5 - Quelque chose vacillait

La salle de réunion était surchauffée. L’équipe du projet Paillettes brillait surtout par ses cernes et son enthousiasme forcé. Le kick-off du projet du 25, renommé en projet Paillettes - merci le service com' pour leurs noms de projets toujours aussi clinquants - avait eu lieu la veille. Nora était la cheffe de mission, mais Sophie tenait à rappeler à tous qu’elle tirait les ficelles.

 Nora feuilletait le brief du jour, l’oreille distraite, les pensées déjà trop nombreuses pour la journée qui s’annonçait.

— … donc, la présentation du concept devra être prête mardi au plus tard. Et les premiers visuels… hier, probablement, ironisa Sophie.

Nora leva les yeux. Robe impeccable, un parfum sec, Sophie souriait, affichant l'assurance de se savoir autant respectée que crainte.

Elle devrait reprendre le contrôle. Ne pas la laisser occuper le terrain. Dans la salle, deux chefs de pôle et le visage qu’elle avait redécouvert la veille au kick-off : Mael. Elle lui lança un regard.

— Mael, tu peux prendre le lead sur le benchmark ?

— Avec plaisir. Je peux m'appuyer sur ce que tu as déjà initié, si ça te va ?

Il avait dit ça en se tournant vers elle, avec un sourire qui aurait pu faire fondre un comité de direction. Vingt-cinq ans, silhouette élancée, mèche rebelle savamment négligée et regard clair à faire vaciller les certitudes. Une énergie tranquille, trop assurée pour être candide. Nora répondit d’un bref hochement de tête. Elle ne leva même pas les yeux de ses notes.

— Je t’enverrai ce que j’ai, dit-elle.

— Parfait. Je te proposerai des idées avant ce soir, alors.

Ils en avaient pour la journée. Aucune illusion. Nora se tourna vers Sophie, le regard affûté. Une expression lui vint : ménager la chèvre et le chou. Elle sourit intérieurement. Lui donner de l'importance tout en gardant les rênes. Ce projet n’avait qu’un jour d’existence et elle avait déjà l’impression de marcher sur des braises.

— Sans ta vision sur Orzella, ça n’aurait pas aussi bien fonctionné. Tu veux qu’on travaille ensemble les scénarios du concept, Sophie ?

Une lueur dans les yeux. Elle était flattée. Bingo!

 

Ils passèrent la matinée plongés dans leurs écrans. Une notification. Le livreur de sushis était là. L’unique avantage à bosser le week-end : les repas offerts par la boîte.

— Je descends prendre le repas, lança-t-elle en claquant son ordi.

— Je viens t'aider, souffla Mael, déjà debout.

Ils montèrent ensemble dans l’ascenseur. Mael juste derrière elle. Nora sentit son regard sur sa nuque mais garda la tête haute.

— Pas trop stressée par ce projet ? murmura-t-il, soudain plus complice.

Elle n’avait que des souvenirs flous de lui. Un post-it sur son écran, le kick-off de la veille. C’était tout.

Ne me dis pas que j’ai merdé avec lui et que je m’en souviens plus…

Il ajouta, plus bas :

— Et si tu veux, on pourrait brainstormer autour d’un verre ?

Fuck. Elle se figea. Non par gêne. Par fatigue.

Je sais déjà la résolution que je vais devoir renouveler au Nouvel An : ne plus finir avec des mecs de moins de trente ans.

Ce genre de propositions, elle en avait eu. Dans d’autres bureaux, d’autres couloirs, d’autres open spaces. Elle avait souvent dit oui, parfois non. Mais aujourd’hui, elle se sentait aussi lassée qu’une actrice dans un film qu’elle n’avait plus envie de jouer.

— Merci, mais j’ai déjà un plan pour ce soir, répondit-elle.

Le plan, c’était rentrer. Peut-être pleurer. Probablement ne rien faire. Mais c’était déjà assez.

 

Quand elle sortit du bureau, il faisait nuit. 19h43. Elle avait pensé reprendre une idée d'un de ses projets de l'an dernier. Mais impossible de retrouver le nom... Trou noir. Son coeur avait fait un bond. Encore un oubli ? Non. Non ! C’était surtout le signal qu’il fallait rentrer chez elle et se coucher.

Arrivée en bas de son immeuble, elle sentit la fatigue couler dans ses bras comme du béton tiède. Et bien sûr, il était là.

Assis sur les marches, deux gobelets de tisanes fumants à côté de lui. Il avait changé de pull. Un renard dans une boule à neige. Forcément.

Il se leva en la voyant approcher, sans mot, juste ce sourire tranquille qui commençait à lui devenir étrangement familier.

