PRUDENCE.
Je ne me souviens plus du nombre de films, de films d’animation, d’épisodes de séries que j’ai regardés, avec elle engloutie sous un plaid à côté de moi. La plupart du temps elle riait plus fort qu’un moteur d’avion, mais je crois que j’ai pu voir aussi quelques perles descendre sur son visage.
Fiona Orsini me semble être une femme sensible, un peu à tout, à beaucoup trop en réalité, mais surtout instable. C’est un trait de caractère qui sera assez dur à reproduire dans la vie de tous les jours, mais je suppose que je devrais m’en accommoder.
Et cette lueur qui nait au coin de ses yeux sombres – comme si elle savait déjà tout et qu’elle en riait dans sa tête, sans jamais le dire – avant de disparaitre et de mourir pour mieux renaître... Je ne sais pas si j’arriverai un jour à envoyer autant de mesquinerie, d’euphorie, de vitalité à travers mes yeux. Je ne sais pas s’ils peuvent renaître aussi facilement que les siens.
Le générique de sa série préférée – Desperate Housewives – défile devant nous, Fiona s’étire lentement comme un chat à côté de moi, elle baille et se tourne vers moi.
— Bon, maintenant t’auras quelques réfs à caser, t’auras moins l’air d’être une Fiona en carton. Et toi, c’est quoi tes réfs au fait ?
Je cligne des yeux. Je ne vois pas bien ce qu’elle attend de ma réponse à cette question absurde. Mes réfs... qu’est-ce qu’elles pourraient bien être, en effet ? Les oeuvres que j’aime, qui me transportent ? Il y en a tellement, de ces tableaux, ces sculptures, ces morceaux qui m’ont éblouie par le passé. Mais étrangement, maintenant que j’y pense, je ne parviens pas à prononcer un seul de leurs noms. Comme si elles n’avaient jamais existé, comme si elles avaient traversé ma vie sans la capturer, jamais. Cependant, je ne peux pas tout à fait dire cela à quelqu’un comme Fiona.
Comment dire à quelqu’un d’aussi passionné que l’on ne se souvient plus de la dernière fois que l’on a frissonné ?
Je regarde donc ces étincelles qui me narguent dans ses yeux, mais pas longtemps. Elles ont quelque chose d’arrogant à cet instant précis. Je tourne la tête dans la direction opposée.
Elle a raison sur une chose : je n’ai peut-être pas préparé ce plan aussi bien que je ne l’aurais voulu. Il est clair que se ressembler physiquement ne représente pas même la moitié du travail. Il faudrait...
— Laisse tomber, grogne-t-elle, s’enfonçant encore plus dans mon plaid.
Elle sort son téléphone et commence à swiper furieusement. A droite, à gauche, en grommelant et marmonnant tout doucement. Soudain, elle lève la tête, et j’aime encore moins cette lueur-là dans son regard.
— Oh, au fait ! J’ai un date la s’maine pro. T’iras pour moi, du coup ?
J’ouvre de grands yeux.
— Pardon ?
— Elle s’appelle Ambre.
Tout mon corps se tend visiblement, mais son attention est happée par l’écran et ses mouvements de pouce.
— Elle a l’air vraiment nice, ça fait genre... quoi ? 3 semaines qu’on discute. Elle a l’air vraiment fun, bon délire, et elle adore Miyasaki, donc c’est forcément quelqu’un de bien. C’est mardi après le taff, dans un bar tout près du cab. Donc t’iras.
Mes lèvres se serrent, sèches, mais s’ouvrent néanmoins pour claquer froidement.
— C’este hors de question.
Elle décroche enfin ses yeux de l’écran pour me fixer, les sourcils froncés. Le retour inopportun de mon accent en est sans doute la cause, mais quand une grimace se griffe sur son visage, j’en viens à penser que peut-être la tension et la fermeture qui emprisonnent mon corps sont les plus responsables.
— Bon. Écoute, catwoman.
Elle se lève soudain pour me regarder de haut, sa voix est lourde, presque étouffante, et me pousse à l’écouter sans ciller.
— Tu m’as kidnappée, t’as gardé mes chats en otage, tu m’as attachée à une chaise... Et comme on est pas dans Cinquante nuances de Grey, bah j’te f’rais dire que moi, ça m’fait pas particulièrement kiffer, tu vois ? C’est juste un crime, en fait. Pas un fantasme chelou, ni de toi ni de moi. T’as menacé mes animaux, tu me fais du chantage pour que j’ÉCHANGE ma vie super cool contre ta vie de merde–
Le tremblement dans son ton est électrisant. Je ne saurais le décrire, ni ce son enflammé, empoisonné, ni cet effet qu’il me fait là, juste là, à la naissance de la nuque et dans le creux du dos. Sa voix transcende, ses mots transpercent.
