en rupture de stock à cause du rationnement sur le tissu! Même au conservatoire on n’arrive pas à en avoir! Comment as-tu fait? »

« On passait dans le coin, et j’ai demandé, plusieurs fois, et… voilà? »  Il me regardait d’un air gêné, en se massant le cou. « Enfin, ne vas pas te faire d’idées, c’est, simplement, enfin, tu n’arrêtes pas de te plaindre de ta pirouette finale alors-»

Sa voix vacillait, et il ne savait visiblement pas quoi ajouter, mais n’eut jamais à le faire car je bondis et lui sautai au cou.

C’était probablement assez enfantin de ma part, mais au risque de briser des rêves, je n’entendais actuellement aucune critique, car j’avais des chaussons Gepettos dans les mains, des vrais, pour moi.

Ce n’était probablement pas une bonne idée de se jeter sur un conjurateur sans prévenir, mais tant pis, je l’avais quand même fait. Et il ne sembla pas trop se plaindre du début d’asphyxie que je lui infligeai car ses mains vinrent très vite en renfort dans mon dos.

« Je suis vraiment désolé pour ton genoux. » Il me murmura à l’oreille. Il sentait bon la crème à la lavande et l’ambre. Avec une pointe de sucre.

« Tu sais, s’il n’était pas en train de se remettre, je ne plaisanterais pas dessus, n’est-ce pas? »

« Oui, mais bon. » Il maugréa, et mes pieds touchèrent à nouveau le sol.

Quand je le regardai à nouveau, il avait un sourire tranquille, mais radieux aux lèvres. Probablement un miroir de ma propre expression car, -au cas ou on avait oublié dans la salle- j’avais des souliers Gepettos.

« On va les baptiser, tiens, prend celui-là. » Je dis en lui tendant le soulier droit -qui au cas ou je n’en avais pas fait mention, était un soulier Gepettos.

« Baptiser, c’est à dire? »

« Ok, alors, une pointe, tu ne peux pas la mettre tel quel, c’est une chaussure Gepettos, donc c’est la classe magicalique, mais ça reste du bois. Il faut l’attendrir. » Je dis « Donc, ce que tu vas faire, c’est tu la place au sol, comme ça, tu vas placer ton talon dessus, faire un voeux, et ensuite, tu l’écrases de tout ton poids. »

« Ça ne va pas détruire la chaussure? »

« C’est un soulier conçu pour supporter tout le corps d’un être humain, pendant des sauts en tout genre, ça supportera ta jambe. » Je dis, sans cacher ma joie.

Comme il semblait hésitant à écraser un soulier Gepettos -car oui au cas ou j’aurais oublié de le mentionner, c’était des souliers Gepettos- je m’exécutai. Qu’avec un peu de chance, nous soyons tous réunis à la fin de l’an, pour la célébration des lueurs. Je ne demandai pas même une explication à ce douloureux dossier, simplement que nous puissions célébrer tous ensemble les fêtes de fin d’année.

La chaussure craqua comme une biscotte sous mon talon, suivi de sa jumelle.

Je jetai un petit coup d’oeil à l’intérieur du chausson. La jointure était demeurée immaculée. Bon, cela ne voulait rien dire en soi, après tout.

« C’est… assez satisfaisant. » Scetus dit, non sans un petit rire, avant de me tendre sa paire. Je n’aurais pas dû, mais je ne pus m’empêcher d’y jeter également un regard et…

« Oh! »

« Qu’est-ce qu’il y a- je l’ai cassé? »

« À nouveau, c’est une chaussure faite pour supporter le poids d’un humain, il faut vraiment y aller pour l’endommager, non, je- oh Scetus regarde! » Je m’exclamai en tapotant un petit point de la couture, autrefois parfait et ou désormais se trouvait-

« … une croix? » Il me jeta un regard assez surpris « Et… c’est mal? »

Je levai les yeux au ciel. Vraiment, quel ignorant.

Bon en vérité il pouvait difficilement savoir ce dont il s’agissait car il n’était pas danseur, mais il levait tellement les yeux au ciel en ma présence, c’était un juste retour du bâton.

Et puis Monsieur avait décroché le gros lot, alors j’avais le droit de me moquer un peu de lui.

« Ce n’est pas une croix, c’est une étoile. »

Le regard interloqué qu’il me jeta manqua de me faire éclater de rire. Ou alors était-ce l’euphorie d’avoir des souliers, qui, je ne l’avais probablement pas assez dit, étaient des souliers Gepettos.

« Ça ressemble plus à une croix qu’à une danseuse. »

« Non, je n’ai pas dit une danseuse étoile, j’ai dit une étoile. »

« … Je pensais qu’étoile, c’était comme cela qu’on appelait les premiers rôles dans le ballet, en tout, cas, c’est ce que le vendeur disait. »

« Oui mais, c’est, tout une histoire. »

Je jetai un petit regard au petit pendule de sa chambre. Un bel object, en bois sombre, des numéros estrusques sur le disque, bien entendu. Une heure moins le quart. Il était probablement un peu tard pour partir dans des contes, et j’avais très certainement assez fait irruption dans sa chambre pour toute une vie.

« Je suis réveillé. Et vu ton air, tu ne vas pas t’endormir avant de me l’avoir raconté. » Scetus dit alors, la curiosité dans son air assez parlante d’elle même.

