Haute-Savoie Tonight (Chap. 2) : Poezki

Par Cyrmot

 

— Mais non, pas comme ça les pieds, je t'y ai dit en chapeau pointu !

C'était le type à tête rouge de la veille. Il nous indiquait la marche à suivre pour atteindre les télécabines à deux cent mètres de là. Ça râlait déjà dans le cortège, Nora ne voyait franchement pas pourquoi on skiait déjà avant d'être arrivés là-haut, ni pourquoi elle n'avait pas pu emporter son walkman.

— Si tu veux pas cubéler aux virolets là haut, commence par tenir sur du plat !

— C'est pas plat y'a des pentes de partout ! Rouspéta Erwan à côté de moi. Pourquoi on y va pas à pied franchement ?

— Ouais même en car, le chauffeur il fait rien lui, approuva Bruno, un mec assez costaud de l'allée des Saules, et qui faisait déjà les marchés avec son père, le même que lui en triple.

— Apprends déjà d'y rester dré sur tes planches, espèce de ce que tu es !

Bruno plissa les yeux sous son bonnet, l'air de se demander s'il y avait eu un manque de respect qui venait de planer à travers les flocons. Un des instituteurs, M. Saillard, parût quant à lui trouver la formule hilarante, on le vit passer en gloussant pour rejoindre la tête du groupe. Avec sa combinaison moulante vert pomme, son anorak à bandes jaunes et son bandeau fluo, je voyais pas de quoi il jubilait.

— Allez hop les enfants, on rempeaute, hop, hop ! S'exclama-t-il, avant de se lancer joyeusement sur les petites bosses.

On le retrouva tout content au pied des télécabines, skis sur l'épaule, petites lunettes de soleil sur le nez, les lèvres couvertes d'une espèce de pâte rose bizarre, comme du chewing-gum fondu.

Je cherchai à laisser passer du monde, histoire de ne pas me retrouver enfermé un trajet entier avec lui. Mais M. Lardeau me poussait déjà avec trois autres élèves dans une cabine grande ouverte. Je me retournai alors que la porte se refermait, distinguant la silhouette de Kristina qui grimpait dans la cabine suivante, masqué bientôt par un sourire tout rose à anorak jaune s'installant en face de moi.

 

*

 

L'avantage avec les cités HLM, c'était qu'à une ou deux exceptions près, personne n'était jamais allé aux sports d'hiver. Le podium du cool, échafaudé de longues années au pied des immeubles, et trimballé jusqu'au car du départ, s'effondrait alors d'un coup à la première pente venue et dans un joli nuage de poudreuse. On était à nouveau égaux, et on put chacun se vautrer bien comme il faut, paniquer et se tortiller dans tous les sens, perdre bâton ou bonnet, avant de finir en chapeau ultra pointu en braillant comme des veaux à l'approche du groupe plus bas.

— Ah la la dis-y pas que ça va s'aquiafer comme ça jusque tantôt, grognait le vieux comme à lui-même, placidement calé dans ses bottes de skis comme en charentaises dans son chalet.

M. Saillard de son côté donnait des conseils aux uns et aux autres, miné éclatante et ronds de crème sur les joues.

Une voix autoritaire remit bientôt de l'ordre dans tout ça.

— Alors les niollus, on a déjà l'cul tout blet, hein ?! Le vieux venait de piler net devant le groupe, dans un très beau son, fruuuuut, en plus il avait fait son truc sans bâtons, la grande classe. Puis il nous expliqua deux-trois trucs pour déjà tenir debout à l'arrêt, même si quelques-uns avaient déjà retiré les skis tellement ça les soulaient de tomber. Ça n'eut pas l'air de lui plaire, il commença à gueuler, surtout après avoir dû partir tout schuss derrière le ski de Latifah qui venait s'échapper.
Il nous remit peu après en ligne en gueulant de nouveau, pour nous re-remontrer son foutu chasse-neige, c'était long, c'était franchement long, surtout qu'il soufflait tout en causant, et avec ses phrases du douzième siècle on comprenait pas la moitié. Il tirait une tronche pas possible en plus, on avait l'impression que tout ça le gonflait au plus haut point, qu'il avait été tiré au sort dans son petit bled de montagne pour accompagner les plus nuls du pays. Puis il nous demanda de l'imiter, en levant un ski devant lui.

— Alors le plus important... La conversion. Ce qui faut faire.... C'est retourner un ski... Un qu'est en dessus..

— C'est quoi ça ? Je fais pas ces trucs de danse classique moi ! Il va où lui, s'emporta à nouveau Bruno.

— Et quand t'y seras édiofé dans le pentu ? T'y diras merci à vous, espèce de ce que tu es !