L’imprévisibilité de Fiona, mélangée à sa témérité, lui donnent cette saveur, ce soupçon de folie, qui donne envie d’y goûter, ou de la recracher... Fiona et sa folie.
Folie-Fiona.
Fionie-Folla ?
Alors peut-être... peut-être que finalement, je peux encore trouver la transcendance, de la beauté autour de moi.
— Et maintenant... Maintenant, tu veux même pas aller à un putain de date ?!
Je secoue la tête pour secouer mon corps dans le même temps, je ferme les yeux pour ne pas voir cette rage qui éructe d’elle et que je ne comprends pas. Je me détourne d’elle.
— Non, je n’irai pas, répondé-je froidement. Je ne me livre pas à ce genre d’expériences sur les applications de rencontre. Et puis...
L’idée reste prisonnière au fond de ma gorge. Elle ne veut pas sortir, se libérer. Je ne peux m’empêcher d’hésiter, je ne devrais avoir aucune difficulté à l’exprimer, puisqu’elle est sincère.
— Et puis quoi ? gronde-t-elle en se rapprochant de moi.
Je ne la regarde toujours pas, comme si je ne voulais pas lui donner l’impression qu’elle avait de l’importance. À la place, je jette un œil dédaigneux à la photo de la femme qui l’attend sur son téléphone.
— Je ne fais pas ça... comme ça.
Ma phrase meurt dans un murmure, indécent et innocent à la fois. Je sens la menace planer, elle pourrit son regard et se déverse sur moi comme une vague de fiel, mais je l’ignore, je ne veux pas la voir déferler sur moi.
— Comme quoi ?
Je soupire, mais bien parce que je ne sais pas bien quoi faire d’autre.
— Je ne fréquente pas des femmes.
Le silence.
Ce silence est long et froid, comme une lame. Il cisaille ma peau et ma volonté. Il me tétanise, je ne sais pas si je dois le briser, le renforcer ou bien l’annihiler. Mais à elle, il ne lui fait pas peur, je le sens dans sa voix qui tonne comme un orage en sommeil.
— Pas mon problème ça, crache-t-elle avant de tourner les talons. Je m’adapte à ta vie, tu t’adaptes à la mienne, point barre. C’est ton deal, s’agirait de l’assumer.
Elle fait un pas en direction de l’escalier et elle s’arrête.
— Ah, et faut que tu t’mettes bien un truc dans le crâne aussi. J’changerai pas ma vie pour rentrer dans tes cases toutes propres toutes belles, hein. Ça, fallait y réfléchir avant. T’as p’tet misé sur la mauvaise pouliche, ma belle.
Elle ne fait pas volte-face, elle ne bouge pas, mais ses épaules tremblent et sa voix tressaute. Je ne sais pas quelle est l’émotion qui la traverse à cet instant, mais je suis sûre d’une chose.
Elle est plus forte que la mienne, et elle le sera sans doute toujours.
Elle ne le sait probablement pas, mais elle a de la chance. Pouvoir trembler, juste quelques secondes, avec la colère ou la tristesse, le dégoût ou l’abandon, cela doit être tout bonnement...
Divin.
Elle continue, avec le son de sa voix qui s’électrifie dans l’air.
— T’as pas l’air de capter, mais en vrai, c’est toi la p’tite sirène.
Je hausse un sourcil d’étonnement. Je réfléchis à ce dessin animé qu’elle m’a aussi fait découvrir et je cherche désespérément un point commun entre moi et cette jeune fille écervelée prête à prostituer sa voix pour un homme, et j’échoue à le trouver. Mis à part la couleur de nos cheveux, peut-être, mais...
Fiona n’est pas si magnanime, parce que sa sentence tombe, sans douceur, sans prudence :
— C’est toi qui t’es foutue toute seule dans la merde avec ton deal à la con, Ariel. Sauf que moi j’suis pas ton prince, OK ? Et si tu coules, tu coules toute seule.
Elle quitte la pièce sans un regard en arrière. L’air qui se meut dans son sillage est froid, mais pas autant que sa voix.
Et il n’est certainement pas aussi glaçant que son indifférence.