« Tante Lydia disait qu’avant cela, les étoiles, c’était des points lumineux dans le ciel, et qu’il y a très, très longtemps, ils constellaient la nuit. Les dieux les avaient mis là pour tenir compagnie aux hommes dans les ténèbres. Quand un dieu voulait envoyer un signe aux hommes, il coupait le fil, l’étoile filait, et il fallait faire un voeux. »

« C’est une belle histoire, mais je ne vois pas vraiment le rapport. »

« C’est parce qu’elle n’est pas fini. Un par un, tous les fils ont été coupé, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une étoile. Mais le temps s’était écoulé, les hommes avaient oubliés les rites et les dieux disparurent. Mais cette dernière étoile, elle demeurait dans le ciel. Un soir, alors qu’elle était sur le point de tomber, une petite ballerine, trop petite pour les premiers rôles, souhaita devenir grande. Alors, l’étoile tomba et offrit à la ballerine des pointes. Et depuis ce jour, on appelle les premières danseuses les danseuses étoiles. Ce petit point de lumière ne s’est pas contenté d’exhausser le voeux de cette ballerine. Parfois, elle rend visite aux souliers, et si elle trouve ton voeux digne d’intérêt, ou qu’elle veut te donner une leçon, elle le réalisera. Tu sais qu’elle t’a écouté quand tu vois une petite marque comme celle-ci. »

« Donc mon voeux va se réaliser, si je comprends ton histoire.» Il dit doucement, craintivement même, comme s’il avait peur que le chausson lui saute au visage.

« J’espère que tu n’as pas souhaité un truc futile, car elle a un très mauvais sens de l’humour, et elle te prendra aux mots. »

Scetus ne semblait pas m’avoir entendu, il me fixa d’un drôle d’air pendant un petit moment. Un petit silence s’installa, mais il n’était pas désagréable.

« Je ne te savais pas superstitieuse à ce point. » Il finit par murmurer.

« Ce n’est pas de la superstition, c’est une réalité. Je l’ai vu trois fois dans ma vie cette marque et à chaque fois les voeux ont été exhaussé. »

« Tu me charries. » Il secoua fermement la tête, comme pour se chasser une pensée de l’esprit.

« Vraiment j’espère que tu n’as pas souhaité un truc stupide. Une fois mon amie Berthe l’a gaspillé en se souhaitant les cheveux raides. »

« Et tous ses cheveux sont tombés. » Il répondit, non sans ironie, mais je sentais une excitation contenue, derrière la moquerie.

« Non, elle est tombé de son bicycle, s’est emmêlée les cheveux dans la chaine, et a été forcé de se les couper jusqu’à la nuque. Elle a porté une perruque pendant deux mois. » Je répliquai.

« Et les deux autres fois? »

Ah.

Alors, non, ça, cela serait pour une autre fois. Ces deux histoires méritaient mieux que d’être murmuré à la lueur des lampes ésos.

« Pour quelqu’un qui a autant de statuettes de Sainte Cassini dans sa chambre, je te trouve bien dubitatif. » Je dis en pointant sa table de chevet.

Cette dernière était criblée de petites statuettes, de chapelets triangulaires, de petits croissants solaires…

Même la mère de Madame Catherine, qui pourtant allait au temple toutes les cinq minutes, n’en avait pas- si non, elle avait autant d’amulettes chez elles, mais à nouveau, Grande Madame Carla allait au temple toutes les cinq minutes.

« Cela n’a rien à voir! Sainte Cassini a réellement existé, elle. »

« Et les étoiles aussi, tu n’en sais rien. »

« C’est différent-»

L’univers ne souhaitait visiblement pas voir Scetus finir ses phrases ce soir-là, car la porte s’ouvrit à nouveau à toute volée. Cette fois-ci, ce fut au tour de la silhouette de Mafalda, d’apparaitre dans l’embrasure de la porte.

Elle semblait sous le choc, son regard hagard faisant tant d’aller retour entre moi et son fils que je me rendis compte à quel point nous étions proche. Sans compter que j’étais en chemise de nuit, et que Scetus était carrément en caleçon. Même si c’était impossible, pour des raisons évidentes, cela donnait une certaine idée de ce qui allait se produire. Je me dépêchais donc de faire un pas en arrière, mais le mal était probablement déjà fait.

« Euh, ce n’es absolument pas ce que-»

« J’ai eu Ignacius Mordicus, le guérisseur de Cassiopeia, à l’instant même, par projection astrale urgente. » Elle me coupa la parole, sans s’en rendre compte.

L’air disparut de mes poumons, et à ma gauche, Scetus se pétrifia tout à fait.

« Et? » Je demandai au bout d’une éternité -bon au bout d’une seconde, mais vu le sujet, c’était une seconde de trop.

Mafalda semblait sur le point d’éclater en sanglot, et la lueur des lapes ésos donnait à son visage un aspect cadavérique. Je me mis à imaginer le pire-

« Elle vient de se réveiller. »

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Cléooo
Posté le 22/11/2024
Coucou Dramallama ! Un beau chapitre, et une jolie chute, encore une fois !

"des chaussons de danse" -> ooooooh ♥ mais il continue de faire une avancée fulgurante dans mon coeur, ce petit ! J'aime beaucoup cette amitié qui se tisse.

« Elle vient de se réveiller. » -> était-ce son voeu ? Si oui, superbe !

Je continue ma route !
A Dramallama
Posté le 23/11/2024
Coucou Cléooo!

Oui Scetus commence à se rattraper quand même (est-il méchant ce garçon? La question reste entière!)
Et oui, c'était son voeux!
à bientôt !
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