FIONA.
Comme si c’était pas assez cliché, l’entreprise de Prudence est à la Défense. Évidemment.
Bon, comme c’est pas trop loin de chez moi – enfin, de chez elle – je vais pas me plaindre. Mais pardon, plus cliché tu meurs. Je crois que je dois m’attendre à crever de cliché à chaque instant, avec celle-là.
Ce matin, c’est censé être le retour de congés de Prudence. Donc y a réunion avec les team leaders, game designers, narrative designers et plein d’autres gens en « er ».
Je marche, je marche, avec mes talons pas hauts qui claquent fort. J’arrive devant la machine à café, j’ai dix minutes d’avance. Déjà, ça pour moi, ça relève de l’exploit. L’autre, elle voulait que j’arrive au moins trois quarts d’heure avant, comme elle. M’enfin, si elle a pas de vie, c’est quand même pas mon problème ? Donc non. Dix minutes d’avance déjà, c’est bien.
Voilà.
Heureusement qu’elle m’a fait un plan détaillé du building et des étages dont je vais me servir. Sinon, la PDG qui demande à la secrétaire où est son bureau, ça la fout mal. J’imagine pas la tronche qu’elle m’aurait tirée, la nana de l’accueil.
J’appuie sur le bouton du café au lait, et je passe la main dans mes cheveux tout neufs tout rouges. C’est vraiment bizarre, mais à chaque fois je peux pas m’empêcher de regarder ma main. Vérifier qu’il y a pas des gouttes rouges qui tombent de mes mèches.
C’est débile. Parce que le concept d’une couleur, c’est que ça reste sur les cheveux, justement. Sinon ça s’appelle une douche.
Et une douche rouge, bah... c’est con ?
— Oh, Miss Wright ! Quel plaisir de vous revoir ! Alors, les vacances ont été bonnes ?
Je me tourne lentement. Je sais pas bien pourquoi, mais je cache le bas de mon visage derrière mon gobelet en carton. J’avale mon café. Et je tousse.
Bah oui. Il est brûlant, puisque je viens de le récupérer depuis genre... trois secondes ? Évidemment.
— Oh, je suis désolé, Miss, s’affole le gamin.
Ça doit être un stagiaire lui, ou un apprenti. Bref un gars qui débute quoi. Parce qu’il est paniqué, il s’active partout, il me tend une main par-ci une main par-là, mais il ose pas me toucher.
Il a bien raison.
— Est-ce que ça va ? Je voulais pas vous surprendre, je suis navré. C’est vrai que le matin...
— Ça va, ça va, je vous remercie, répondé-je doucement, essayant de monter ma voix d’une octave. Tout va bien. Et pour vous répondre, oui, mes vacances se sont bien déroulées. J’ai pu un petit peu... travailler mon français.
Je lui souris derrière mon gobelet, et le p’tit ouvre des grands yeux ronds.
Ah. Oui. C’est vrai. Faut pas sourire. J’annihile tout de suite cette aberration qui déchire mes lèvres et me racle la gorge. J’avais oublié ce détail.
Eh bah... ça va être compliqué d’être une connasse.
— Euh... Oui. C’est vrai que, euh... Votre accent s’est un peu amenuisé, c’est super, ça ! Félicitations !
Je serre la mâchoire pour ne pas sourire, à la place je pose ma voix. Froide, mais plus souple.
— Ah, vous avez remarqué ? Je suis ravie que mes efforts aient porté leurs fruits, je vous remercie.
Bon, le gamin a l’air content. Il part avec sa tête de gaga et rentre dans la salle de réunion.
Faudra pas que j’oublie de rajouter des « ey » et des e muets prononcés de temps en temps quand même. Une anglaise ne devient pas française en deux mois.
Remarque, elle a déjà pas mal de caractéristiques de la française...
L’amabilité, déjà.
Je commence à ricaner dans mon gobelet, mais j’aperçois le regard noir – nan, les lunettes – de Martine dans le hall. Alors je me ravise. Je jette mon gobelet et rentre dans la salle de réunion à mon tour.
Tous les regards se tournent vers moi. Mais c’est pas comme les regards de d’habitude.
C’est pas de l’intérêt, des sourires, des rires qui m’accueillent. C’est pas des visages ouverts et heureux qui attendent ma prochaine vanne. C’est des sourires plaqués, des mines froissées, des yeux globuleux, vides. Certains sont remplis d’un certain intérêt. Mais cet intérêt-là, il est froid, il se compte en euros ou en dollars.
— Bonjour à tous.
Un concert de « bonjour » me répond. Je passe à nouveau une main dans mes mèches de p’tite sirène. Je scrute les regards ahuris, sceptiques ou méfiants.
