Ahmad, les mains sales et poussiéreuses, termine de rafistoler les vieux objets cassés, leur rendant un semblant d’état d’origine. Il les rassemble dans un vieux drap, les charge sur son épaule, ses muscles tendus par l’effort. "J’y vais, mère. J’espère vendre tout ça et vous ramener un bon repas copieux ce soir. À plus." Il réajuste le drap sur son dos, sous l’œil à peine visible de sa sœur derrière le rideau, puis entame sa marche vers la rue marchande, là où les étals, les odeurs et les cris des vendeurs se mélangent dans l’ambiance de la foule animée. Layla, toujours collée à son arbre, comme s’est collé à elle cet étrange sentiment de respect et d’admiration, décide de le suivre discrètement. Elle est obnubilée, comme un enfant devant un écran, oubliant le temps… s’oubliant elle-même. Telle une enquêtrice, elle suit Ahmad à travers les rues bruyantes, zigzaguant entre les stands de fruits et légumes colorés, entre les tissus et habits soigneusement présentés. La chaleur de la fin de journée persiste, mais elle reste concentrée sur lui, aux aguets, veillant à garder une distance suffisante. Ahmad s’arrête à plusieurs reprises, proposant timidement ses objets réparés aux vendeurs et aux passants. Le cœur serré, Layla assiste aux multiples refus, aux regards dédaigneux qui en disent long, aux secousses de tête et aux paroles froides, pleines de jugement, de ceux qui pensent qu’il n’est qu’un parasite faisant fuir d’éventuels clients. En retour, elle le voit leur répondre d’un sourire feint, en silence. Quoi qu’ils pensent, le garçon reste déterminé à offrir, comme promis, un bon repas aux siens. Ahmad s’arrête enfin, pose son drap à même le sol et étale ses bric-à-brac. Il attend. Personne ne s’arrête. Finalement, il se lève et propose ses services pour décharger ou remballer les marchandises des commerçants, tout en jetant de temps en temps un œil à son étal de fortune. Quelques-uns acceptent, lui donnant quelques pièces en échange, mais ce sont des sommes dérisoires comparées au travail fourni. Ahmad ne s’en plaint pas. C’est mieux que rien, se dit-il, et il accepte sans broncher, bien qu’il sache que certains profitent de sa situation précaire et de son jeune âge. Il continue sa quête, allant de commerçant en commerçant, jusqu’à ce qu’une lueur d’espoir apparaisse. Un homme et son épouse s’arrêtent devant ses babioles, ils semblent fascinés par ses réparations, comme s’ils ne s’attendaient pas à voir de tels objets retrouver une seconde vie. L’homme s’adresse à Ahmad. "C’est toi qui répares cela ? C’est très ingénieux. La plupart semblaient bons pour la poubelle… mais tu t’en es très bien sorti." Il sort quelques billets de sa poche et les tend au garçon. "C'est pour toi." Ahmad le regarde, légèrement confus. Il croit comprendre le geste mais préfère s'en assurer. "Qu'est-ce que c'est, monsieur ?" L'homme lui répond avec bienveillance. "Une aumône... ou une aide. Pour ton joli travail. Tu le mérites." Un silence. Ce n’est ni de l’orgueil ni une fierté mal placée. C’est une volonté. Pure, presque sacrée. Le regard d'Ahmad vacille un instant, se baisse, puis revient, déterminé. "Non merci." Sa voix est douce, mais ferme. "C'est très généreux de votre part, mais je ne peux pas accepter. Je vends des marchandises... ou bien mes services, monsieur. Je ne mendie pas." L'homme reste figé un instant, surpris d'entendre cela de la bouche d'un adolescent, puis hoche la tête lentement. "Je comprends. C'est tout à ton honneur." Il réfléchit, jette un œil à l’ensemble des objets posés sur la toile. Il veut quand même l’aider, en respectant son choix. "Combien pour tout ça ?" Ahmad, après un calcul rapide, lui répond calmement. "Il y en a pour 15 et... disons 15 dirhams en tout." L'homme n'ajoute rien, mais achète la totalité des objets. Il semble songeur, presque ému, mais surtout étonné qu'un jeune garçon refuse une aumône de 400 dirhams pour se contenter des 15 qu'il estime être le juste prix. Ahmad, heureux de cette transaction, regarde vers le ciel, reconnaissant, puis lève ses deux mains en guise de remerciement. L'argent en poche, il s'éloigne, les pas légers, son cœur l'étant plus encore, en direction des stands de nourriture, prêt à offrir à sa famille ce qu'il leur avait promis. Layla, toujours dissimulée dans la foule, observe cette scène, les larmes lui montant aux yeux. Une émotion qu'elle ne saurait nommer noue sa gorge, comprime sa poitrine. Elle est profondément bouleversée par la dignité d'Ahmad, frappée par la force tranquille et mystérieuse avec laquelle il a tenu tête devant la facilité, préférant la noblesse de l'effort à l'humiliation de l'aumône. Ses yeux se baissent un instant, comme si elle venait d'être témoin de quelque chose de trop grand pour elle, quelque chose de rare. Se sentant petite, très petite, presque honteuse de son monde, de ses évidences, de tout ce qu’elle croyait savoir. Elle repense à ses propres plaintes, un repas froid, une mauvaise note, une remarque de trop… Tout cela maintenant lui semble dérisoire. Quelque chose se fissure, laissant échapper dans son silence, qu’elle garde en elle, un regard nouveau sur la vie, comme si une nouvelle