Saillard piétiskina jusqu'à Bruno pour calmer le jeu, ça tombait bien, la place près de Kristina se retrouva de nouveau libre. J'avais repéré depuis un moment qu'elle tentait de reboutonner son col avec ses gants épais, elle avait l'air fatiguée en plus, j'attrapai le petit problème au vol.

— Qu'est-ce que tu fais ? Se raidit-elle d'un coup.

C'est vrai qu'ils étaient pas faciles ces boutons, l'anorak lui-même était rembourré de partout, les prises étaient peu commodes. Sûrement un modèle des pays de l'Est je songeai, un import soviétique conçu pour le blizzard du pôle nord et la chasse à l'ours. Sa mère l'avait sans doute reçu d'un cousin dans l'Armée Rouge, il était descendu de son tank pour aller le poster avec une bouteille de vodka yougoslave et une photo de lui posant devant un missile nucléaire, et puis un...

«Non mais arrête !» J'entendis soudain, un anorak s'échappant brutalement de mes doigts engourdis. On me regarda de toutes parts, le vieux fit les gros yeux. Je me rangeai dans le groupe, reprenant la cadence le visage morne, j'étais persuadé pourtant qu'elle m'avait regardé, putain larchouma lui j'entendis seulement du côté de Myriam et Leïla. Puis le vieux nous guida sur un faux plat d'une centaine de mètres, le peloton de chapeaux pointus se retrouvant bientôt devant un tire-fesses sorti de nulle part.

On fit la queue un bon bout de temps, c'était bondé, on se marchait sur les skis, on se cognait les bâtons, puis on se faisait tracter cinq mètres avant de chuter comme des clodos en chemin. Ça commençait déjà à en soûler pas mal le ski, c'était pas si marrant que ça, entre le froid, les machines mal foutues, les combinaisons ultra moches, les bottes en cube, les arbres et les bosses de partout, à croire que dans le temps à force de s'emmerder dans leur chalet par -30°C, une bande de types bourrés avaient fait un concours du sport le plus con des montagnes, et puis ça avait dégénéré en loisir général, on finissait même par devoir l'apprendre à l'école.

— Ça sait pas tnir dré sur ses planches ça y rien à faire sur l'pentu grognait le vieux en faisant des allers-retours le long du téléski ; avec la tête d'un mec qui aurait bien fichu la classe entière dans un filet sur son dos, histoire de la ramener au car une bonne fois pour toutes et qu'on n'en parle plus.

Finalement il battit le rappel quand tout le monde fut rassemblé là-haut, afin de former deux groupes distincts : le premier de deux ou trois élèves, et puis un autre de tout le reste. En gros, les skieurs potables d'un côté, qui le suivraient sur des pentes un peu plus fringantes que notre piste verte pourrie, et puis les 90% de bons à rien de l'autre, conduits par les instituteurs. Qui pourraient quant à eux rentrer gentiment à la station, peu lui importait comment à présent, qu'est-ce qu'il en avait à foutre, sur les fesses, à plat ventre, en boule de neige collective si ça les chantait, c'était plus son problème.

 

*

 

Un peu plus tard, par le plus grand des hasards je me retrouvai juste derrière Kristina et Pascal Graillet pour la redescente par les œufs. Sylvain ne l'avait pas lâchée de toute la matinée, ils s'étaient dit des trucs plusieurs fois je l'avais bien vu, lui aussi il commençait à me taper sur les nerfs. Puis au moment de monter je sentis une grosse main me pousser dans le dos.

— Ah, d'ici on va pouvoir bien profiter du paysage, hein les enfants ? Fit Saillard en se laissant tomber sur la banquette en face.

Il frotta la buée sur la fenêtre avec sa manche alors que la cabine s'ébranlait, se remit trois tonnes de labello, joua avec son passe autour du cou, secoua la neige de son bonnet, puis regarda de nouveau dehors, un genou sur la banquette. Il arrêtait pas de jacasser tout en remuant de partout, c'était déjà pénible, on aurait dit un enfant. La veille il avait été malade une partie de la soirée, M. Lardeau nous avait alors parlé du mal des hauteurs, que ça arrivait parfois, je savais pas moi qu'une maladie pouvait faire péter la forme dés le lendemain à l'aube. Je tournai la tête vers Kristina en entendant Saillard nous énumérer les différents cols qui nous entouraient. Puis il enchaîna sur les Alpes en général, la météo des prochains jours, et puis sur les métiers de la montagne. Il nous dressa bientôt son podium personnel, bref il était à coup sûr parfaitement remis, et totalement inarrêtable. Le pire c'était qu'il ne fixait que moi, Kristina et Pascal causaient déjà d'autre chose mais j'entendais rien avec l'autre, et puis  il changea juste de voix en évoquant les pisteurs, qui apparemment étaient au top de son classement.