On sent que le ton change avec ce chapitre, on voit les failles de Prudence apparaître et la relation entre les deux femmes évoluer. Le gros point fort c'est la description de leurs sentiments respectifs, les répliques percutantes et le contraste saisissant que tu parviens à créer entre elles.
J'ai particulièrement aimé ce moment où Prudence nous décrit les yeux de Fiona au début de chapitre, elle rend son regard à la fois vivant, vibrant et poétique.
Je suis contente qu'on décèle déjà un petit changement dans le ton et une évolution dans les personnages, la description de leurs émotions et ressentis et dans leur relation aussi. Effectivement cette histoire, c'est beaucoup de blague, de délire, et ça semble ptet difficile à croire mais y a un fond un peu sérieux et un peu plus profond des fois ahah xD
Contente si tu as apprécié ce chapitre et la description des yeux de Fiona par Prudence, merci <3
Et merci pour tes retours, c'est beaucoup trop adorable ;)
Voilà mon chapitre préféré. Il a une tonalité clairement très différente des autres chapitres mais qui m'a rappelé mes meilleures moments à la Table des Sept. La description des sentiments, les dialogues ciselés, c'est un vrai régal. On découvre une profondeur supplémentaire au personnage de Prudence, avec ses failles, ses doutes. Ca la rend d'autant plus intéressante. Sa confrontation avec Fiona est passionnante. Elle est maladroite dans ses tentatives d'entrer en relation, ne trouve pas les bons mots.
On commence à deviner que ton histoire se concentre plus sur la relation entre les deux qu'à l'échange de leurs vies. Très curieux de voir où tu vas nous emmener avec tout ça !
Mes remarques :
"La plupart du temps elle riait" virgule après temps ?
"Comment dire à quelqu’un d’aussi passionné que l’on ne se souvient plus de la dernière fois que l’on a frissonné ?" wow c'est triste et beau cette tournure
"et elle adore Miyasaki, donc c’est forcément quelqu’un de bien." xD
"Le tremblement dans son ton est électrisant. Je ne saurais le décrire, ni ce son enflammé, empoisonné, ni cet effet qu’il me fait là, juste là, à la naissance de la nuque et dans le creux du dos. Sa voix transcende, ses mots transpercent." ça c'est ta plume, ça claque !
"Alors peut-être... peut-être que finalement, je peux encore trouver la transcendance, de la beauté autour de moi." très beau !
"— Je ne fréquente pas des femmes. Le silence. Ce silence est long et froid, comme une lame." ouch
"Elle ne le sait probablement pas, mais elle a de la chance. Pouvoir trembler, juste quelques secondes, avec la colère ou la tristesse, le dégoût ou l’abandon, cela doit être tout bonnement... Divin." magnifique !!
Un plaisir,
A bientôt !
Wow. Je ne me pensais pas que ce chapitre te plairait autant mais tant mieux ahah. Effectivement, on commence à rentrer un peu dans la partie plus "profonde" de l'histoire, qui laisse entrevoir les failles et les faiblesses des personnages. En commençant par Prudence, on se doute bien que pour qu'elle en arrive là, c'est qu'elle a quelques petits soucis dans sa vie quand même ^^
Ca me touche que ce chapitre t'ait rappelé la Table des Sept, malgré le fait que ça n'ait rien à voir mais je trouve chouette si on peut trouver des similitudes entre les textes, notamment avec les dialogues x)
Et tu l'as bien compris : l'histoire va vraiment porter sur la confrontation entre Fiona et Prudence, la différence dans leurs modes de vie, leur façon de voir les choses. En fait, l'échange des vies va servir de décor pour poser des questions sur leur vie, leurs attentes, leurs rêves, mais finalement ce n'est pas le coeur du problème :)
Merci pour ta remarque, je vais corriger ça !
Et merci pour tes notes au fil de la lecture, ça me fait toujours plaisir de connaître les passages qui t'ont particulièrement plu !
"ça c'est ta plume, ça claque !" --> aww merci c'est super gentil !!
Merci beaucoup pour ton commentaire encore une fois et au plaisir de se recroiser ;)
"Et merci pour tes notes au fil de la lecture, ça me fait toujours plaisir de connaître les passages qui t'ont particulièrement plu !" oui j'essaie de le faire de plus en plus dernièrement, je trouve que c'est effectivement assez chouette (=
(Mais wow quelle réactivité dans tes réponses c'est fou xD)
eheh oui, on ne perd pas de temps ^^