— T’es encore là ? soupira-t-elle.

— J’avais promis. Même endroit.

— Tu sais que n’importe quelle femme censée sur Terre aurait déjà appelé la police, non ?

Il haussa les épaules.

— Probablement. Alors pourquoi tu l’as pas fait ?

Elle s’arrêta. Le regarda.

— Je me le demande. Peut-être parce que t’as une bonne tête. Peut-être parce que j’ai pas eu le temps. Peut-être parce qu’une partie de moi a trouvé ça… rassurant.

Il lui tendit une tasse. Elle la prit sans protester, ses doigts gelés s’y agrippant avec soulagement.

— Ou peut-être que t’es complètement dérangé et moi encore plus. Qui sait.

— Je ne te trouve pas dérangée, dit-t-il simplement.

Ils restèrent un instant dans cette bulle de nuit. Le froid rosissait ses joues. Il souffla sur ses mains et se tourna vers elle :

— Mais vraiment, pourquoi t’es pas partie en courant, la première fois ? Quand t’es rentrée chez toi. Et que j’étais là.

Elle leva les yeux. Son regard la cueillit net. Pas insistant. Pas suppliant. Juste là, calme et fixe, dessinant un fil invisible tendu entre leurs deux souffles. Ils étaient proches. Mais ça ne la dérangea pas.

— Parce que je n’ai pas eu peur. Pas un instant. C’est étrange, non ?

Il hocha la tête lentement. Cette réponse lui suffisait.

 

Un musicien passait dans la rue. Une guitare douce, une voix rauque. Big Jet Plane. Elle retint son souffle. Lui, battait la mesure du bout des doigts, sur son gobelet.

— Tu reconnais ?

— Angus and Julia Stone, murmura-t-il. C’est rare de l’entendre.

Elle ne répondit pas. C’était sa chanson. Celle qu’elle mettait en boucle à vingt-huit ans, quand elle rêvait déjà de tout plaquer. Celle qu’elle n’avait jamais osé partager.

— J’ai toujours imaginé la mer quand je l’écoutais, dit-elle sans y penser. La mer ou un aéroport vide, de nuit. Dans une ville inconnue.

Il ne dit rien. Mais son silence était une écoute pleine. Elle ferma les yeux un instant. La musique, l’air frais, la boisson encore chaude dans les mains, la fatigue… et lui. Quelque chose vacillait. Elle rouvrit les yeux.

— Demain, si tu es là… on pourrait continuer notre balade.

Il acquiesça, sans rien ajouter. Elle se leva et monta les marches jusqu’à son immeuble. Et cette nuit-là, entre deux rêves trop flous, elle revit les yeux gris de Mael… et le sourire tranquille de Solal. N’avait-il pas une légère fossette sur la joue gauche ?

Elle pourrait vérifier. Demain.

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ClementNobrad
Posté le 21/07/2025
Salutations Fury,
18h31, j'écris ce commentaire.
"— Tu sais que n’importe quelle femme censée sur Terre aurait déjà appelé la police, non ?" Enfin, enfin, enfin ! Une remarque sensée dans cette journée de brainstorming et autre anglicisme que je ne connais pas. Je devrais demander à une certaine maman de me donner des explications supplémentaires.
Bon, le triangle amoureux s'annonce. La folle, le cinglé et le pervers au post-it. Ça promet. Il me fait un peu de la peine le psychopathe romantique à attendre sa dulcinée sur les marches toute la journée juste pour lui remettre sa tasse. En plus d'être désespéré, il est certainement chômeur. Pas le meilleur des profils, convenons-en, pour un téléfilm où les maisons brillent de neige artificielle. D'ailleurs, il a appris comment le digicode pour rentrer dans l'immeuble ? Il guette les petites vieilles pour passer derrière elles ? On n'est plus à un mystère près !
Je n'ai rien compris à leur mission de travail au petit groupe là, sauf qu'ils bouffent des sushis au frais de la boîte. Rien que pour ça, il faut garder le job !
Bon Nora, il faudra choisir entre ces deux hommes parfaits. Je sais, je sais, le choix est compliqué.

A très vite ! (La prochaine fois, mange des ramens quand c'est payé par la patronne)

18h38. Fin du message.
RedFuryFox
Posté le 28/07/2025
Yo Clem !

Tu me fais penser au pote qui regarde à côté de toi une comédie romantique avec une bière à la main, en commentant à voix haute à quel point l’héroïne est trop naïve. Et tu sais quoi ? T’as pas tort.
On a là un triangle amoureux entre une trentenaire paumée, un stalker au regard bienveillant et un junior qui pense que laisser un post-it, c’est du flirt vintage.
C’est un crossover entre Love Actually, You, et une histoire de burn-out chez McKinsey.