Et il avait l'air dingue de ce mot, Pisteurs, il nous le répéta cinquante fois avec des lueurs dans les yeux, ah oui les pisteurs ceci, ah nan les pisteurs cela, oh mais c'est un sacré boulot pisteur, ah moi j'ai déjà skié avec un pisteur oh la la. Et Kristina et Graillet quin' étaient déjà plus là, et Saillard que ça ne semblait pas déranger, appuyant toute son attention sur moi, et moi qui avait décroché, ne fixant plus que les petits mouvements de sa bouche peinturlurée, pisteurs pisteurs pisteurs, j'en eu bientôt plein dans le crâne.

Une petite armée de pisteurs, un bataillon de treillis rouges sillonnant toutes les montagnes pendant des mois. Je les voyais filant à travers les avalanches, bondissant par dessus les crevasses, retrouvant des randonneurs perdus, secourant des alpinistes, puis repartant à l'assaut des sommets, cherchant toujours quelqu'un à sauver, ne trouvant plus personne, continuant encore plus haut, dressant des bouquetins, des chamois, retapant des téléphériques, abattant des arbres, chassant le lynx, bivouaquant sur les cols, fabriquant des arcs, se nourrissant de baies, ne se rasant plus, fouillant des grottes, abandonnant la parole, déchirant leur combinaison, léchant des stalactites, mangeant des chauves-souris, peignant sur les parois, dormant dans des trous. Puis trouvant des silex, cognant dessus en grognant, découvrant le feu, puis le bâton, puis le ski, et enfin se redressant d'un bond en se tapant le front, poussant la pierre de leur abri, écartant les bras dans la lumière, recousant leur combinaison, et redescendant à la fonte des neiges un flambeau à la main.

 

— Eh bien tu sors Melvil ?

Je regardai autour de moi, la cabine était arrivée, cinq mètres plus loin Kristina et Graillet rechaussaient déjà leurs skis. Je saisis les miens alors que Saillard reprenait son récit dans mon dos, heureusement Samir vint à notre rencontre, il avait vu une meute de loups manger un sapin du haut de la cabine, il voulait savoir si on l'avait vue nous aussi.

Kristina ne fut bientôt plus qu'un anorak parmi les autres, attroupés au loin devant les soutes ouvertes du car. Je tentai de mettre mes skis, j'y arrivais pas avec toute cette neige sous les godasses, ça me gonfla tellement que je décidai de finir à pied, en bon dernier voilà, au point où j'en étais de toute façon ça me ferait ni chaud ni froid. 

Je levai la tête vers le car, il avait l'air tout petit avec la vallée derrière, c'était impressionnant quand même. Tout autour le ciel était tout blanc, comme du coton. On aurait presque cru que les montagnes en faisaient partie ou bien même qu'elles habitaient dedans.

Je songeai un instant à ce que je venais de me dire, puis plantai mes skis dans la neige.

Une poésie, voilà, ça c'était une chouette idée.

Des jolies phrases sur du beau papier, du Clairefontaine bien doux par exemple, ça c'était le best, je demanderais une feuille de classeur à Stéphanie Lemaître c'est bon elle en avait de toutes les tailles dans son cartable.

Je pourrais même lui réciter pendant le temps libre juste après la cantine, en fait c'était super simple, en plus j'avais plein de trucs à dire. Et c'était pas Graillet et ses contes de croque-mort qui allait rivaliser.

Tu étais sur tes skis/

Dans ton bel anorak/

... ... ....

Voilà déjà le décor était planté, la suite me viendrait tout naturellement, je souris en entendant la neige crisser sous mes cubes. Il fallait juste trouver de bonnes rimes. Je m'arrêtai de nouveau en observant le paysage.

Tu étais sur tes skis/

Dans ton bel anorak/

Tu... ...

... ... ....

Il y avait pas grand chose quand même je grimaçai un peu plus tard en arrivant devant la soute.

Chocolat Galak.

Sauve-nous Goldorak.

Supermarché Attac.

L'endroit était désert, à part M. Lardeau qui m'attendait les poings sur les hanches.

— Ça va Melvil pas trop pressé? Lança-t-il en prenant tout mon barda, alors que je réfléchissais aux rimes en -ski. Là c'était pire.

La voiture de Starsky

J.R. boit un whisky

Je grimpai dans le car l'air soucieux alors qu'on me regardait de tous côtés. Puis je repérai Kristina sur la droite, mes paupières clignèrent subitement. Je lui adressai un sourire complice, la première strophe venait de se débloquer comme par magie. Tu étais sur tes skis/ Dans ton bel anorak / dérapant comme Starsky / sur le parking d'Attac.

