L'an 2000 (Chap. 3) : La vie future

Par Cyrmot

Le ciel s’était couvert, on apercevait une pluie très fine tomber en zigzag sur la cour. A côté de moi Samir ne lâchait plus Erwan depuis cinq minutes.

— Mais c’est pas à moi c’est à mes parents, l’arrêta Erwan agacé, ils s’en foutent de tes vignettes et de tes krema !

On était descendu en rang pour aller à la cantine, ça avait sonné dans la minute suivant la dernière phrase de madame Richter. La maîtresse nous avait rapidement accompagnés jusqu’au préau puis elle était remontée pour fermer derrière les bibliothécaires.

A part peut-être Bruno qui songeait déjà à ouvrir un garage de vieux bibliobus plus tard, il n’y avait que Samir pour être emballé de l’heure passée en classe. A peine sortis il nous avait réunis avec Erwan et Antonio pour récupérer tous nos livres de chez nous, sûr que dans vingt ans à peine ça vaudrait de l’or, il voulait s’y mettre tout de suite.

Mais pour les autres c’était bizarre, on avait dévalé l’escalier comme des fantômes, ça avait eu l’air de remuer la classe tout ça. De mon côté je voyais des écrans et des formes colorées partout dans les couloirs et le préau, j’eus même une vision de la cantine avec un robot à tête d’écran devant un tapis roulant d’usine pour nous servir, et des télés accrochés partout à la place des fenêtres.

Puis jetant un oeil à la cour, j’imaginai des murs géants en plastique tout autour et un toit en plexy avec des vaisseaux qui passaient au-dessus dans un ciel jaune, et puis le foot interdit pour pas casser les écrans sur les murs, et tous les élèves assis sur les côtés avec un masque-écran sur la tête et la récréation toute silencieuse. Je trouvais ça chouette pour les vaisseaux et les télés à la cantine mais aussi un peu sinistre à la fois, c’était vraiment bizarre.

— Pourquoi t’as pas pris ton blouson Melvil, tu viens pas au foot après ?

Erwan venait de me taper sur l’épaule, je me retournai surpris en me tenant les coudes. Je repartis en courant vers l'escalier.

— Tu me gardes une place hein! !

 

*

 

Je n’eus pas longtemps à chercher, à part un ciré rouge que personne n'avait jamais réclamé, ne restait que mon blouson sur la rangée de porte-manteaux au mur de la classe.

Un éclat de voix me stoppa net au moment de faire demi-tour. Je tendis le cou vers la porte, elle était à moitié ouverte, puis reconnus tout de suite la voix de la maîtresse qui se mettait à rire. Ses phrases étaient peu compréhensibles, je m’approchai  sur la pointe des pieds.

— …. avec les enfants, parce que même dans le bibliobus vous étiez plus vraie que nature, hi hi !

La voix de madame Richter lui répondit, je me plaquais juste à côté de l’entrée, les yeux grands ouverts sur le sol, les oreilles dressées.

... Ah mais que voulez-vous, au bout du compte on est bien obligé d’y aller carrément ! Bon je vous cache pas qu’on a pu avoir quelques ratés au début !... Jean-Jacques qui ne tape pas à la porte au bon moment, un instituteur qui prend la mouche, des élèves intimidés ou pas bavards …. Mais là je pense que c’était parfait !

Ah ça, je les ai rarement vus ainsi à l’heure de la cantine!… Même si je dois vous avouer madame Richter que j’étais à deux doigts de m’agacer contre vous !...

Oui parfois Jean-Jacques me reproche aussi d’être un peu trop « sévère » ou trop « tatillonne», mais n’est-ce pas la première image qu’on a des bibliothécaires ? Et puis ne vous en faites pas vous me donniez très bien la réplique, ah ah ah !...

Monsieur Coulard rétorqua quelque chose d'inaudible, puis deux rires fusèrent dans la seconde. 

— … Ah ah, ah oui le fameux plan du quartier, gloussa la maîtresse dans un bruit de talons et de chaises rangées.  Mais donc tout ça …Enfin je veux dire, si Samir ne vous avait pas posé la question sur…

Sur l’an 2000 vous voulez dire ? Oui là je vous avoue qu’on a été gâté, un vrai boulevard !... Mais on y parvient forcément à un moment ou à un autre sur l’avenir avec les enfants… Et si ça ne marche pas, eh bien Jean-Jacques finit par rentrer, on improvise ensemble et on y arrive !

Eh ben !... En plus d’être bibliothécaires, vous êtes quand même de sacrés comédiens !…

Ah que voulez-vous, il faut bien ça de nos jours…

Les bruits de pas s’étaient estompés, je perçus le son d’un trousseau de clefs, puis celui d’un dernier coup de talon sur le sol.

Mais au bout du compte… Enfin vous me parliez de ça tout à l’heure, au bout du compte vous avez vraiment des résultats ?

