4 / [Est] - Haute-Savoie Tonight (Chap. 1) : Sylvain Graillet voit des trucs

Par Cyrmot

 

Samir était revenu au milieu du car en soupirant, sa K7 de Michael Jackson à la main. On lui avait pourtant dit avec Antonio que c'était pas la peine, il nous les montrerait plus tard ses pas de danse. La matinale RTL battait son plein depuis la pause sur l'aire d'autoroute, entre les chansons d'Hervé Vilard, de Sardou et les jingles de pub en boucle. On jetait de temps en temps un œil au chauffeur dans le rétro, qui avait surtout l'air de vouloir que ça continue comme ça.

Finalement après trois moonwalks avortés dans l'allée centrale, sur MéditerranéenneBanga puis Belle des Champs, Samir se rassit pour de bon, sa K7 pendue entre les mains.

Il se tourna vers moi finalement.

— T'as un jeu de cartes Merlot? Qu'on fasse un Kems ?

— A trois on peut faire qu'un Menteur, ou un Pouilleux. C'est naze, lança Antonio derrière nous.

— Toute façon j'ai qu'un Puissance 4. Et il est dans la soute.

—T'as un Puissance 4 Merlot ? Trop bien. Moi je bats tout le monde, faudra qu'on joue. Je bats même mon cousin, il est vice-champion d'Europe.

— N'importe quoi, souffla Antonio, y a pas de championnat au Puissance 4.

— Ah ouais ? Tu paries combien ?

— Ouais c'est comme la dernière fois, ton cousin il avait gagné une coupe au Docteur Maboul, il fit en se levant. Je vais aller demander à Erwan qu'il vienne avec son jeu faire un Kems.

Samir essaya toutes les positions du fauteuil en l'attendant. Je regardais par la vitre, le jour était tout gris, on filait entre des terres vides, des champs, des bois, des villages au loin. Ma mère m'avait préparé un gros pique-nique, comme si on était parti pour l'Himalaya, ça tombait bien, malgré la pause une heure plus tôt j'étais encore affamé.

En me relevant pour prendre mon sac à dos je vérifiai circulairement où était installée Kristina  La plupart des filles avaient gardé écharpe et bonnet ça ne rendait pas les choses simples. Après un méticuleux tour d'horizon je finis par me rasseoir assombri en entamant un sandwich au jambon.
Pourtant c'était pas très compliqué la physionomie d'un car scolaire, ça allait généralement des fayots et autres A+ du devant jusqu'aux archi-nuls et autres grandes gueules des dernières rangées. Les places se partageaient ensuite sans réel classement, entre les assez bien , les muets, les passables, les feuilles simples — les élèves qu'on aurait pu les empiler sans que rien ne dépasse —, les  bavards, les marrants,  les copies-doubles — les filles qui allaient toujours par deux, partout, tout le temps —, et puis les exceptions type Kristina Ilic, le genre comme moi en fait, trop indéterminée pour être localisable, élève fondue dans le paysage, bonnet parmi les bonnets.

J'ouvris mon paquet de chips en songeant qu'au bout d'un moment il ferait assez chaud, on y verrait plus clair.

Vingt minutes plus tard, alors qu'on était sur une belle série de tours gagnés avec Antonio - On avait un signe imparable, alors que celui d'Erwan et Samir était grillé à dix kilomètres avec leurs cartes en V - une flopée de têtes s'était tournée dans notre direction.

« Toi Vladimir Illitch, t'as raison tu rigoles... toi qui a voyagé dans un wagon plombé... » ça résonnait dans le car, le chauffeur venait de sérieusement pousser le volume.

La paire Lopes-Merlot ne se laissa pas distraire pour autant, kems, coupé-kems, double kems on finit la partie sur un triplé magique, alors que les têtes regardaient toujours vers nous.

« Toi Vladimir Illitch est-ce qu'au moins tu frissonnes », je finis par comprendre que ça n'avait rien à voir avec nos exclamations. Kristina était assise juste devant moi, et tous ceux qui connaissaient son nom de famille la dévisageaient depuis tout à l'heure, d'un air assez bête, et sans dire un mot. Mais ça ne semblait pas déranger Kristina, elle avait à peine abaissé son siège, je voyais d'ici ses yeux tranquillement rivés sur le paysage. Je jetai un œil dehors, on était sorti de l'autoroute, je réfléchis à un truc que j'aurais pu lui dire, c'est beau là-bas les forêts ou bien t'aimes bien toi la neige mais je trouvai rien, alors avec Samir on se demanda quand est-ce que ça commencerait à grimper.

Il me parla du niveau en ski de son grand frère, il était Grand Bouquetin ou Chamois d'Or il savait plus trop, mais il était sûr qu'il avait gagné des compètes. Une fois il avait même sauté un tremplin il avait atterri derrière les gens on n'avait pas pu calculer son score. Il y avait aussi un copain de son père qui avait fait un salto une fois au bobsleigh, c'était sur une piste spéciale parce qu'il allait trop vite, il avait même doublé une Ferrari, c'était dans son livre des records qu'il allait me prêter un jour.