Je me calai sur le siège vide près d'Erwan, il me dit un truc que j'entendis à peine, alors que le car démarrait. On ira en yougoslavski / en mangeant du Galak, et hop ça venait tout seul, voilà j'aurais même pas besoin d'aide, juste du beau papier.

Je me retournai et adressai un autre sourire à un autre bonnet, celui de Stéphanie Lemaître.


 

*
 


Je me réveillai le lendemain matin la joue contre une feuille froissée, la main d'Erwan qui me secouait l'épaule.

— Vas-y lève-toi Merlot après on aura plus rien à déjeuner !

 Je sautai du lit le papier plié en quatre dans la main, j'avais pas dépassé les trois lignes. On entendait une radio dans une pièce pas loin, She's a maniac, mani-ac ça braillait en boucle. Erwan avait l'air franchement inquiet, vas-y devant j'arrive je soufflai en me me traînant jusqu'au lavabo. J'avais vraiment mal dormi, réveillé plusieurs fois avec des douleurs au crâne, puis j'avais aperçu des lueurs danser au plafond. En allant à la fenêtre j'avais alors vu une drôle de lumière dehors dans la nuit, une espèce de rayon qui bondissait sur la montagne en face. J'avais alors reculé en frissonnant jusqu'à mon lit, je ne me souvenais plus de rien après.

Je m'assis devant mon chocolat chaud à côté de Samir, déjà en pleine forme.
Au fond du réfectoire le couple qu'on avait croisé en arrivant était déjà debout, C'est quoi ces vacanciers je me dis, personne ne devait les obliger pourtant ils se levaient comme nous aux aurores. Ça me rappela ma grand-mère, j'avais passé des vacances chez elle l'année passée, elle devait être à la retraite depuis la guerre et pourtant elle se levait au petit matin tous les jours. Plusieurs fois il faisait encore nuit elle était déjà en train de faire cuire des trucs dans la cuisine avec la radio à fond.
Mais ce qu'il y avait de bizarre avec eux c'est qu'ils souriaient tout le temps, même en mâchant leur tartine, il y avait quelque chose qui devait les rendre constamment heureux.

Antonio m'avait parlé d'Aziz, le grand à lunettes toujours en survète adidas, Aziz du 6 impasse des lauriers, mais lui il prenait des trucs c'était pas pareil, je lui répondis, c'est Sonia qui l'avait vu un soir vers le parking. Et alors peut-être eux aussi ils se droguent qu'est-ce t'en sais, il ajouta en saisissant le broc de lait chocolaté.
Pas moyen en tout cas de retrouver Kristina parmi les bols qui se levaient et se recouchaient devant toutes les figures du réfectoire. Et je reconnus à peine M. Saillard qui plaisantait avec une dame de service au fond, même s'il riait tout seul, sa tête avait viré à l'orangé du jour au lendemain, il s'était encore mit une tonne de rose à lèvres avec ça même pour descendre déjeuner. C'était un drôle de mix entre Casimir et Karen Cheryl, à ce train là il finirait pas la semaine je songeai.

— Tu paries combien ?! S'exclama Samir tout à coup.

Bruno lui répondit qu'il disait n'importe quoi, que c'était pas possible.

— Si, ils en ont même parlé à Incroyable mais vrai, ma mère elle l'a enregistré, dés qu'on rentre je te file la K7 si tu veux.

Samir donna plus de détails mais c'est vrai qu'on avait du mal à y croire, à son histoire de cousin qui avait fait un bonhomme de neige plus haut que la tour Eiffel, avec la foule qui s'était trop bousculée devant, et le bonhomme qui était alors tombé sur la tour, qui était tombée elle aussi dans la foulée, et qu'il avait fallu appeler l'armée américaine pour la redresser.

En sortant le couple nous fit un signe de la main, bon ski les enfants, avant de reprendre leur discussion. Je les observais un instant, ils avaient l'air super enthousiastes, un mec qui avait l'air d'être le responsable du chalet faisait des flèches et des croix au crayon sur une carte dépliée devant eux. Ils parlaient d'heures de marche ou de téléphérique à prendre, jamais de ski, c'était peut-être ça la clef de leur bonheur.

Je les imaginai un instant se balader tranquillement sur du plat, les pieds au chaud dans des bottes fourrées, arpentant des avenues déneigées, la femme avec des jolies moufles crème, son mari fumant la pipe à côté, entrer dans une église en bois ou un musée du traîneau leurs dépliants en patois à la main, puis aller déjeuner plus haut face au panorama, redescendre bras dessus bras dessous dans la vallée en prenant des photos, leurs habits toujours au sec.

Erwan vint me tirer par le bras, histoire de ne pas se retrouver encore devant dans le car, avec les instituteurs et Hervé Vilard à fond.

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