Sur la lecture ? … Ah oui, oui ! C’est bien simple, un mois plus tard quand on revient récupérer les livres, on a systématiquement une hausse de 50% de demandes de prêts! Les enfants veulent des livres, des livres, des livres !!

Eh ben chapeau… Parce que je vous avoue qu’en entendant monsieur Coulard,  je vous avoue que de moi-même je n’aurais jamais songé à inventer tout ça !

C’est à dire?…

Eh bien vous savez – attendez, passez devant moi je vais fermer – vous savez quand il évoquait les écrans, la pollution, tout ça...

Je sursautai en voyant une main saisir la poignée, puis les silhouettes de madame Richter et monsieur Coulard sortir en me tournant le dos.
Je me plaquai rapidement sous les porte-manteaux derrière une petite avancée du mur, avec l’impression de faire une énorme bêtise, que si on me trouvait ça serait très grave. Le trousseau de clefs s’agita devant la porte.

… Mais vous n’avez peut-être pas bien compris cette partie alors…

Madame Richter parut reprendre tout son sérieux du début du cours. 

Hein ?… Comment ça ?…Que voulez-vous dire par mal compris ?… ...

Les pas s'éloignèrent, ils partaient vers l'escalier du fond, leurs voix me parvinrent à présent plus vaguement. Puis M. Coulard s’arrêta brusquement face madame Tavel. 

Et, curieusement, alors qu’ils étaient à une dizaine de mètres, j’entendis parfaitement ses paroles.

 

*

 

— Mais tu faisais quoi Melvil, tu t’es fait engueuler par madame Tavel ?

— Non non, c’est bon, je trouvais plus mon blouson.

— Mais il était sur le porte-manteaux, pourquoi tu l’as cherché ?

— Parce que je l’ai cherché c’est tout.

Samir et Erwan se regardèrent, puis me regardèrent, puis ils se remirent à manger. Je dévorai un morceau de pain en attendant le passage du chariot de la cantine.

— T’as vu y’a la maîtresse là-bas, fit soudain Samir en terminant une bouchée. Pourquoi elle fait cette tête?

Antonio leva le nez de son assiette.

— Où ça où ça?…

— Pourquoi elle fait cette tête Melvil ?

— Quoi quelle tête, je sais pas moi.

— Mais si regarde, on dirait elle est malade !

Je jetai un œil rapide à la table des instituteurs à quelques mètres de la nôtre, madame Tavel était toute pâle et avait l’air de fixer le vide.
Monique, la dame de service passa à ce moment devant nous, puis me tendit une assiette de purée - poisson pané.

Erwan en profita pour demander du rab de purée, Antonio demanda si on pouvait ravoir du pain, Samir me raconta quelque chose, mais je n’entendis que la moitié. Je mangeais sans un mot, en essayant de me rappeler précisément ce qu’avait répondu monsieur Coulard à la maîtresse dans le couloir, le corps figé et les bras ballants.

« On ne peut pas tout dire aux enfants vous savez….»

Il avait commencé comme ça, je me souvenais.

« On ne peut pas tout dire aux enfants vous savez…. Mais il est évident que tout cela arrivera… Mais en bien pire que ce que je disais…Là-dessus, toutes les prévisions sont formelles et ne varient pas. »

Les assiettes passèrent devant moi une à une, les desserts se posaient déjà sur la table. Je revoyais la silhouette immobile de monsieur Coulard, j'entendais sa voix grave, et ses mots qui tombaient comme des briques.

« Bien sûr, malgré tout, au milieu des guerres, des extinctions d’espèces, des machines et des écrans, il y aura encore des livres, des bibliothèques ou des instituteurs qui survivront ici ou là …Mais vraiment plus personne ne s’y intéressera vous savez... Parce que le pire dans tout ça, c’est qu’on n’aura finalement même pas eu besoin de les supprimer ».

En lorgnant de nouveau vers la maîtresse, je me demandai si j'avais tout bien compris dans les paroles de M. Coulard, parce que ça avait vraiment l'air d'être sérieux cette histoire.

Même si finalement c’était logique tout ce qu’il avait raconté.

Parce que si en 1983 on en était encore à sortir des bouquins aussi nuls que Bonjour Bon jouet, avec ces pinces à linge de la guerre et ces rouleaux de papier WC, sûr que ça se terminerait mal au bout d’un moment, nous les enfants on n’aurait plus du tout envie de lire, c’était pas compliqué.


Le bibliobus devait repasser dans trois semaines nous avait dit la maîtresse, je demanderais sûrement à emprunter un ou deux livres de plus, c’était certain. Des bouquins sur les machines, sur les plantes, les animaux, enfin n’importe quoi pour apprendre quelques trucs tant qu’il était encore temps.

Avec l’avenir qui nous attendait, il faudrait bien que je lise beaucoup d’ici là pour m’y préparer.

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