Layla venait de naître… Peut-être est-il temps de voir le monde autrement. Peut-être est-ce le moment de sortir de l'ombre et de ne plus se contenter d'être une spectatrice, se dit-elle, mais cela l'effraie. Un doute s'installe, un besoin de comprendre ce qu'elle ressent vraiment. Elle se déplace et se cache derrière un stand, son cœur battant plus fort, envahie par une sensation étrange, une admiration mêlée de confusion, ainsi qu'une introspection teintée de doute. Elle se demande alors. Que faire de cette vérité nouvelle ? Elle le suit du regard tandis qu'il choisit avec soin les plats qu'il emportera pour sa famille. Il porte sur ses épaules le poids des siens, mais avec une grâce silencieuse, sans jamais plier. Tout en lui, ses gestes mesurés, son abnégation, son regard droit, son refus de l'aumône, résonnent profondément en elle. Quelque chose s'est réveillé, comme un déclic, une révélation inspirée. Elle n’a plus envie de rester à l’écart, simple témoin d’un monde qu’elle ne comprend qu’à moitié. Ce garçon, sa force discrète, l’appelle à se redéfinir. Alors elle s'avance. Un pas, puis un autre. Elle sort enfin de l'ombre, le cœur battant, les joues pourpres, prête à lui parler. "Ahmad..." souffle-t-elle, presque hésitante. Il se retourne lentement, les sourcils légèrement froncés, interrogateur. En la voyant, une ombre d'inquiétude traverse son regard. Que faisait-elle là, à l'observer en silence ? Et depuis combien de temps ? Ce n'était pas normal. Et pourtant, il ne se braque pas car à vrai dire il n'a rien à cacher... Il n'a jamais vécu pour lui-même. Layla baisse les yeux un instant, un peu déstabilisée. "Je... désolée. Je ne voulais pas te surprendre." Elle marque une pause. Sa voix est douce, pleine de retenue. "Je t'ai vu... tout à l'heure. C'était..." Les mots se perdent, elle ne sait pas comment finir, incapable de formuler tout ce qu'elle a ressenti. Ahmad la fixe, intrigué, mais son regard s'adoucit, comme une invitation à poursuivre. Elle relève les yeux, toujours confuse, cherchant ses mots. "Je... Je voulais juste comprendre," tentant de justifier son attitude. Un silence, puis un aveu maladroit, mais sincère, comme si les mots étaient trop simples pour décrire ce qu'elle ressent. "C’est beau, ce que tu fais. Ce que tu fais pour ta famille." Ahmad baisse spontanément les yeux vers les quelques pièces qu'il serre encore dans sa main, ce geste lui rappelant pourquoi il est là. Le silence est soudainement interrompu par un bruit... intime, presque honteux. Le ventre de Layla gronde, une protestation muette de la faim qu'elle avait ignorée jusque-là. Son cœur s'emballe, un embarras presque enfantin, comme si ce simple bruit révélait toute sa fragilité. Elle devient écarlate, l'air honteuse. Ahmad, lui, esquisse un sourire, non pas moqueur, mais plein de tendresse pudique. Il ne connaît que trop bien la sensation d'un estomac vide. Il se tourne vers le vendeur. "Rajoutez-moi un repas, s'il vous plaît." Il récupère le plat, puis se tourne vers Layla. "Tu as l'air d'avoir faim. Tu es mon invitée... Et je n'accepte aucun refus." Son ton est amical mais déterminé. Pas un ordre, pas une pitié, juste une évidence, comme un prolongement de ce qu'il est. Déconcertée par tant de générosité, Layla sent la chaleur envahir ses joues. Elle hésite, ses yeux fuyants trahissant son malaise. Doucement, elle secoue la tête, comme pour repousser cette bienveillance qu'elle n'ose recevoir. "Je... je ne peux pas accepter," proteste-t-elle faiblement. "Tu as travaillé si dur pour cet argent. Je ne peux pas..." Elle s'interrompt, voyant qu'il lui tend le repas avec une lueur sincère dans son regard. Elle est déstabilisée par ce geste, son cœur bat plus fort, une rougeur se diffuse sur ses joues, s'intensifiant à chaque grondement discret de son ventre affamé. Elle ouvre la bouche pour refuser, mais les yeux d'Ahmad, pleins de bienveillance, la paralysent. Comment refuser une telle générosité ? Elle ferme les yeux un instant, comme pour se donner du courage, puis tend la main. Sa paume rencontre l'assiette, un acte presque symbolique de sa résignation douce, remerciant Ahmad avec une gratitude muette, avant de reprendre. "Il... il faut que je rentre maintenant." Elle baisse les yeux, gênée. "Merci... pour tout." Elle fait un pas en arrière, prête à partir comme une voleuse, mais Ahmad l'interpelle d'un sourire chaleureux. "Où vas-tu ? Tu ne vas pas manger toute seule quand même. Accompagne-moi, tu mangeras avec ma mère et ma sœur." Il ne lui laisse pas le temps de répondre et commence à prendre la direction du retour vers sa maison. Layla reste un instant confuse, la surprise traversant ses yeux, hésitante, mais après une brève réflexion, se décide. Ses pas, réticents au début, se transforment en une marche plus assurée. La décision qu'elle vient de prendre la surprend elle-même, son cœur bat plus vite, un léger tremblement d'excitation et d'appréhension s'emparant d'elle, comme si elle était à cet instant, devenue actrice et plus simple spectatrice... Ce moment, cette rencontre, lui ouvre une nouvelle porte, une voie vers ce qu’elle devine enfin être... la dignité du silence.
