La fille - Les baffles font trembler les murs et brusquent ses os. Elle ressent chaque note de musique comme une claque contre son squelette. Il lui parle, elle voit bien qu’il lui parle, mais elle l’entend à peine. Il est beau. Il a le teint rosé par le vin et les yeux brillants d’alcool. Des mois qu’elle fantasme sur lui depuis son banc d’amphi. Que ses copines la poussent à aller lui parler, mais qu’elle n’ose pas l’approcher.
Beaucoup de monde autour d’eux – asphyxiant. Les autres corps s’ajoutent à la musique trop forte, aux baffles trop violentes, des vagues entières de corps et de sons lui disent de fuir. L’embarquent ailleurs, à contre-courant. N’importe où pourvu que ce ne soit pas dans les bras de ce garçon.
Une nouvelle chanson, semblable à la précédente, sur laquelle tous les corps tressautent, sauf elle. Il lui fait peur, soudain. Un spot balaie son visage et son teint rosé blanchi – d’un coup. Cadavérique. Il continue de parler, stoïque, penché sur elle – les vagues ne l’atteignent pas. Ses yeux ne brillent pas, ils reluisent. Ses dents, elle le remarque maintenant, sont tranchantes. Il ne lui faudrait qu’une seconde pour les enfoncer dans son cou.
Elle veut coucher avec lui. Elle ne le fera pas.
Pourquoi finissent-ils tous par lui faire peur ?
La mère – Elle adore le son de la brosse passant dans les cheveux de sa fille. Surtout quand il y a des nœuds. Ça frotte, ça gratte, parfois ça s’enraye. Et puis ça repart.
Ce matin, la brosse est muette. Posée sur la table de chevet, avec seulement quelques cheveux qui s’en extirpent et vont se balancer dans le vide. La fille, elle, n’est plus en âge de se faire brosser les cheveux.
La mère enrage. Elle sait que l’adolescence est un passage difficile, mais ne peut s’empêcher d’en vouloir à sa fille. Elle a l’impression de se répéter. De prodiguer conseil après conseil, tous ignorés. De dire et dire et redire encore ce que c’est, d’être une femme. Ce que c’est censé faire et ne pas faire. En vain.
Qu’à cela ne tienne. Sans réfléchir, la mère soulève le matelas et trouve le journal intime de sa fille. Elle l’ouvre, le feuillète, retient un cri de colère : les pages s’accumulent et ne proposent qu’un torchis de couleurs criardes, de mots niais, de désirs. Beaucoup de désirs. Désirs de gloire, d’amour, de sexe, de garçons. La mère lève la tête et son regard se cogne contre les murs aux posters artificiels, avec ces acteurs et ces chanteurs et ces boys band aux sourires trop étirés, trop blancs, qui font croire que tout brille. Menteurs.
Elle saisit un stylo rouge et griffonne frénétiquement, impulsivement, à même le journal.
Elle ne parvient à s’arrêter que lorsque sa fille, soudain apparue sur le pas de la porte, se met à l’insulter.
La grand-mère – Le vent frappe ses tympans et elle n’entend que cette bourrasque des bords de mer. Depuis son chignon pourtant serré, des mèches blanches s’évadent et viennent fouetter ses pommettes creuses. En temps normal, ça l’agacerait – elle ne supporte pas ce qui dépasse. Mais ici, maintenant, sur cette falaise, elle se contente de profiter de son sursis. Elle a quatre-vingt-neuf ans, et elle sourit.
Au loin, elle croit percevoir la voix de sa fille. Elle l’ignore. Ses histoires d’ex-mari la répugnent. Elle pensait pourtant l’avoir bien éduquée, sa fille. Eduquée à ne pas sortir trop tard, à ne pas porter de vêtements affriolants. A accepter les conséquences de ses actes. Bien sûr qu’un homme, ça ne pense qu’à ça. Bien sûr que les bleus sur le visage, ça s’efface. Contrairement à l’enfant dans le ventre qui, lui, se garde. D’autant qu’elle a beau être ingrate, cette petite-fille que personne n’a demandée, mais elle est là. Elle a le mérite d’exister.
La voix de sa fille s’intensifie. Elle continue de l’ignorer, s’éloigne, avance le visage contre la bourrasque. Aux sifflements de la falaise s’ajoutent des cris de goélands. Elle lève la tête, ses mèches s’envolent autour de ses yeux ridés. Dans le ciel, elle croit voir des striures blanches zébrer les nuages gris.
Elle n’en est pas tout à fait sûre. Elle est presque aveugle.
La fille , la mère, la grand-mère, trois générations qui ne se comprennent pas et trois générations qui semblent reproduire les mêmes erreurs , subir les mêmes tourments... pourtant la fille ne succombe pas. Peur des hommes, mais de quels hommes ? Des hommes qui blessent les femmes ?
Un très beau texte, dont je fais une interprétation toute personnelle, et qui soulève beaucoup de questions.
Un plaisir
Merci beaucoup !
Ca monte encore intensité par rapport au premier texte ! Le commentaire de Pluma résume parfaitement mon ressenti au sujet du texte. Prendre le pdv sur trois générations est un exercice particulièrement intéressant. On les comprend un peu toutes les trois, et elles n'arrivent pas à se comprendre mutuellement. Beaucoup de rage et colère dans ta plume mais aussi d'autres sentiments : amour, regret... Je me régale !
Mes remarques :
"et de sons lui disent de fuir." -> disant ?
"Bien sûr que les bleus sur le visage, ça s’efface. Contrairement à l’enfant dans le ventre qui, lui, se garde." très percutante et dure cette phrase !
Je continue ma lecture !
Merci pour la petite coquille !
J'ai encore beaucoup de textes de toi à lire, je vais me régaler :)
Tout plein d'inspiration<3
Pluma.
Jesaispasquoidire avec tous ces compliments que tu m'envoies depuis quelque temps... Merci beaucoup !
C'est superbe qu'en si peu de mots tu nous fais ressentir toutes les douleurs et les espoirs d'une vie de femme.
Bravo à toi.