Mais t’as vu ? On progresse. Elle le dit : "N’importe quelle femme censée aurait déjà appelé la police." Il y a une lucidité qui émerge entre deux cafés cannelle-châtaigne.
Et c’est là que le pote à la bière hurle : "Mais c’est n’importe quoi ! C’est juste parce qu’il est beau gosse qu’elle s’enfuit pas !"
Okay, je te l’accorde. Mais pas que. La suite nous le dira :)

Quant à Solal… non, il n’est pas chômeur. Il est hors système. Le digicode ? Volé à un écureuil télépathe. Ou alors… il est juste toujours là où il faut.

Pour les ramens, bien noté. Tant qu’il n’y a ni bleu, ni confiture de figue.
Accroche-toi pour Paillettes Corp : plongée sans filtre dans le monde merveilleux de la startup. Faudra sans doute lisser ça un peu à la réécriture - mais le sushi reste payé par la boîte.

Red, 23h55. Fin de transmission.
Syanelys
Posté le 16/05/2025
Hey !

Tu jettes des paillettes plein les yeux des lecteurs qui découvrent les joies du monde de l'entreprise. Nora continue de sacrifier sa vie perso pour atteindre l'objectif de la veille sans oublier celui du jour à faire le lendemain : un joli serpent qui se mord la queue alors qu'elle devrait courir deux lapins pour n'en attraper aucun :p

J'ai beaucoup aimé le rush de la journée récompensé par l'accalmie de la soirée. Dommage que Nora n'ait pas accepté le verre de Mael, rien que pour avoir la réaction du Solal :p

Chapitre toujours fluide, plaisant à lire ! Continue sur cette lancée :)

A bientôt !
RedFuryFox
Posté le 17/05/2025
Hey Syanelys !
Oui, je voulais absolument dépeindre ce monde de l'entreprise qui nous fait nous perdre un peu plus chaque jour : où tout est à faire pour la veille et où les relations se veulent "friendly" en façade mais assassines dans l'ombre.
J'ai beaucoup ri à ton commentaire sur le verre avec Mael et la réaction de Solal ! Je vois qu’on partage ce petit plaisir sadique de torturer nos personnages juste ce qu’il faut… 😏
J’espère que la suite continuera de te plaire, hihi !
Ardichi
Posté le 10/05/2025
Coucou !
Toujours un plaisir de te lire vraiment :)
J'aime beaucoup le contraste de la journée agitée avec celle du soir calme, apaisante, qui plus est sur un p'tit air musical.
Je suis allé écouter du coup ;p et c'est bien dans le ton de l'ambiance.
Plus je continue à lire, plus je reste convaincu de tu sais quoi (d'ailleurs t’as bien reçu mon MP ?)
Bref, continue de nous faire rêver, ça fait du bien... Et ce rêve (j’allais oublier), on en parle ? Elle devrait lever le pied au boulot, la pauvre :)
Belle continuation à toi.
À très vite.
RedFuryFox
Posté le 10/05/2025
Merci Ardichi pour ces mots d’encouragement, ça me touche beaucoup que ça te fasse un peu rêver (moi j’ai cette histoire qui me trotte sans cesse dans la tête, je n’en dors plus 🤣)
Mais non! Tu m’as envoyé un MP? Bigre, mais en fait j’ai absolument aucune idée de comment envoyer et lire ses messages sur la plateforme ! Je fais comment ? 😅
Ardichi
Posté le 10/05/2025
Merci à toi surtout pour ton partage !
Ouais, je connais très bien et je te comprends, ça me fait pareil. L'histoire ne quitte plus nos têtes ;) C'est aussi pour ça, je pense, que ton roman me parle, c'est pur et sincère dans sa démarche.
Pour le MP, tu vas sur le profil de la personne et il y a un lien "contacter le membre", par contre je n'en ai jamais reçu, donc je ne sais pas où tu le réceptionnes, très certainement dans "mes actualisations" où nos notifications apparaissent (mais très vite noyé par les nouvelles notifs, donc c’est un coup, je t’ai écrit un roman dans le vent... T_T)
Tiens-moi au courant, je t’en réécrirai un s’il le faut.
Et pour finir, dors ! Ton écriture a besoin que tu sois reposé ;p
Ou sinon, un Solal va venir avec un pull de Noël tricoté ;)
RedFuryFox
Posté le 11/05/2025
Ok j'ai trouvé ! En fait y'a un problème technique avec les mails de manière générale sur la plateforme. Donc je pense que ton message s'est bel et bien perdu :( Du coup je me suis mise sur le Discord (et ça a l'air pas mal !)
Hylla
Posté le 08/05/2025
Hello :)