Merci infiniment pour ton retour sincère, surtout pour le gimmick, déjà, tu m'apprends un mot, et puis tu as 100 % raison, je voulais mettre une signature dans chaque chapitre mais si ça n'apporte rien au récit, ça n'a pas sa place. Soit j'arrive à l'intégrer naturellement, soit il passera à la guillotine lors de la réécriture.
Je te remercie beaucoup de relever ce qui nuit à la cohésion du texte, ceci est un premier jet (d'un débutant qui plus est), donc ton commentaire vaut de l'or 🤗
Tu risques d'en voir d'autres gimmicks, que j'ai placés de manière forcée :/ mais j'ai pris note de l'erreur ;)
Pour la géolocalisation, je ne l'aborde pas directement par choix, de même que la temporalité ou la description physique des personnages, je souhaite rendre le récit le plus universel possible et surtout laisser les lecteurs avec leur imagination.
Mais tu soulignes le Maroc, c'est tout sauf anodin, j'y suis établi depuis quelques années maintenant, donc c'est clairement ma source d'inspiration première.
Les mouvements dansants dans les points de vue sont dus à ma méconnaissance littéraire et à l'abondance de films/séries que j'ai regardés ;p à moi de rendre ça digeste d'une manière ou d'une autre.
En tout cas, je suis content que l'ambiance et les émotions t’aient plu, ainsi que ce brave Ahmad :)
Merci encore pour tout et n'hésite surtout pas à pointer ce qui ne va pas, je cherche à m'améliorer et je projette une réécriture, donc même si le changement ne s'opère pas maintenant, j'en prends compte.
À très bientôt j'espère, et bonne lecture à toi !
Et j'aime beaucoup ce début de relation entre eux !
Merci beaucoup pour ton retour.
Tu expliques plus ou moins ma méthode avant l'écriture ;p
Après avoir réfléchi aux grandes lignes des prochains chapitres pour garder une certaine cohérence, je m'imagine les scènes comme si je les voyais en film ou série (chaque petit détail compte).
Puis je me refais la scène en incarnant chaque personnage, ce qu'ils ressentent, ce qu'ils aimeraient dire etc.
Puis seulement je commence à essayer de le retranscrire.
Donc ton commentaire me touche profondément, car tu as vu la scène et en plus tu l'as ressentie.
Je suis chargé au max de la motiv quand je lis ceci, merci encore :)
J'espère arriver à continuer dans cette voie, et que leur relation continuera à te plaire.
À très bientôt j'espère !
Concernant l'espoir en l'humanité, Ahmad est un peu un idéal, on ne va pas se le cacher, mais j'ai vu des enfants agir comme ça, et ça m'a giflé sur le coup. Il vient te vendre quelques bonbons et moi je lui donne quelques pièces sans prendre les bonbons, juste pour aider, mais lui, il pose quand même les bonbons et s'en va avec sa dignité. J'ai vécu cette scène, j'ai essayé de la retranscrire.
Malheureusement, je n'ai jamais appris l'écriture et je n'ai quasiment rien lu, donc je n'ai pas de boussole pour savoir comment se définit normalement un personnage ; je fais selon mon ressenti. Merci d'avoir fait l'effort de continuer la lecture malgré que tu aies eu du mal à rentrer dans l'histoire au début.
Pour finir, je suis ravi que tu as ressenti ce grand calme :) ce que j'appelle modestement le bruit du silence.
N'hésite surtout pas à me faire des retours si tu constates de trop grosses lenteurs ou autre problème qu'est censée connaître toute personne qui écrit :p
Bonne lecture à toi et merci encore.
Merci pour tes mots, c’est encourageant, surtout venant de quelqu’un qui connaît les fondements de l’écriture, si je peux appeler cela comme ça :)
Merci encore et au plaisir de faire plaisir.
Bonne lecture et continuation.
Des mots naissent, sans savoir ce que deviendra cette progéniture,
Notre vraie richesse, se trouve dans nos différences,
Ma plume d'Ardèche, te tire toute sa révérence.
Merci à toi surtout :)