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Une extra-sylvestre ! Horace avait bien deviné. Même si personne ne doutait de l’existence de telles créatures, aucun habitant de la forêt de Bois-Doré n’en avait à ce jour croisées. Vieux-Gris, le grand loup solitaire, approcha. Vieux-Gris s’exprimait rarement mais toujours à-propos :

• Les vieilles légendes évoquent la possibilité de vies extra-sylvestres. Elles nous incitent également à garder tête froide. Nous ne pouvons nous engager sans connaître le fin mot de l’histoire.

La géante princesse agita les deux mains ce qui provoqua immédiatement l’envolée des gorges-rouges, merles siffleurs et autres passereaux :

• Cessez de gigoter ! grommela Vieux-gris, contentez-vous d’expliquer !
• Oh pardon ! je ne voulais pas vous effrayer.
• Il en faudrait plus pour nous effrayer, gente dame, lança crânement Edouard l’écureuil. Nous secourons volontiers âme en peine et princesse égarée.

L’intrépide, bravant l’amoncellement des volants de dentelle de la robe légère, grimpa jusqu’au creux de la main de la géante altesse :

• Pour vous servir ! dit-il en s’inclinant sobrement.
• Oh ! Un preux chevalier ! Me voilà rassurée.
• Bon, coupa Vieux-gris que ces salamalecs endormaient. Quand Édouard aura fini ses acrobaties, nous pourrons peut-être entendre votre récit.

La géante princesse prit une profonde inspiration mais relâcha doucement son souffle pour ne pas créer une nouvelle catastrophe. Elle apprenait vite.

• Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas de votre monde. J’appartiens au Royaume… En fait, mon Royaume n’a pas encore de nom, ma conteuse ne l’a pas baptisé. Vous savez, il s’agit d’une histoire en cours…
• Pas de nom ? Votre conteuse ? En cours ? Mais de quoi parlez-vous ? questionna Horace, roulant des yeux effarés.
• Vous ne savez rien ? Vraiment ? C’est étrange, seriez-vous un conte à dormir debout ? Où un conte oublié ? Où un conte inachevé ? Là, ce serait terrible, vivre sans connaître la fin de l’histoire, je n’ose l’imaginer !

Gisabelle la gélinotte tournicotait en sautillant. Trop de questions sans réponse la perturbait.

• Qu’est-ce qu’elle raconte ? demanda la mère Tartempion, inquiète.
• C’est une énigme, répondit Maître furet, plissant le regard comme pour mieux réfléchir.
• C’est un galimatias, affirma Brume, l’ourse des cavernes. Cette princesse géante a perdu la tête.

Vieux-gris commençait également à s’interroger, lui non plus n’y comprenait rien.

• Écoutez, Églantine, suggéra Horace le Grand-Duc, haussant le sourcil d’un air grave, nous n’entendons miette à votre histoire. Elle est trop embrouillée. Le mieux est d’expliquer en partant du début.
• Du tout début ? Avant même le commencement de l’histoire ?

Les ailes d’Horace tombèrent à terre sous le poids du découragement. Ils n’y arriveraient jamais.

• Oui ! déclara Vieux-Gris, c’est le seul moyen de démêler cet embrouillamini.

D’une main, la géante princesse se gratta les cheveux, puis l’oreille, puis le nez, puis la joue avant de la reposer en douceur à côté de celle accueillant Édouard l’écureuil.

• Je vois bien que vous ignorez tout et j’en suis désolée. Je vais tenter d’éclairer votre lanterne le plus simplement possible. Au début…
• Avant le commencement ? demanda Gisabelle la tête dressée comme pour mieux permettre aux idées de pénétrer son cerveau.
• Oui. Avant le commencement, il y a la conteuse. La conteuse, c’est celle qui imagine l’histoire. L’histoire vivant tout au fond de sa tête…

Gisabelle la gélinotte tourna vers ses amis un regard incrédule. Des histoires dans la tête ! Comme elle allait émettre un nouveau commentaire que personne n’avait envie d’entendre. Vieux-gris gronda pour lui intimer silence. Églantine poursuivit :

• Notre conteuse s’appelle : Flora May.
• Notre ? s’étonna Maître furet.
• Oui, notre. Vous et moi, appartenons à deux contes parallèles, écrits par Flora May. C’est pourquoi nous parlons la même langue, la langue de Flora May…
• Attendez ! corrigea Brume, l’ourse des cavernes. Moi, je ne parle pas la langue de Machin-Chose, moi je grogne !