Ca m'a fait rire le projet Paillettes ! Et quand je vois le nom de l'autre, parfois je beugue et je me demande si on n'est pas dans la même boîte dans notre vraie vie ^^

Toujours aussi chouette sur plein d'aspects. Quand je lis sur PA, chapitre par chapitre oblige, je n'ai pas de vision d'ensemble sur le texte avec la possibilité de t'adresser, avec du recul sur l'ensemble, des remarques. Donc je vais dire quelque chose là qui, peut-être, sera à nuancer selon la suite à venir, et c'est en lien avec cette sacro-sainte romance (eh oui, je t'avais prévenue je suis une adepte du genre XD mais je lis aussi d'autres choses ^^) : sur ce début, j'ai l'impression que le plus gros de la tension narrative et des enjeux n'est pas dans la romance. Que finalement, celle-ci est plus repoussée que problématique : Solal est attachant (j'adore l'idée des pulls de Noël, d'ailleurs), et même si perso, j'aurais détallé de mon appartement dès la première fois et demandé à la justice une obligation de mise à distance pour harcèlement, Nora elle l'accepte. Donc, le plus gros obstacle au début de leur relation, là, c'est qu'elle ne se donne pas le temps de rencontrer vraiment Solal. Donc, le plus gros obstacle, c'est Nora (et son travail). Donc, le plus gros problème dramaturgique, à ce stade de l'histoire, c'est que Nora ne sait pas mettre des limites dans sa vie professionnelle, ce qui a des incidences sur sa vie privée.

Et c'est un très chouette sujet, je ne dis pas le contraire :) (et d'ailleurs, je comprends mieux pourquoi c'est Millénaire que tu as commencé à lire par chez moi)
Je ne sais pas où tu en es dans l'écriture, et si tu es au premier jet, vraiment, continue sur ta lancée, et tu auras tout le temps en réécriture de voir où tu veux vraiment aller : sur une romance entre Nora et Solal ? Auquel cas, il pourrait y avoir plus de tension dans leur duo, ce qui pourrait être amené de plein de façons (par exemple, Nora ne tolère pas qu'il l'attende / Et lui, en lien avec mon commentaire précédent, à voir selon ce que tu développes pour Mario Poppino). Une histoire davantage de littérature contemporaine, avec une intrigue amoureuse ? Auquel cas, le choix par exemple d'une narration au passé n'est pas un problème (pour revenir sur mon commentaire du début du roman). Auquel cas aussi, je comprends absolument que Paillettes & cie puisse prendre de la place à l'avenir dans cette histoire.

C'est plus une réflexion en l'air de ma part, donc, j'ai hâte de savoir la suite pour voir comment tu calibreras tout ça mais en tout cas, à la lecture je trouve très chouette. Où en es-tu dans l'écriture ?

Car si tu veux des retours tu as compris je suis là pour en faire, mais l'important si tu en es au premier jet, c'est que tu ailles au bout pour voir ensuite ce qu'est ton histoire, et je ne voudrais pas que mes retours t'influencent trop dans l'écriture du premier jet.
RedFuryFox
Posté le 08/05/2025
Hello Hylla !

Merci mille fois pour ton retour !!
Ahaha ce serait fou qu'on bosse dans la même boîte, la mienne commence par un O 🙊
Tu mets parfaitement le doigt sur ce que j’essaie d’explorer : le vrai obstacle, c’est Nora elle-même, et son incapacité à se poser, à s’écouter. Elle est en pleine fuite en avant. Dans ce contexte, impossible de vraiment aimer si elle ne s'est pas retrouvée. Ce n’est pas un "méchant" extérieur ou une tension amoureuse classique. Elle est son propre démon :p
Du coup, la romance pourrait apparaître comme une récompense… mais en même temps, je veux vraiment que l’histoire tourne autour de leur dynamique relationnelle. Est-ce que c’est de la littérature contemporaine ou une romance ? Pour l’instant, c’est encore un peu flou, tu as raison !
Je suis en plein premier jet, donc j’avance avec pas mal d’intuition (et un plan façon cellule d'investigation à la recherche d'un tueur en série !).
Je prends tes remarques comme des pistes précieuses à garder pour la réécriture, sans que ça me bloque maintenant. Et je te remercie vraiment pour tes retours que je trouve hyper pertinents (d'autant plus après avoir commencé Millénaire et découvert ta superbe plume!).
Encore merci pour ton message, j’ai hâte de te lire davantage et aussi de te partager la suite côté Nora.
PS: Mario Poppino, j'en ris encore 🤣
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