 

*

 

— Regardez bien si vous n'avez rien oublié ! Paulo et Michaël vous attendez !

Je me redressai d'un coup en clignant des yeux, sans me souvenir où je me trouvais. La lumière m'éblouissait derrière la vitre, c'était blanc partout. Puis en jetant un œil au car presque vide, j'aperçus Erwan qui déboulait en anorak.

—Tu viens Melvil, faut qu'on speede si on veut pas une chambre toute naze !

Le car était garé au pied d'un énorme chalet, presque de la taille d'un bâtiment de la cité, avec des balcons partout. Je rassemblai mes affaires en vitesse et filai rejoindre la troupe autour de M. Lardeau, un des instituteurs.

— Mais non Latifa on va pas faire demi-tour, et puis tu n'auras pas besoin de tes ballerines ici ! Paulo, qu'est-ce que j'ai dit? Bruno tu lâches cette boule de neige ! Bon tout le monde, on se calme un moment, vous m'écoutez !?... Alors on va d'abord monter les valises dans les chambres, après on ira voir la classe. D'accord?... Non Samir il n'y a pas de chambre individuelle. Bon, tout le monde a ses affaires ?

Dans le hall d'entrée du chalet je remarquai un couple de vieux, gros pulls, bottes fourrées et teint brillant qui nous regarda passer en souriant. La femme montra une porte à M. Lardeau, toujours en souriant, puis on le vit revenir avec un autre vieux, un type avec une grosse tête rouge, qui nous accompagna aux étages. On croisa un autre mec en après-skis dans les escaliers, l'air sportif, qui lui nous regarda à peine.

— C'est quoi tout ce monde, moi je croyais que c'était à l'école le chalet, me glissa Erwan, l'air déçu. Derrière on entendait des braillements ou des rires, Sonia se plaignit qu'il n'y avait pas d'ascenseur comme dans son immeuble, Latifah lui répondit mais elle se croyait où surtout que dans son immeuble l'ascenseur était toujours en panne c'était même l'immeuble le plus pourri de la cité.

Une grosse tête rouge descendit tout à coup à côté de nous.

— Oh la farfalée on arrête de piouler ou bien ?! Allez zou on rempeaute !

La grosse voix avait résonné dans tous l'escalier, avec des r roulés et un accent bizarre, à mon avis personne n'avait pigé mais tout le monde, grandes gueules y compris, avait accéléré le pas et en silence.

M. Lardeau nous ouvrit une porte au milieu du couloir, apparemment c'était notre chambre, on vit Samir et sa valise s'y engouffrer dans la seconde.

— Moi je prends ce lit-là ! Ça y est, décidé, je bouge plus.

Nos affaires à peine posées, il faisait déjà mine de fumer le cigare avec son tube labello, les pieds croisés sur le lit près de la fenêtre. On avait une chambre de cinq, avec Antonio, Erwan et puis Sylvain Graillet, un mec de la rue des tilleuls, l'immeuble en face de chez moi.

— Non non y a pas moyen, d'où c'est toi qui décides ? Pesta-t-il en venant s'asseoir à côté de lui les mains dans les poches. Moi aussi je la veux la place près de la...

Il se releva aussitôt et se jeta sur le lit de l'autre côté de la chambre vers les placards.

— Qu'est-ce qui t'arrives ? C'est Samir qu'a flousé, ça ! S'esclaffa Erwan, du haut de son lit superposé.

— Eh justement il y a des règles, lui répondit Antonio en dessous de lui. Tu te gardes tes missiles toi aussi !

J'ouvrais ma valise en rigolant, ma mère m'avait fait un petit topo sur comment bien ranger mon linge, mais en découvrant les piles impeccables et les jolis petits compartiments je me dis que ça serait trop bête de tout casser comme ça. Je refermai le tout rapidement, puis retrouvai Pascal toujours prostré sur son lit, les yeux tournoyant dans la pièce.

On cogna deux coups secs à la porte, puis M. Lardeau passa une tête, on était attendu dans les cinq minutes pour aller visiter la classe.

Une fois dans le couloir je m'approchai de Sylvain, il était blanc comme un cachet d'aspirine.

— Ça va? Pourquoi t'as pas défait ta valise?

Il se mordit les lèvres en ralentissant le pas.

— Moi je dors pas dans cette chambre c'est pas possible. Je vais en parler au maître pour changer.

— Ah bon, Pourquoi, t'es dégoûté pour la fenêtre ? Mais vas-y elle pas qu'à lui la place à Samir, attends je vais lui dire !

— Mais non c'est pas ça ! Il reprit d'une voix agacée.

