Aucune solution ne serait trouvée. Aucun arrangement ne pourrait être accepté. La marchandise s'était embellie avec le temps. La satisfaction du client ne pouvait qu'en être décuplée. Dans l'immense salle du bordel, les uns ne parlaient plus que du protestant, aux autres. Il était l’attraction du moment. Les clients craignaient de le croiser entre nos murs. Ils ne voulaient pas partager la même putain. Bordeaux semblait avoir peur des conséquences de ce retour. Le commerce en ressentait les effets. Les filles avaient beau remplir les verres, les envies n'allaient pas vers la débauche. Le nom de cet homme ne fut jamais prononcé entre nos murs. Mlle Jeanne avait ordre de ne pas m'en parler. À force, ses silences m'effrayèrent.
Mon imagination s'aventura sur des chemins empreints de folie. Mon acheteur avait tantôt la taille d'un géant ou celle d'un nain. Je lui avais choisi de grandes mains boudinées puis de longs doigts se terminant par des ongles fins et tranchants avant de ressembler à un barbare. Je ne savais même pas à quoi ressemblait un barbare. Après toutes ces années auprès de Madame Angeline, ma coquille vide réalisa que les hommes d'église ne venaient jamais vêtus de leur tenue officielle. Il était donc difficile de savoir à quoi pouvait ressembler un protestant. Au fil des jours, je me suis même demandée si Mlle Jeanne n'avait pas, sans le savoir, déjà couché avec l'un d'eux.
Une seule chose était certaine, mon amie me transmettait sa nervosité. Chaque client, pénétrant dans la salle sans annonce, avait droit à son regard accusateur. Mon acheteur était sa hantise. Malgré toute cette agitation, Madame Angeline se déplaça chez un client qui voulait louer plusieurs d'entre nous pour une nuit d'orgie, en dehors de notre prison. Comme elle ne serait pas de retour avant plusieurs jours, Mme Durant, notre gouvernante âgée d'une cinquantaine d'années, se chargerait de nous surveiller. À chaque absence de la maquerelle, nous prenions quelques libertés. Je décidai de poser des questions sur mon acheteur à mon amie.
Ce soir-là, Mlle Jeanne était sur le balcon. Elle admirait souvent la vue sur les quais lointains de la Garonne. De cet étage, j’apercevais le quartier d'où je venais. J'avais fini par oublier la boule de nostalgie qui allait avec. Elle comprit ce que j'étais venue chercher. Elle commença par parler de banalités, de la douceur de son nouveau client. Elle m'apprit qu'elle était née sur un navire de marchandises, identique à celui ancré depuis quelques jours non loin du port. Elle avait été élevée par la famille de son oncle. Sa mère était morte en couche et son géniteur inexistant. Déçu par sa vie de marchand, son oncle avait décidé de partir explorer les nouvelles terres de France. Il avait promis de revenir. La promesse ne fut jamais tenue. La suite était identique à ma vie. Auprès de Madame Angeline, elle avait une dette qu'elle ne pourrait jamais rembourser. Pourtant elle espérait toujours rencontrer un homme riche, fou d’amour pour elle. Il achèterait sa liberté puis elle l’empoisonnerait afin de se sentir enfin libre de tout devoir. Je profitai d'un silence pour parler de notre autre point commun.
-Il a été violent avec toi ?
-Il a été un client comme un autre, osa-t-elle me mentir.
-Qui de Madame Angeline, ou de cet homme, te fait le plus peur pour que tu me mentes aussi ouvertement ?
Elle me sourit. Ma coquille vide avait au moins l'avantage d'être rusée.
-Quand il m'a prise, il était catholique et prédicateur. Il m'a violée parce que j'étais une fille de Marie Madeleine, la tentatrice. Dans son délire, il m'a fouetté pour faire sortir Lilith, la mère des démons, séductrice des hommes faibles dont il faisait partie. Je ne sais même pas s’il se souvient de mon visage. À mon réveil, deux jours plus tard, il avait été arrêté pour le meurtre de la fille du Gouverneur de Guyenne puis banni de Bordeaux.
-Sans procès ?
-On ne juge pas les princes de sang, ni les hommes de pouvoirs.
-Il n'est vraiment jamais revenu à Bordeaux ?
-Jamais. Pour le bien de l'équilibre de cette ville.
-Alors, comment a-t-il pu m'acheter ?
Je n'eus pas de réponse à cette question. Ce mystère resta entier. Néanmoins, il était important de se la poser. Mlle Jeanne me prit dans ses bras. Elle souligna ensuite mon innocence déguisée en malice. Je ne compris que bien plus tard, qu'elle me faisait ses adieux. Elle était persuadée que je mourais sous les coups de cet homme. Elle ne se priva pas de me partager son ressenti. Je n'ai pas cherché à la contredire. Intérieurement, je hurlais ma désapprobation. Je ne comptais nullement mourir aussi jeune.
-Tu penses qu'un jour, tu pourras quitter cette prison, demandai-je naïvement.
-Si je gagne assez pour rembourser ma dette, ou si un homme la rachète, je quitterai cet endroit. Autrement, je finirai gardée par un des chiens, dans une des nombreuses ruelles de cette ville où je tapinerai pour des miettes. La dernière solution serait de mourir avant de subir cet enfer.
-Tu parles trop de la mort.
Je l'abandonnai à son désespoir. Je n'avais pas besoin de me faire envahir par toute cette mélancolie. J'avais déjà peur de ce qui m'attendait. La crainte des autres n'avait pas sa place. En me rendant dans les cuisines, je remarquai Mme Durant dans le petit boudoir. Cette pièce se situait un peu en retrait de la grande salle. Les filles dansaient pour les clients peu fortunés dans cette pièce. Ils payaient pour être existés et non pour toucher ou être touchés. La journée, sa fonction s’opposait à celle première. Madame Durant avait l'habitude de broder dans cette partie de la demeure. Dans un premier abord, rien ne me surprit. Quand je fis le chemin inverse, un détail d'une importance non négligeable attira mon regard.
Une porte dissimulée dans la décoration de la pièce était ouverte. Un homme se tenait dans son encadrement. Il faisait affaire avec Mme Durant. Une bourse passa de main en main. Les pièces tintèrent au moment où l'homme posa le petit sac dans la paume de notre gardienne. Elle défit le cordon pour vérifier le contenu. Quand elle leva la tête pour regarder autour d'elle, je me cachai tout en restant curieuse jusqu'au départ de l'homme. Il avait un fort accent basque. Un autre échange s'effectua. Quatre jarres en terre cuite, placées dans une caisse en bois, disparurent derrière cette porte. Un trafic s’organisait entre les murs de Madame Angeline sans que cette dernière n’en soit au courant. Madame Durant prenait le risque de finir entre les mains des chiens. Il était fort possible que l’on retrouve son cadavre flottant sur les bords de Garonne si jamais la maîtresse des lieux apprenait cela. J'avais également découvert un moyen de m'échapper de cet enfer.