Et elle accompagna son propos d’un puissant grondement qui résonna jusqu’aux fins-fonds de la forêt de Bois-Doré. Tous les animaux approuvèrent la démonstration. Ce n’était pas une ridicule altesse qui allait leur dire comment parler.

• Impressionnant, convint Églantine. Mais il n’empêche qu’ici tout le monde vous a compris, ce qui illustre parfaitement ce que je vous explique.
• Soit, admis Vieux-Gris, on parle tous la langue de Bidule-Truc, mais poursuivez. Je suis curieux de découvrir la suite.
• Donc la conteuse a une histoire dans la tête…
• Une ? releva Maître furet à qui rien n’échappait. Mais vous venez de parler de deux.

Églantine soupira. Emporté par le souffle, Édouard roula dans le creux de sa main et serait tombé si elle ne l’avait retenu par le bout de la queue.

• Tout le monde la boucle, maintenant ! cria Horace qui n’en pouvait plus de toutes ces interruptions. Comment voulez-vous qu’on y comprenne quelque chose si chacun jacasse, grogne, feule, glapit, craquette, siffle ou brame à chaque instant ? Hein ? Je dis SILEEENNNCE !!!

Le Grand-Duc dépassait rarement les bornes de ses limites, mais parfois une bonne ronflante était plus efficace qu’un long discours.

• Poursuivez, votre altesse.
• Merci, gentille chouette…

Horace accusa le coup. Non, il n’était pas une vulgaire chouette mais le moment d’instruire cette grande perche viendrait plus tard. Contre toute attente, il fit contre mauvaise fortune bon cœur et garda clos son bec.

• Donc, comme je le disais, la conteuse a des idées plein la tête. Des idées qui tournent, virevoltent, s’entrechoquent. Des idées fantastiques, féériques et magiques qui effraient, rassurent ou émerveillent. Bref, vous avez compris. Toutes ces idées mijotent dans sa soupière jusqu’au moment où l’histoire est à point, prête à être servie. Alors, Flora May ouvre le grand cahier blanc, prend sa plus belle plume et commence à écrire…
• OHHHH ! s’exclama Gisabelle, avant de rabattre précipitamment une aile sur son bec d’un air confus.

Églantine sourit de sa mimique penaude et reprit patiemment :

• « Il était une fois », ainsi commence mon histoire, un peu comme toutes les histoires de Flora May, d’ailleurs. Je suis née dans un lointain royaume, au-delà des mers et des montagnes. Un pays un peu comme le vôtre mais où tout est plus grand. Bien plus grand. J’étais autant heureuse qu’il est possible de l’être car je devais bientôt épouser le prince d’une contrée voisine. Dans les histoires de Flora May, les princes épousent souvent des princesses. Mais, rien n’est jamais simple, surtout dans la tête de notre conteuse. Donc pour corser un peu l’histoire, Sabrazdetro est arrivé. Sabrazdetro est un maléfique sorcier qui voyait cette union d’un mauvais œil. En y réfléchissant bien, les deux étaient mauvais. Ses deux oeils, je veux dire…

Un nouveau soupir s’échappa des lèvres d’Églantine. Mais Édouard avait anticipé la catastrophe. Arrimé solidement des deux pattes avant au gigantesque pouce, il flotta tel un étendard le temps que passe la bourrasque.

• Que s’est-il passé ensuite ? demanda-t-il essoufflé, alors qu’il reprenait pattes en paume.
• Une nuit, pendant que Flora May dormait profondément, Sabrazdetro se carapata hors de sa page. Il faut dire qu’il n’était pas très content du rôle que notre conteuse lui avait attribué. Il estimait être le plus grand sorcier de tous les temps, son rôle ne lui rendait vraiment pas hommage. Flora May ignora ses protestations, sous-estimant la force de ses pouvoirs. Ça arrive parfois qu’un personnage refuse de tenir son rôle, alors tout peut arriver. Même les pires catastrophes !

Moi, comme tous les matins, j’attendais impatiente dans ma chambre rose l’arrivée du jour qui verrait se poursuivre la suite de mes aventures, c’est-à-dire mon merveilleux mariage ! Mais, avant même que je ne pousse le moindre cri, Sabrazdetro surgit dans une gerbe de feu à côté de mon lit. Il m’enveloppa immédiatement d’une aura de magie et me précipita hors du cahier.