J’en trouve pas. Bon, mon infiltration a l’air de pas mal fonctionner.
— Alors, c’est quoi l’concept ?
Les globes vides m’encerclent. Martine au coin de la salle me poignarde du regard. Et je me souviens que je suis Prudence.
Pas Fiona.
Prudence.
Pafiona.
Voilà.
Je me racle la gorge.
— I mean, à quoi avez-vous pensé pendant mes vacances ? Je suis sûre que vous avez eu plein d’idées, hm ?
Mais qu’est-ce que je fous ?! Elle lâche jamais des mots entiers en anglais, Prude ? Si ? Bon, je sais plus. Mais faut arrêter les conneries.
Les gens gigotent sur leur chaise. Les doigts pianotent sur la table, sur les tablette ou les carnets. Ils puent tous la nervosité. Mais c’est une tortionnaire l’autre sorcière rouge, ou quoi ?
Je soupire, me caresse le menton. Mes yeux divaguent et tombent sur l’image qui habille l’écran au fond de la salle. Elle est grande, bleu et verte. Elle brille. Elle scintille. Elle donne envie d’abandonner le monde, un peu. Et sauter dedans. Ne plus en ressortir.
Des collines verdoyantes, au loin des ruines de pierre noire. Des forêts infinies. Au centre, la femme guerrière. Cheveux châtain sale. La main dressée vers le ciel, épée tendue en direction du soleil rouge. Un arc dans son dos, avec l’étui où on range les flèches, là – j’ai jamais su comment ça s’appelait ce truc. Au centre, dans les étoiles, l’ombre du visage d’un homme.
Princesse Eterra.
Elle est grande. Courageuse. Splendide. Mais elle est de dos. On ne voit pas son visage. C’est bizarre...
Sans réfléchir, je m’approche. Ignore les regards interrogateurs. Je me plante devant l’affiche du premier volet du jeu vidéo phare. J’ai fait mes recherches hier soir et ce matin dans le métro. J’ai téléchargé le jeu aussi. Évidemment.
Je vais pas créer un jeu que je connais pas, c’est débile.
Soudain, me vient une idée. Je me tourne, manque de sourire. Je ravale mon rictus, et pose ma voix dans la tonalité de l’apathie.
— Bon, à ce que je vois, la reprise semble difficile pour tout le monde. Aussi, je vous propose de faire un petit récapitulatif pour aider tout le monde à se remettre dans le bain. Avant mes congés, on était toujours sur le scénario, donc l’un des scénaristes va me faire un petit résumé du jeu, de son concept, ses personnages et son intrigue.
Je reprends ma respiration mais ça mouline et ça patauge dans ma gorge.
Wow. C’est chiant de blablater longtemps avec des phrases longues sans pause, en fait. Comment elle fait, l’autre ?
Je continue :
— Son dénouement, surtout, évidemment. Ce qui va nous occuper dans les prochaines semaines, ça va être de trouver le concept de cet opus et son scénario.
Enfin, ça c’est ce que Prudence m’a expliqué. Pour fabriquer un jeu vidéo, on commence par bosser le concept : l’histoire, la narration, le gameplay. Pour ça, on a les narrative designers qui écrivent un scénario et les game designers qui bossent la mise en oeuvre. Ils transforment l’histoire en jeu vidéo quoi.
Prudence, elle, elle est game director donc elle chapeaute le tout, elle prend les décisions. Ce qui veut dire qu’elle a le dernier mot. Que j’ai le dernier mot.
— Alors, qui est volontaire pour faire ce petit résumé du premier volet de notre chère et tendre Princesse Eterra ?
Un homme un peu âgé lève une main. Il est du genre Steve Jobs, avec des lunettes bleues et des cheveux. Lui, il est la vieille de la vieille, c’est sûr.
Prudence m’a dit : lui, c’est le pilier. C’est un des scénaristes, le team leader de tout ce qui est intrigue et narration. Mais problème. J’ai oublié son nom. Je tends la main vers lui.
— Je t’en prie, nous t’écoutons.
Un hoquet lui échappe, il me fixe avec des yeux de merlans frits.
Quoi ?
Je lui ai pas proposé de faire une partooze, il me semble. J’ose même pas regarder Martine.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demandé-je froidement, dans une parfaite imitation de la roussouge – enfin je pense.
— Euh, non non, rien. C’est que, euh, Miss... bafouille-t-il. Vous ne nous avez jamais tutoyés avant.
Oh là là. Comment il va me défoncer Martine ce soir dans la voiture. Et Prudence...
Oh. My. God.
Je laisse un petit rire m’échapper.
