4. Danse les Saisons

Le rythme lent des tambours faisait vibrer la neige sur les plus hautes branches des arbres. Quelques notes discrètes puis plus marquées de talharpa s’élevèrent dans les airs avant d’être rejointes par le chant d’un lur. Le vent dansait en harmonie avec la mélodie et l’emportait avec lui en tout lieu du village.

La musique accompagnait chaque instant de vie au cœur d’Ulrika. Le soleil se levait et se couchait au son des instruments d’Ulrika. Lilou adorait son village et elle brûlait d’en faire entièrement partie. On n’était pas membre du clan avant d’avoir appris l’une des disciplines : jouer d’un instrument, chanter ou encore danser. C’était cette dernière qui faisait vibrer le cœur de Lilou.

La danse c’était tout ce qui l’animait. Elle percevait les pas avant de les exécuter, les notes entraient en elle et la portait de saut en pirouette. Elle se sentait légère et élégante. Mais pas du point de vue de son institutrice. D’ailleurs, Madame Rowan arrivait à grands pas vers les enfants rassemblés en ligne sur la place du village. Lilou rentra le ventre et pinça les lèvres.

« Aujourd’hui est un grand jour. L’un de vous accompagnera l’Esprit du Printemps pour la cérémonie du passage. »

Des étoiles apparurent dans les yeux de Lilou et elle en oublia son ventre. Elle jeta des coups d’œil enthousiaste à ses camarades qui restaient de marbre. C’est vrai, la maîtrise. Elle essaya de dissimuler son sourire alors qu’elle reportait son attention sur Madame Rowan :

« … devront être parfaits pour que l’Esprit du Printemps puisse échanger sa place avec celui de l’Hiver. Une pointe cassée et la passation ne se fera pas totalement. L’Esprit de l’Hiver demeura présent durant le Printemps. »

Un frisson parcourut la colonne vertébrale de Lilou. Si l’Hiver restait les plantes ne se développeraient pas correctement et les récoltes ne seraient pas à la hauteur. Elle inspira profondément et se concentra d’autant plus. Madame Rowan tapa dans ses mains et les enfants se répartirent en cercle autour d’elle. Les musiciens, jusque là en retrait, se rapprochèrent et le rythme des tambours se montra plus insistant.

Lilou monta sur les pointes et s’étira vers le ciel. La fraîcheur du vent lui caressa le visage alors que ses mains s’abaissaient vers le sol dans des mouvements lents et circulaires. Un sauté, une pirouette, la ronde avançait. Descendre sur ses appuis, frôler la terre, pivoté, jeté. La ronde tourna.

Une brise la poussa dans le dos, Lilou ferma les yeux. La musique tournoyait autour d’elle, la guidait, l’encourageait à sortir du cercle. Un long pas timide l’amena au centre et puis ce fut l’explosion. Ses bras s’écartèrent de son corps, offrant son cœur à la cime des arbres. Elle tournoya sur elle même, jeta ses bras sur le côté, un pas en arrière, lancer la jambe, pivoter. La musique ne s’arrêtait pas, elle dansait autour d’elle la poussant vers la droite, la gauche. Le vent lui relevait le menton et son sourire éblouissait tous ceux qui l’entouraient. 

« Lilou ! »

Madame Rowan tapa du pied. Lilou perçut le changement dans la terre, son appui vrilla et elle se retrouva à genoux. La magie s’était brisée. Le cœur serré, les yeux larmoyants, Lilou releva la tête vers le visage courroucé de sa mère.

« Ne sens-tu pas la lourdeur de tes pas ? Le sol tremble sous toutes tes retombées. Tu es indisciplinée et incapable d’entendre la musique. À contre temps à chaque pas. Tu es une honte Lilou, tu ne feras jamais partie du clan. »

Les mots brisèrent quelque chose en la petite fille. Peut-être était-ce un fragment de son cœur qu’elle sentait se détacher. Elle pivota et s’enfuit vers la noirceur des arbres. Elle n’entendait plus la musique.

Ses pas s’enfonçaient dans la neige mais Lilou ne s’arrêta pas. Le souffle court, elle continua de tracer le plus loin possible du village. Elle n’entendait pas la musique.

À bout, Lilou s’écroula contre le tronc d’un arbre et s’affaissa dans la neige. Ses vêtements retenaient l’humidité à l’extérieur mais les larmes qui tarissaient le visage de l’enfant étaient tout aussi efficaces. Elle n’entendait pas la musique.

Non, elle ne l’avait jamais entendu.

Lilou était née sourde.

À force de larme, Lilou s’était assoupie. La neige avait fondu autour d’elle et un tapis de fleur blanche l’entourait comme une couverture douillette. Des perce-neige. L’enfant essuya ses yeux bouffis, elle se sentait si fatiguée. Une brise légère lui caressa la joue et lui remonta le menton. Un sourire timide se dessina sur le visage de la petite fille. Elle inspira, se releva et épousseta sa tenue. Comme un baiser, elle effleura les perce-neige avant de retourner sur ses pas. Quoi qu’en pense le village, elle assisterait à la cérémonie.

Ils formaient un cercle au centre du lac Vättern, en son coeur, Lilou aperçu l’enfant choisit. Elle sentait sa nervosité malgré la distance qui les séparait. Un homme se détacha du corps et alluma les lanternes, la cérémonie était sur le point de commencer. La musique s’éleva, lente. Elle vit le garçon se mouvoir sur la glace. Il appelait l’Esprit de l’Hiver.

Un vent sec balaya la foule et souffla les chandelles vacillantes. Un murmure s’empara des villageois mais les tambours se firent plus déterminés. Le froid devient plus mordant. Un craquement sourd retentit et une fissure courut sur la glace divisant le groupe. Lilou en frémit mais la musique ne s’arrêta pas.

Dans son dos, elle sentit à nouveau le contact doux et réconfortant de la brise. Les notes dansaient dans le creux de son cou, lui murmurait à l’oreille, vas-y. Elle inspira et se lança sur la glace.

Elle s’envola. Ses pieds touchaient à peine le lac gelé, elle pivotait, lançait ses bras, ses jambes dans les airs. Demi-tour, jeté, pointe. Le vent la portait, la faisait tournoyer. La musique rythmait chacun de ses appuis, contre appuis. Elle se baissait, frôlait la glace du bout des doigts alors que sa jambe s’étirait vers le ciel.

Elle entendait la musique. Elle l’entendait résonner à l’intérieur de son âme et rayonner à travers ses gestes. Elle entendait la musique.

L’Esprit de l’Hiver se matérialisa devant Lilou et se joignit à elle. Lilou n’avait jamais dansé avec un partenaire mais les mouvements lui virent naturellement. L’Hiver lui soufflait les pas, la guidait. Elle se sentait en confiance. Une passe, une pirouette, un retourné. À chaque retombée de Lilou sur la glace, l’Hiver faisait naître des flocons qui s’envolaient et virevoltaient autour d’elle.

Le Printemps apparu à son tour et dans un sourire chaleureux les accompagna. Ses gestes s’avérèrent aussi doux que ceux de l’Hiver mais avec une note plus énergique. Une brise caressa la joue de Lilou et elle ferma les yeux à ce contact rassurant. Un parfum l’enivra. Sous ses pieds, les flocons avaient disparu au profit de pétales de fleurs.

Une main tendue vers l’Hiver, l’autre vers le Printemps, Lilou tournoya et les deux Esprits échangèrent leur place.

La saison serait belle.