.5.

Par Carolyn

Les bottes de Nicole semblaient infiniment légères à ses pieds. Zébrant sa mélancolie, des éclairs de félicité l’envoyaient dans un tourbillon d’émotions.
Elle n’avait pu rester bien longtemps assise. Le regard lointain de Florence la mettait mal à l’aise.

Aussi, elle était partie faire un tour de l’étage, sachant pertinemment qu’elle n’y trouverait rien de plus. Incapables de rester en place, ses jambes prenaient les décisions. Dans le silence troublé seulement par les crissements de ses crampons sur le sol, son bras gauche s’éleva, main élégamment posée sur une épaule invisible. Paupières closes, visage incliné, ses pieds suivaient le tempo d’une valse inaudible, d’abord timidement, puis avec une assurance grandissante. Ses pas semblaient retrouver des réflexes depuis longtemps oubliés.

Silencieuse sur ses sandales en liège, Louise s’était levée également. Elle regardait la jeune fille depuis le bout de la rangée de voitures. Ses mouvements avaient quelque chose de merveilleusement aérien. Par moments, Louise aurait juré qu’elle ne touchait plus le sol que du bout de ses chaussures.

Le souffle des pans de son cardigan autour de ses mollets avait disparu, tout comme celui de la pointe de ses cheveux sur ses épaules. Elle se sentait alourdie de tissus bouffants, et une multitude de minuscules épingles semblaient vouloir lui croquer le crâne. Mais elle était si libre, si légère ! À la lumière des bougies, ses chaussons glissant sur le parquet ciré, elle se sentait revivre.
Nicole pencha la tête en arrière, ses lèvres peintes étirées en un sourire extatique, sans jamais perdre le rythme.

Dans une autre des armoires, Joseph avait finalement débusqué une disqueuse à l’air féroce, et une perceuse affublée d’un forêt usé. Les deux fonctionneraient sur la batterie trouvée plus tôt ; si, par miracle, il restait quoi que ce soit dans cette dernière, il faudrait agir vite et bien.
Pour tromper l’anxiété, Joseph passait un chiffon troué sur les appareils. Il aurait préféré trouver quelque chose dans la cabine de peinture, quelque chose qui n’avait pas l’air de sortir tout droit d’un vide-maison, mais il faudrait bien s’en contenter.
Une partie de lui n’aurait pas vu d’inconvénient à passer la nuit ici pour n’en ressortir qu’au matin ; il y a des endroits bien pires qu’un parking souterrain pour dormir, malgré la fraîcheur et la dureté du sol. Pourtant, une angoisse sourde le tenaillait, le poussant à trouver une échappatoire, comme un rat sous cloche.

Dans les pas de Louise, la petite équipée remonta vers la porte de métal. Avec un air de grande connaisseuse, la petite dame leur fit comprendre d’un hochement de tête que c’était le moment de reculer pour profiter du grand spectacle.
Elle clipsa la batterie sur la disqueuse et, toujours sans un mot mais avec une once de théâtralité, appuya sur l’interrupteur jaunâtre.

Un bruit métallique strident et fatigué s’éleva rapidement par dessus celui du moteur. Bien qu’un peu de guingois, la lame tournait. Ce n’était pas optimal, mais Louise avait pu s’équiper au mieux pour parer à toute éventualité. Des équipements de protection à l’air quasiment neuf avaient été trouvés, cette fois, dans la cabine de peinture.
À travers ses épaisses lunettes anti-éclats, elle lança un regard de défi à la porte.

La machine se cabra quand la lame entra en contact avec la porte. Instinctivement, toutes et tous plissèrent les yeux pour se protéger des étincelles. Agrippée au corps de plastique de l’engin, Louise l’enfonça d’un mouvement fluide dans la porte, entre la poignée et le chambranle. Alors qu’elle la remontait, des gouttes de sueur glissant vers ses coudes, la disqueuse se mit à vrombir avant d’émettre une plainte stridente. La dernière.

Le silence leur écorchait les oreilles.
Lorsque Louise retira l’appareil, un morceau de la lame resta fiché dans la porte. Il semblait à peine arriver de l’autre côté.

« C’est pas possible ! Quelle épaisseur fait ce truc ?
- Trop pour un vieil outil pas entretenu, en tout cas. Même si on trouvait d’autres disques, les composants de la serrure doivent être trop résistants. Il nous faudrait du matériel spécialisé. On ruinerait le moteur bien avant de traverser la porte. Il faut trouver autre chose. »

Sans un mot, Louise retira la batterie d’un geste brusque et prit la perceuse des mains de Joseph. Quand elle plia les genoux pour se mettre à la hauteur du barillet, quelques légers craquements retentirent.
Nicole s’agenouilla à nouveau devant la serrure, lui indiquant où viser pour déloger les goupilles.
En bien meilleur état que la disqueuse, la perceuse émit tout de même quelques couinements inquiétants en s’attaquant à la machinerie interne de la poignée. Celle-ci, même si elle ne payait pas de mine, devait être d’excellente qualité. Après quelques minutes entrecoupées de pauses pour chasser l’odeur de chaleur émanant de l’appareil, les deux femmes réussirent à sortir de leur logement un certain nombre de morceaux de goupilles, de ressorts tordus et de copeaux divers. Chaque nouveau puits de goupille passé envoyait une secousse dans les épaules de Louise. Même Florence retenait son souffle, tendue à l’extrême.
Louise dut tirer d’un coup sec pour extraire le forêt de la serrure. Tordu, vrillé et ébréché, il ne serait plus d’aucune utilité. Aucune boîte neuve n’avait été trouvée en bas. C’est comme si la plupart des « bons » outils s’étaient évanouis, ne leur laissant que le rebut pour se débrouiller.
Avec la délicatesse qui lui était coutumière, Florence vint à nouveau secouer la porte. Quelques débris tombèrent de la serrure éclatée. Des bruits de métal chutant en cascade se firent entendre à l’intérieur même de la porte, et Florence put la tirer d’un bon demi-centimètre, mais le reste du cylindre tenait bon.

« On vient de détruire une porte qui n’est pas du tout à nous... »
Marcus, hébété, semblait sortir d’un long sommeil.
En effet, la porte était en bien piteux état. Toujours fermée, elle portait une belle éventration à la disqueuse, et la serrure était tout à fait hors-service.
« Oui, eh bien… On était coincés ! »
Joseph arborait une teinte rouge pivoine. C’était peut-être bien la première fois qu’il se livrait à quoi que ce soit d’illégal, et il n’aurait pas pensé qu’il s’agirait de pénétrer par effraction dans un dépôt de bus en détruisant la porte. Enfin, s’agissait-il de pénétrer où que ce soit ? L’idée était plutôt de s’en échapper, mais, encore faudrait-il expliquer ça aux compagnies d’assurances.

Tirant de tout son poids sur la poignée, Florence ne parvint qu’à s’essouffler.
« Si on avait quelque chose pour faire levier, on pourrait être plus efficaces. »
Tous se regardèrent. Personne ne voulait retourner dans le deuxième sous-sol baigné de lumière glauque.

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