— Oh, oui, en effet. Je suis navrée. Pendant mes vacances, j’ai pu prendre des cours plus approfondis de langue française, et l’on m’a notamment expliqué que le tutoiement pouvait être utilisé quand des personnes se connaissent depuis un certain temps.. Ça vous dérange que je vous tutoie ?
Vraiment, cette équipe est aussi molle que des poulpes pas grillés. Petit à petit quand même, les hochements de tête gênés commencent. Je crois qu’ils pensent que Prudence a pris de la drogue ce matin, mais bon...
Eh au pire, on s’en fout.
Ils se diront sans doute que la cocaïne a du bon, finalement.
— Alors ? Qui veut bien me faire ce petit résumé de notre super jeu ?
Steve Jobs version timide reprend la main, et tout le monde l’écoute avec attention. Surtout moi.
— Alors, Princesse Eterra, c’est l’histoire d’une jeune princesse à la recherche de ses origines. Sa mère est morte à sa naissance, et son père est porté disparu. Son maître d’armes est là pour l’aider. Il lui a appris à manier les armes et sa magie depuis son enfance et il la guide pas à pas pour obtenir les réponses à ses questions, au milieu de forêts luxuriantes peuplées de créatures, dans des zones hostiles et dangereuses, et...
Je balaie la longue liste avec la main. Ça cliquette quand mes bracelets – enfin, les bracelets de Prudence – en argent s’entrechoquent.
— D’accord, d’accord. Et donc, à la fin du premier opus, rappelle-nous, dans quelle situation elle est, notre princesse préférée ?
— Eh bien, elle a affronté la reine des Harpies, Sygil. Elle a gagné le combat mais Sygil n’étant pas anéantie, elle n’avait pas dit son dernier mot. Avant de la renvoyer d’où elle vient, cette dernière lui dit que c’est elle qui détient son père, mais qu’elle ne pourra jamais le libérer. Pour s’assurer qu’Eterra n’y parvienne pas, elle la prive de ses souvenirs et par conséquent, de ses sentiments. Et donc, avant de partir à la recherche de son père, notre princesse doit d’abord retrouver ses sentiments. Pour ça–
— Attendez, le coupé-je. Ne me dites pas que c’est le maître d’armes, là – comment il s’appelle déjà ?
Un murmure me provient du fond de la salle, je crois voir les lèvres d’une jeune femme à lunettes – ils ont tous des lunettes ici, les écrans j’imagine – à l’air socialement handicapée bouger lentement...
Je capte ce qu’elle dit, ça me rappelle quelque chose, et je la remercie intérieurement.
— Oui, Célézar, c’est ça. Ne me dites pas que le plan serait que ce soit Céléazar qui l’aide à retrouver ses sentiments, comme de par hasard ?
Devant mon ton mielleux et moqueur, Steve Jobs version Wish me regarde avec des yeux comme des soucoupes. Comme tous les gens gris, noirs et blancs de la salle, d’ailleurs.
— Mais... Mais...
Le bégaiement vient de la jeune femme à lunettes qui avait murmuré le nom du personnage. Elle tremblote sur sa chaise en tournicotant ses cheveux autour de ses doigts.
J’me souviens de sa tête avec le trombinoscope de Prupru. Elle, c’est une des game designers, la team leader chargée de l’animation des personnages. Ou personnification des animaux. J’sais plus. Bref, un truc comme ça.
— Mais... C’est vous qui aviez dit que ce serait le meilleur candidat pour–
— Pour quoi, hm ? l’interrompé-je. Pour conquérir le cœur de la princesse ?
La pauvre fille hoche la tête, et j’ai un petit peu envie de la gifler pour calmer ses tremblements.
Evidemment, je le fais pas. Au lieu de ça, je soupire. Je passe une main sur mes yeux. Puis je pose mes mains à plat sur la table. Les regards sont ancrés sur moi.
C’est plutôt agréable.
— Bon. Vous savez, pendant mes vacances, je n’ai pas fait qu’approfondir mon français, j’ai beaucoup réfléchi, et...
Ils boivent mes paroles, je le vois. On dirait que je suis coincée dans un bocal de poissons rouges morts avec toutes les têtes flottantes tournées vers moi.
Alors je continue, pour les épargner.
— Donc changement de programme pour vous les scénaristes, je suis navrée. J’ai changé d’avis.
Les bouches s’entrouvrent et les yeux clignent en concert. Miss Prudence Wright doit pas changer d’avis souvent. Mais moi, je suis sûre d’un truc : Miss Wright is wrong.
Bah ça aussi, ça va changer.
Je laisse un sourire s’éclipser. Ce même sourire que je lui avais vu le jour de notre rencontre. Celui qui annonce un cataclysme.
— Je crois que notre chère princesse mérite mieux que ça. Qu’en pensez-vous ?