Je plissai le front en marchant près de lui, on prenait déjà du retard sur le groupe, je ne voulais surtout pas être dans les derniers à choisir ma table, me retrouver devant le bureau du maître à quinze kilomètres de Kristina.

— Bah c'est quoi alors le problème ?

— Cette chambre elle est... Il s'arrêta un instant pour avaler sa salive et me regarder droit dans les yeux. Elle est habitée.

 

*

 

Le truc aussi avec Sylvain Graillet c'est qu'il était toujours dans des histoires bizarres : un jour il nous avait expliqué qu'il était né avec deux côtes en moins, une autre fois alors qu'on nous vaccinait à l'école, il était revenu en nous racontant que l'infirmière avait cassé deux fois la seringue dans son bras, après elle avait recommencé en plantant l'aiguille super fort dans son os. Nous on le regardait chaque fois la bouche et les yeux grands ouverts, lui ça le faisait marrer.

Sylvain c'était un mec super maigre, avec les jambes arquées, la voix éraillée, en jean de la tête aux pieds, parfois avec des bottes, un porte-clefs bruyant à la ceinture, il avait même une patte de lapin accrochée à la poche d'une de ses vestes. Il avait quatre grands frères, mais son père on l'avait jamais vu, et il était fan de hard-rock aussi, et ça je comprenais pas que ce soit possible à son âge.
Ce qui était sûr c'est que ce soir ça le faisait pas du tout marrer son histoire de fantômes.

Tout le monde  était déjà au courant, et M. Lardeau avait dû débouler dans la chambre après la visite de la classe pour calmer les esprits.

Il était là depuis un moment, à croiser et décroiser les bras adossé au mur près de la fenêtre, en écoutant patiemment le récit, non pas de Sylvain mais de Samir, qui disait s'y connaître en fantastique et se proposait d'aider pour l'enquête. Un soir par exemple il avait croisé un conteneur poubelle qui roulait tout seul dans la cité en faisant hou-ou. Et une autre fois il était allé pêcher avec son oncle, il avait vu passer le monstre du Loch Ness aux étangs de Cergy-Pontoise. Ou peut-être que c'était un autre, et que le monstre avait des frères un peu partout dans le monde, il en savait rien, en tout cas ils avaient dû rentrer plus tôt pour prévenir les journaux, mais après son oncle avait crevé un pneu sur la route alors ils avaient un peu oublié d'en parler.

— Mais qu'est-ce que tu me parles de monstre du Loch Ness toi, grogna Sylvain. Putain il pige rien lui.

— Bon Sylvain, intervint M. Lardeau, ce qu'on va faire c'est qu'on va appeler ta maman si tu veux. C'est normal que vous soyez tous un peu perturbés. Hein, qu'est-ce que tu en penses ?

Ça parût le calmer tout de suite, il suivit M. Lardeau dans le couloir, alors que Samir voulait parier avec Erwan qui le croyait pas que sa voisine du dessous elle avait trois bras.

En tout cas moi j'avais du mal à me figurer la mère Graillet réconforter son fils. Tout le monde la connaissait à la cité, c'était pas une tendre, un jour elle avait pourri Riyad, le grand frère de Jamel, Riyad celui du 4 allée des Cèdres, parce qu'il avait tiré le ballon sur sa fenêtre sans faire exprès. Elle était descendue en survèt-chaussons, elle avait arrêté le match pendant dix minutes en gueulant de partout, quand elle était repartie tout le monde était collé au grillage, on avait mis du temps à retrouver Riyad, qui s'était planqué près d'un local à mobylettes, tout comme à se rappeler combien il y avait au score.

J'en étais à peine à me l'imaginer débarquer dans le chalet en Tacchini pour mettre la misère à n'importe quel fantôme de haute-savoie que les premières notes de basse de Don't stop 'til you get enough grésillèrent à travers la chambre, sorties du petit magnétophone de Samir.

S'il y eut quelque chose d'habité à ce moment-là dans cette pièce, ce fut bien la silhouette dansante de Samir en chaussettes ; il passa enfin son moonwalk, apparemment il l'avait bien bossé.

— To keep on to keep on, hee hee, souffla-t-il en tournant sur lui-même puis relevant sa manche en claquant des doigts, les yeux mi-clos, alors que je sortais le Puissance 4 de ma valise en remuant la tête.

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!Brune!
Posté le 20/07/2024
Encore un chapitre sympa. Toujours un plaisir de lire les aventures de Melvil, qu'il soit à Boulogne sur Mer ou en Haute Savoie. Et l'histoire du fantôme est plutôt intriguante. Je ne manquerai pas de lire la suite.
Cyrmot
Posté le 23/07/2024
Hello Brune, merci à nouveau de ton passage ! Bientôt fini ce bouquin, manque qu'un récit! A bientôt et merci :)
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